4. Le début des hostilités
Madeleine observa soigneusement chaque membre du personnel le soir même. Pourtant, elle avait bien du mal à imaginer Anna s'infiltrer dans sa chambre pour déchiqueter sa robe préférée. Quant à Lisa, c'était impossible ; la jeune rouquine avait un cœur d'or et s'entendait bien avec tout le monde. Même Jacques l'avait prise sous son aile.
Elle regarda les pans de sa robe, le cœur gros. Son cher Papet l'avait emmenée devant les des plus belles devantures des Grands Magasins le jour même de son anniversaire. Elle n'avait pu la porter que très rarement et s'était alors fait une joie de l'emmener à Saint-Loup de Naud.
Une larme coula le long de sa joue rosie par le chagrin, et elle l'essuya rageusement. L'envie de chercher le coupable la démangeait, mais comment faire admettre au majordome si pointilleux qu'un membre de la maison lui avait fait du tort ? Il ne l'aimait pas, ne la croirait pas.
Elle rangea précautionneusement le reste de sa robe au fond de sa valise, et s'assit sur son lit. Décoiffée, son uniforme froissé par tous ses mouvements brusques, Madeleine n'était plus la jeune gouvernante bien mise de sa personne. Elle n'était plus qu'une jeune fille de vingt ans, désemparée devant cet acte cruel qui blessait son cœur. Elle avait beau se répéter que ce n'était qu'une robe, les sanglots montaient du fond d'elle-même pour jaillir de ses yeux rougis par le chagrin.
Elle n'avait jamais eu grand-chose dans sa vie : les robes du pensionnat avaient été pour elle car trop petites pour les aînées et devaient désormais vêtir d'autres petites filles, ou bien servir de chiffon aux bonnes.
Madeleine mit son visage entre les mains et se laissa tomber sur le lit, ses pleurs la secouant toute entière. Elle savait que c'était mal de réagir ainsi pour une robe ; combien de fois Madame Sopar, la surveillante, l'avait-elle punie pour son attachement excessif à de simples objets ? Mais elle n'y pouvait rien : elle avait rêvé de posséder quelque chose, une seule fois, une bagatelle à elle. Son grand-père le savait, lui qui s'était privé de tout pour lui offrir une robe élégante. Et ce cadeau lui était arraché. Elle pleura longtemps, mouillant ses draps plissés. La nuit était fort avancée, le château tout entier dormait, et elle seule veillait, pleurant à chaudes larmes.
Elle se coucha, le cœur encore lourd, et se blottit sous les draps, son chapelet enroulé autour du poignet. Elle renonçait à trouver qui lui avait fait cette méchanceté ; il ne servait à rien de remuer la maison par un esclandre.
Une larme roula le long de son visage, et elle s'endormit lentement, un spasme de chagrin la secouant une dernière fois.
Demain serait un autre jour.
**********
Le lendemain matin, personne n'aurait pu deviner que Madeleine avait pleuré tout son soûl la veille.
Les bonnes étaient toujours aussi aimables, Jacques et Tom plus truculents que jamais, et ses supérieurs froids comme d'habitude. Sans parler, la jeune fille but son thé et partit d'un pas rapide en direction du grand salon où devaient déjà l'attendre les jumeaux. Aujourd'hui, elle avait prévu une interrogation écrite sur l'arithmétique. Il était grand temps que ses élèves travaillent plus.
Elle ouvrit vivement la porte... et balbutia, ahurie. Devant elle, les rideaux pourpres des fenêtres gisaient au sol, décrochés et emmêlés entre eux. Des livres étaient au sol, la plupart ouverts et écornés, d'autres simplement entassés en piles qui vacillaient dangereusement. Les bibelots de la comtesse, rares et fragiles, tanguaient, soigneusement posés en équilibre à des endroits loufoques.
Madeleine se précipita au centre de la pièce, ses yeux parcourant mille et une fois l'ensemble du salon, sans savoir quelle direction prendre.
