39. Les promesses du parc Monceau (1)
Allez, j'ai pas le coeur à vous faire lanterner plus longtemps, voici le chapitre. 🌻
11 novembre 1918
Le silence de mort qui s'abattit sur la France cette journée-là refléta la gravité des événements. Tôt ce matin, à Rethondes, dans la forêt de Compiègne, une délégation militaire allemande signa l'armistice, sous l'œil inquisitorial du maréchal Foch. Le généralissime des armées alliées observa Matthias Erzberger signer d'une main tremblante la feuille noircie de lignes, le regard dédaigneux. L'aigle victorieux avait voulu poursuivre l'armée allemande dans sa retraite progressive, la mettre à genoux et lui infliger, à son tour, l'humiliation de l'invasion, telle que lui l'avait connue ces quatre dernières années. Clemenceau avait refusé, le Tigre était conscient de l'épuisement du pays. Les Français avaient accepté tous les sacrifices depuis quatre ans. Ils méritaient le droit de pleurer leurs morts et de fêter la victoire.
Matthias Erzberger reposa enfin la plume qui signait l'affront suprême et leva les yeux vers le maréchal Foch et le général Weygand. Dans les yeux du premier, seul brillait le dédain superbe. Le militaire n'avait jamais paru touché par les sacrifices et les souffrances endurées chaque jour pendant plus de quatre ans. Tous les matins, il avait confié l'avenir et les batailles à la Vierge. Il récupérait aujourd'hui les fruits de l'héroïsme national, sans s'en approprier les mérites. Mais face à ceux qu'il avait combattus si ardemment durant quatre longues années, il sentait la haine enflammer son sang occitan. Non, il n'oublierait pas. Il ne pourrait jamais oublier.
— L'armistice prendra effet ce matin, à onze heures, déclara Matthias Erzberger de sa voix étranglée qui horripilait le général Weygand. Messieurs...
Les Français n'ajoutèrent pas un mot. La victoire était trop amère pour que des paroles pompeuses soient prononcées. Le souvenir des morts tombés pour la France nouait la gorge et serrait le cœur.
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Une cloche se mit en branle au loin, unique messager de la victoire ailée. Puis, peu à peu, lentement et les unes à la suite des autres, les cloches carillonnèrent dans toutes les régions de France l'annonce de cette victoire si durement arrachées aux vainqueurs de 1871. Le maire, le gendarme, le curé eurent beau répéter la nouvelle, l'on n'y croyait pas encore. Puis, au fil des heures qui s'égrenaient aussi rapidement que les battements des cœurs oppressés, on finit par comprendre. Alors c'était bien vrai, les hommes rentraient enfin retrouver leurs familles. Les femmes pleurèrent dans leurs tabliers et mouchoirs blancs, les enfants couraient dans les jambes de tout le village pour tenter de trouver une explication, joyeux dans leur innocente incompréhension des choses. Une mère expliqua à ses filles que leur père serait bientôt à la maison. Ce fut l'explosion de joie, un torrent de larmes et des hoquets de stupeur. On reposait cent fois la même question, on demandait de vérifier, si on était sûr, on ne voulait pas se tromper, espérer pour rien et être déçu de nouveau. Mais il fallut se rendre à l'évidence. Les hommes revenaient au bercail.
Marthe habilla le château de houx pour fêter la victoire française sur ceux qu'elle avait toujours détestés du plus profond de son être. Elle sortit la boule de gui, l'accrocha presque amoureusement dans le hall, et la contempla avec tendresse. Que de souvenirs étaient associés à cette décoration banale que tout un chacun avait. Madeleine la regarda en silence ; il lui semblait qu'hier seulement, Guy embrassait respectueusement sa joue rosie d'émotion, premier pas d'une histoire qu'elle se remémorait sans lassitude.
— Marthe, je dois partir.
— Et pour aller où, mon Dieu ? Le curé va célébrer une messe de grâce pour remercier le Ciel tout entier.
— A Paris. Je dois aller à Paris.
Marthe ne dit rien, ne protesta même pas. Les jeunes gens l'avaient habituée à toutes sortes d'excentricités, et elle ne disait plus rien. Qu'aurait-elle bien pu dire au fond, pour retenir sa protégée ? Ce jour n'appartenait pas tout à fait aux vivants. On le devait aux morts qui avaient défendu une terre aimée au prix de leur chair et de leur sang.
Trois heures plus tard, la jeune fille était au cœur de la capitale enfiévrée. On se bousculait, s'attrapait pour s'embrasser avec une ardeur qu'on n'avait jamais connue. Au milieu de cette fête qui ne finirait jamais, elle errait seule, perdue dans ses pensées douces-amères. Ah s'il était là, avec elle, à son bras. Elle aurait tout cédé pour sa simple présence qu'elle avait si souvent réclamée au ciel, chaque jour de ce conflit. Autour d'elle, les garçons embrassaient les filles, se mettaient à genoux pour demander une main prompte à se donner, un cœur dont ils avaient rêvé aux plus durs assauts, sous les pluies d'obus meurtriers. Aujourd'hui, c'était fini. On en avait fini avec la souffrance, la douleur et les larmes. Aujourd'hui, enfin, on pouvait vivre. Et pourtant, au cœur de cette cohue vivifiante qui berçait les âmes ayant tout donné à la France, une âme pleurait encore. Madeleine regarda les guirlandes bariolées qu'on accrochait précipitamment aux fenêtres, les voisins qui s'embrassaient en pleurant, les rondes de danses qui se succédaient les unes aux autres ; une larme, une seule, coula le long de sa joue blafarde. Un officier attrapa la main de sa fiancée pour l'embrasser avec tout le respect du monde dans ses yeux, et elle regarda cette belle image le cœur vide. Il n'y avait plus d'envie, plus de rancœur, plus de jalousie envers qui que ce soit. Sa peine l'avait purifiée, puis laissée vide de toute amertume destructrice. Paris, revivifié par sa victoire sur les Allemands honnis, s'écarta de cette figure du souvenir qui teintait de noir tout ce qui s'approchait. Elle gagna le parc Monceau via la rue Rembrandt, ombragée par les beaux hôtels particuliers qui encerclaient ce beau coin de verdure. Il n'y eut pas un fêtard un peu trop audacieux pour lui barrer la route, et elle s'arrêta d'abord à la grille. Une plaque discrète rappelait que cet endroit de calme existait par la volonté de Napoléon III. Au loin, à l'autre bout du jardin, le manège tournait gratuitement pour les enfants qui hurlaient leur joie. Le saule pleureur lui-même ondula sous le vent, bénédiction silencieuse à tous les cœurs de France. Enveloppée dans son chagrin éternel telle une armure, elle jeta un regard courroucé à tous ces fous enivrés de joie et de courage qui couraient dans le parc. Puis elle se fit une raison ; elle était seule à rester de glace aujourd'hui. