6. Retour à Paris
Les rues étaient animées devant le Bon Marché ce matin-là. Un afflux importants de pèlerins se massait 13 Rue du Bac, et chacun se signait devant la grande statue de la Vierge qui souriait à tous ces gens venus la visiter.
Tom, lui, grommelait contre ces touristes qui marchaient sur la route même, freinant la circulation. Derrière, collée à la vitre, Madeleine observait cette joyeuse cohue, respirant à pleins poumons comme si elle pouvait déjà sentir l'air parisien.
Elle était chez elle. Enfin.
Le chauffeur se gara dans une petite rue déserte, délaça la malle des filets qui l'empêchaient de tomber et la déposa devant une vitrine de librairie à quelques pas de la voiture.
— Ne voulez-vous pas rencontrer mon grand-père ? Proposa aimablement Madeleine en tendant la main pour pousser la porte.
— Ce serait avec plaisir Mademoiselle, mais malheureusement, j'ai une liste de courses pour l'ensemble du personnel. Je me rends peu à Paris, et chacun en profite.
Madeleine acquiesça et se tourna vers l'immeuble, prête à entrer, mais Tom l'arrêta en posant sa main sur son bras.
— Comptez-vous démissionner, Mademoiselle ? Demanda-t-il gravement.
Elle se mordit la lèvre, anxieuse. Elle ne savait réellement quelle décision prendre.
— J'en parlerai à Papet, répondit-elle, oubliant dans ses soucis de garder une certaine distance. Mais je suppose que le manège des jumeaux continuera après mon départ...
Le jeune homme hocha gravement la tête, puis remit sa casquette, lui sourit et partit. Elle regarda la voiture disparaître au coin de la rue et soupira. Le problème était inextricable ; mais pour le moment, elle n'avait guère envie d'y songer.
La clochette de la librairie tintinnabula encore longtemps dans la pièce ensoleillée, comme pour lui souhaiter la bienvenue. Le comptoir, à sa gauche, était vide, et les rayons en face d'elle regorgeaient de trésors. Des livres qu'elle avait dévorés à la lueur de la lune, s'abîmant les yeux, s'attirant les foudres de cette chère Mme Sopar. Des livres dont les reliures dorées se fanaient sous les rayons de soleil mordants, qu'une très fine couche de poussière recouvrait parfois, mais qui conservaient tout de même cet éclat mystérieux si particulier. Encore maintenant, face à eux, elle ressentait cette étrange attraction qui l'obligeait désormais à porter des lunettes pour lire le soir.
A droite, des fauteuils et poufs permettaient aux habitués de s'installer confortablement. Une idée que Madeleine avait eue devant une vieille dame qui tentait de trouver un coin tranquille pour feuilleter son journal de tricot. Depuis, l'idée avait fait fureur et certaines grandes librairies l'avaient reprise, agrémentant le service d'une tasse de chocolat chaud.
La pièce était chaleureuse, et Madeleine se félicita des nouveaux rideaux qu'elle avait commandés avant de partir ; leur ton beige permettait d'illuminer chaque endroit et même les recoins semblaient accueillants.
— Bonj... Madeleine ?
Elle se retourna d'un bloc et sourit tendrement devant son Papet qui l'observait, l'œil rond d'incrédulité. Il cligna des yeux plusieurs fois, comme pour s'assurer de sa présence et elle rit, de ce rire qu'il aimait tant, qui lui prouvait qu'elle allait bien. Il ouvrit simplement les bras, et elle courut s'y blottir, heureuse, tandis qu'il balbutiait il ne savait trop quoi. Ils restèrent un long moment ainsi, silencieux, à savourer leurs retrouvailles. Seul le tic-tac de l'horloge rompait cette tranquille quiétude. Le temps et un jeune homme qui arriva en claudiquant, une pile de vieux livres poussiéreux dans les bras, le regard fixé sur le tome qu'il avait à la main.
— Monsieur Delorme, commença-t-il, j'ai retrouvé un vieil exemplaire du livre que vous m'aviez demandé. Peut-être serait-il judicieux...
Il releva la tête et se mit à bégayer en apercevant la chevelure blonde de Madeleine qui reposait sur l'épaule du libraire. Elle releva la tête en souriant et se détacha de son grand-père pour venir à sa rencontre, un doux sourire l'illuminant toute entière.
— Victor...
Elle se pelotonna contre lui et il n'eut d'autre choix que de laisser tomber les livres sur le comptoir pour la prendre dans ses bras. Il referma ses bras sur elle, possessif, et elle huma le parfum frais qui émanait de ses vêtements.
— Tu m'as manquée, murmura-t-il à son oreille.
Elle frissonna, chatouilleuse, et répondit sur le même ton :
— Tu m'as manqué aussi...
— C'est vrai ? Demanda-t-il avec un doux sourire.
Elle hocha la tête et l'embrassa doucement, d'un baiser fugace. Il sourit et posa sa main sur sa joue, à l'endroit où les lèvres de la jeune fille s'étaient délicatement posées.
— Comment va ton pied ? Demanda-t-elle en reculant d'un pas.