Finalement, une bagatelle en ivoire menaça de tomber et elle courut la rattraper. Chaque objet exotique retrouva en quelques minutes sa place initiale et les livres furent soigneusement étiquetés et classés. Madeleine se tourna avec un soupir vers les rideaux et mit les mains sur les hanches, dubitative. Sa petite taille l'empêchait de replacer les lourds et épais rideaux toute seule. Appeler un homme du personnel, il ne fallait pas y songer : Jacques se moquerait, Tom poserait des questions...
Ce fut Anna qui la tira de ses réflexions en entrant d'elle-même dans la pièce. D'un coup d'œil, elle examina la situation et soupira avant d'aviser les rideaux qui trônaient sur les fauteuils, pour s'avancer d'un air déterminé.
— Je vais vous aider. N'hésitez jamais à venir me voir si vous avez besoin d'aide, pour quelle que question que ce soit.
Madeleine la remercia d'un faible sourire. Elle avait une véritable alliée dans la place.
**********
Les jumeaux furent invisibles de la journée, au grand étonnement de Madeleine. Manifestement, Lisa était la dernière à les avoir vus, dans le parc, le matin même. Ils avaient manqué leur matinée de travail, ce qui agaça considérablement la Parisienne, déjà tendue avec tous ces événements étranges. Anna ne lui avait posé aucune question. Après avoir terminé de tout rangé, elle s'était éclipsée, un sourire encourageant aux lèvres, le regard toutefois triste. Madeleine n'avait pas cherché plus loin.
Finalement, les enfants Saint-Loup étaient réapparus dans la soirée. Madeleine n'avait pu les réprimander de suite et lorsqu'elle avait voulu monter dans les salons pour faire son rapport à la comtesse, Tom l'avait arrêtée en posant la main sur son bras, l'air navré. Elle avait voulu demander des explications, en savoir plus, mais le chauffeur s'était contenté d'un simple hochement de tête.
Elle avait dîné en silence, autour des bavardages insouciants de ses camarades, trop occupée à essayer de comprendre ce qui lui arrivait pour étudier ce qu'elle mangeait.
Elle monta lentement les escaliers de service, craintive. Le souvenir de sa robe bleue n'avait pas quitté son esprit et elle craignait de trouver un autre vêtement déchiré posé en évidence sur son lit. Pourtant, elle avait fait attention aux allées-venues du personnel : personne n'était monté dans les quartiers des domestiques au cours de la journée. Et la comtesse était restée toute la journée dans le salon bleu.
À l'idée que la vieille dame s'infiltre dans sa chambre pour découper minutieusement sa robe, la jeune fille pouffa de rire. L'image était comique, et c'est un peu plus détendue qu'elle rentra dans sa chambre, essuyant au passage les larmes de fatigue qui perlaient au coin des yeux.
Un coassement sonore la fit se figer sur place et elle leva les yeux, craintive.
Sur son lit, cette fois-ci défait, un énorme crapaud visqueux la regardait de ses yeux globuleux, ses nombreuses pustules suintant un liquide visqueux, ses pattes s'accrochant maladroitement aux draps.
Madeleine recula précipitamment, un haut-le-cœur la prenant toute entière. La bête était immonde, et la savoir sur les draps fins lui provoqua un hoquet de dégoût.
Courageusement, elle rentra dans la pièce, ferma la porte à clef, et s'approcha lentement du lit où se vautrait l'animal dont le regard suivait chacun de ses mouvements.
"A nous deux", songea-t-elle brièvement avant de se saisir d'un torchon propre.
**********
Dans le soleil couchant, le crapaud s'éloigna par petits bonds, visiblement apeuré. Deux pas derrière lui, Madeleine le regarda partir, soulagée d'avoir réussi. Le pensionnat, pauvre, était tout même propre et les élèves n'avaient jamais eu l'occasion d'approcher des animaux de ce genre.
La jeune fille se dirigea à petits pas vers la demeure, songeuse. Qui pouvait bien lui faire ces plaisanteries douteuses ? Personne ne se promenait dans les bois, excepté les jumeaux.