— Comme à l'ordinaire, répondit-il en haussant les épaules. Des douleurs les jours de pluie.
Madeleine fit la moue mais il changea de sujet et elle ne put insister davantage.
— Nous ne t'attendions pas si tôt ! S'écria-t-il, les mains sur les hanches.
— Comment ? Rugit presque Papet en se rapprochant. Étiez-vous de mèche ?
Victor hocha la tête en riant, les mains levées pour clamer sa bonne foi. Madeleine expliqua :
— J'ai prévenu Victor pour que ma chambre soit prête le jour de mon arrivée. Nous avons décidé de vous faire la surprise.
Le vieux libraire ne put rien répondre à cette gentille attention et, ému, il la serra de nouveau contre lui. Sa petite-fille était à la maison.
**********
La journée avait été tranquille. Était-ce le hasard ou la pluie qui s'était brusquement abattue en plein après-midi qui avait découragé les passants d'entrer dans la librairie ? Quoi qu'il en soit, Mr Delorme ne s'en plaignait pas. Heureux comme un roi, il couvait du regard sa petite-fille qui discutait avec Victor tout en palpant les livres, en équilibre sur l'escabeau qui permettait d'accéder aux rayons les plus élevés.
— Tu as maigri, constata-t-il toutefois alors qu'ils passaient à table dans la petite salle à manger de leur appartement en haut du magasin.
Madeleine rougit et Victor la regarda d'un air suspicieux.
— Les enfants Saint-Loup réclament beaucoup...d'attention, répondit-elle. Et le parc est vaste.
— J'ai appris que le personnel était aux petits soins pour toi, ajouta Victor en lui passant la salade. Et notamment un certain... Tom ?
Le regard taquin du jeune homme mit mal à l'aise Madeleine qui prit le temps de réfléchir avant de répondre :
— C'est le chauffeur de Madame de St-Loup.
— Est-il bien comme il faut ? Demanda Papet en avalant une gorgée de soupe.
— Il est très...serviable, esquiva Madeleine en fusillant du regard Victor qui souriait. Mais je le soupçonne de courtiser une des servantes.
Victor s'arrêta net et baissa la tête devant l'air accusateur de la jeune fille. Hugues Delorme, les yeux rivés sur le pâté en croûte, ne s'aperçut de rien et poursuivit, enjoué :
— Comment est le château ? J'ai entendu dire que c'était un bijou.
— Et le parc ? Renchérit Victor pour se faire pardonner. Le saule pleureur est-il à la hauteur de tes espérances ?
Madeleine sourit devant la cascade de questions ; les deux hommes de sa vie étaient à ses côtés, à la lueur de bougies, pendant que Paris bruissait de milles bruits festifs. Ce soir, elle était en paix.
**********
La journée de samedi promettait d'être ensoleillée, ce qui encouragea Madeleine à sortir se promener. Au bras de Victor, elle marchait d'un bon pas, respirant avec délices l'odeur de Paris affairé. Décembre approchait et les grands magasins avaient déjà décoré leurs devantures de neige artificielle, de guirlandes bariolées et de sapins couverts de joujoux. La capitale du luxe respirait la fête. Les nuages, quant à eux, s'amoncelaient au-dessus d'eux, mais la brise n'était pas trop mordante. Dans les jardins du Luxembourg, les enfants couraient derrière un cerceau, jouaient aux billes, et les nurses discutaient entre elles des secrets de ces familles qu'elles côtoyaient de si près.
— Comptes-tu rester longtemps chez eux ? Demanda un peu abruptement Victor en regardant droit devant lui, les mains dans le dos.
Il attendit patiemment, mais le silence de son amie l'intrigua et il se tourna vers elle, l'air inquiet. Elle évitait son regard perçant, gênée.
— Je ne sais pas... articula-t-elle lentement. La comtesse me paie, me loge, me nourrit... c'est un gain considérable. Et la librairie a besoin de cet argent.
— Moineau... soupira-t-il. Tu peux bien cacher quelque chose à ton grand-père. Mais moi ? Pensais-tu réellement me mentir ?
Comme vaincue, elle se laissa tomber sur un banc et soupira. Il la contempla un instant silencieusement, puis se rapprocha d'elle en boitant et s'assit.
— Y a-t-il un problème là-bas, Moineau ? Marmonna-t-il en frottant ses mains l'une contre l'autre.
Elle hésita longtemps, puis répondit dans un souffle :
— Non. Il n'y a rien.
Il plongea son regard dans celui de son ami d'enfance et regarda longuement ces yeux troublés par un sentiment qu'il ne lui avait jamais vu. Puis il soupira et l'enlaça tendrement, sous les regards effarouchés des quelques bourgeois des quartiers aisés qui se promenaient devant eux.
— Je ne sais pas ce que tu me caches petit oiseau, déclara-t-il tendrement, mais sache que je suis là pour toi. Toujours et à jamais.
Madeleine posa sa tête sur son épaule et ferma les yeux de fatigue. Son ami ne se rendait probablement pas compte de la douceur de ses paroles. Mais elles étaient comme un baume onctueux sur son cœur endolori par les jumeaux.
— Pourquoi Papet a-t-il une canne ? Demanda-t-elle brusquement, saisie d'une sourde inquiétude. Je l'ai remarquée ce matin seulement. A-t-il eu un accident ?
— Tu n'es pas au courant ? Demanda Victor, interloqué. Il a fait tomber des encyclopédies sur son pied en voulant servir un client un peu trop exigeant. Rien de grave, mais le médecin s'est montré prudent. C'était pourtant dans la dernière lettre qu'il t'a envoyée, si je ne me trompe pas.
Un lourd silence s'installa. Madeleine n'osait plus regarder son ami déboussolé. Comment lui dire que cette lettre avait été déchirée, soigneusement découpée par deux enfants rancuniers et mesquins ? Les larmes menacèrent de couler de nouveau et elle battit précipitamment des paupières pour dissimuler son trouble.
— Rentrons, murmura-t-elle finalement.
Il acquiesça, un peu dépité. Il n'avait rien à ajouter, mais ne savait pas grand-chose de plus. Et il savait qu'il valait mieux ne pas insister. Elle aurait probablement cédé, mais c'était mieux ainsi. La jeune fille était égale à elle-même : un véritable mystère.
**********
Ces deux jours passèrent si rapidement que Madeleine eut l'impression d'avoir rêvé ce court instant de bonheur. Mais la voiture de Mme de Saint-Loup et Tom en train de parler à Victor le dimanche après-midi lui rappelèrent brusquement ce qui l'attendait.
Pleine d'entrain pour ne pas attrister davantage son cher Papet qui tordait nerveusement son mouchoir, la jeune fille arbora un large sourire en descendant l'étroit escalier reliant la maison et la boutique et embrassa tendrement son grand-père tandis que Tom chargeait le bagage.
— Ne vous inquiétez pas pour moi Papet. Je devrais revenir pour Noël. Nous irons à la messe de minuit tous ensembles, comme avant.
Mr Delorme hocha la tête, mais l'on pouvait sentir combien il avait le cœur gros. Il l'enlaça brièvement et elle se réfugia un court instant dans cette étreinte protectrice. Puis Victor la prit dans ses bras, tandis que Tom les observait, étonné de cette complicité.
— Ne cède pas Moineau, chuchota-t-il doucement. Rappelle-toi combien tu en rêvais. Ne laisse pas un problème te barrer la route, quel qu'il soit.
Madeleine soupira, pleine d'appréhension. Elle ne savait toujours pas si mettre Victor au courant était une bonne idée. Le jeune homme était bien capable de venir faire un esclandre au château. Et elle voulait montrer qu'elle pouvait se débrouiller seule. Sans l'aide de personne.
Elle l'embrassa affectueusement, salua sa seule famille et grimpa dans la voiture, à côté de Tom qui en haussa les sourcils de surprise. L'automobile démarra, et Madeleine agita longtemps la main comme un dernier au-revoir à Papet et Victor qui restaient devant le magasin à attendre qu'elle disparaisse pour rentrer.
— Comment était-ce ? Demanda Tom lorsqu'elle se retourna. Êtes-vous contente de vos deux jours de repos ?
Les joues roses et le sourire nostalgique de Madeleine étaient une réponse à eux seuls. Elle hocha vigoureusement la tête et le chauffeur sourit de plaisir avant d'aborder le sujet qui préoccupait tout le personnel.
— Comptez-vous rester, Mademoiselle ? Demanda-t-il timidement. Ou bien venez-vous simplement remettre votre démission à Mr Gavorgue ?
Elle contempla la route brillante de longues minutes, puis déclara avec son si joli sourire en tournant la tête vers le chauffeur :
— Je reste, Tom. Je veux prouver à tous que je suis capable de remplir cette mission et que la comtesse a eu raison de me faire confiance. Les jumeaux ne gagneront pas.
Tom ne put qu'acquiescer, les yeux brillants. Au fond de lui-même, il était épaté de ce petit bout de femme de vingt ans à peine.
— Votre famille est-elle au courant ? Demanda-t-il tandis qu'un clocher dans le lointain sonnait la demie.
— Non. Et je pense que c'est bien mieux ainsi. Papet s'inquiéterait trop et Victor me demanderait de démissionner. Or, je veux savoir ce que je vaux. Et je ne peux le faire que sans eux.
Tom hocha la tête et ajouta :
— Victor... Est-ce ce jeune homme avec qui j'ai discuté quelques minutes ?
Le regard de Madeleine brilla et un doux sourire flotta le temps d'une seconde sur ses lèvres. Puis elle répondit, heureuse à la simple évocation du jeune homme :
— Victor est mon ami d'enfance. Papet l'a recueilli quand il avait huit ans, et il joue au grand frère avec moi depuis. Je sais qu'il veille sur mon grand-père pendant mon absence et pour cela, je lui en serai éternellement reconnaissante.
2)(
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Joyeux Noël, mes lecteurs de 1914 ! ❄❄❄❄
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