Un éclat de voix, aussitôt réprimé, se fit entendre et Madeleine leva la tête, intriguée. À cette heure-ci, le bureau du majordome était encore allumé et une discussion apparemment animée s'en élevait.
Elle s'approcha discrètement et s'accroupit sous la fenêtre. La curiosité était un vilain défaut, avait seriné Madame Sopar à toutes les pensionnaires. Mais la surveillante aigrie n'était plus là pour lui faire la leçon.
— Et moi, je vous répète que nous ne pouvons pas la laisser dans l'ignorance plus longtemps, déclarait sèchement Madame Leludre, un brin énervée. Anna m'a racontée...
— Songez un instant à Madame la comtesse, l'interrompit le majordome en haussant à son tour la voix. Que dira-t-elle lorsque la demoiselle partira une semaine seulement après l'arrivée des jumeaux ?
L'intendante se tut un instant et Madeleine retint son souffle.
— Il n'empêche, reprit-elle plus calmement, que nous devrions la mettre au courant. C'est notre devoir.
— Notre devoir est de protéger Madame, de veiller sur la maison. Ce ne sont certes pas les états d'âme d'une Parisienne qui vont m'empêcher de dormir cette nuit.
Madeleine eut l'impression d'avoir un poignard planté en plein cœur. Elle savait bien que Mr Gavorgue ne l'aimait pas ; de nombreuses paroles, de multiples petits gestes en apparence anodins lui avaient fait comprendre que le chef des domestiques se désintéressait d'elle. Mais l'entendre dire... sans qu'il se doute qu'elle était là, buvant avidement chaque parole... Elle n'était ici que depuis un peu plus d'un mois, et il lui faisait clairement comprendre ce qu'il pensait d'elle.
Elle écrasa une larme impromptue et écouta de nouveau. L'intendante, têtue, essayait apparemment une dernière fois de convaincre son supérieur.
— Ne pourrions-nous au moins lui montrer notre soutien ? Anna m'a raconté combien elle s'était montrée brave ce matin.
— Notre soutien ? Mais ma chère Mme Leludre, pourquoi devrions-nous montrer à cette jeune fille que nous sommes de tout cœur avec elle ? Laissons-la faire ses preuves, voir ce qu'elle peut endurer. Je reste pour ma part sur mes positions : une demoiselle de vingt ans n'est pas qualifiée pour ce genre de mission.
Estomaquée, Madeleine entendit un pas léger aller jusqu'à la fenêtre, et la voix de l'intendante résonner, plus claire :
— Les jumeaux et leurs méchancetés mettraient à mal tout le monde. Voyez donc la dernière gouvernante.
— Une personne arrogante et vaniteuse, grommela Mr Gavorgue. Fermez-moi donc cette fenêtre ! Nous sommes bientôt en novembre !
La fenêtre se ferma avec un claquement sec, et Madeleine entendit le bruit des rideaux que l'on tirait. Abasourdie, elle se laissa glisser à terre, sans considération pour sa robe déjà sale.
Les jumeaux étaient ceux qui avaient déchiré sa robe. Qui avaient mis le salon sens dessus dessous. Qui avaient capturé le crapaud pour le monter dans sa chambre et le mettre dans ses affaires.
Combien de temps la jeune fille resta-t-elle dehors, dans l'obscurité de la nuit, seule avec ses pleurs, elle ne le sut jamais. Elle pleurait de désespoir, de fatigue, de tristesse devant le peu de considération que le majordome avait pour elle. Elle pleurait l'absence de son Papet, de son cher Victor, de Paris illuminé, de ses camarades de pensionnat si gaies.
Un léger bruit de volets qu'on claque dans le lointain la fit sursauter et elle se crispa dans l'attente d'elle ne savait quoi. Mais le silence seul répondit et elle se redressa en essuyant ses larmes d'un geste rageur.
Elle avait vingt ans, mais ne s'avouait pas vaincue. Peu importait les attrapes que ses élèves lui feraient, elle resterait et prouverait à la maisonnée toute entière qu'elle méritait sa place au sein du château.
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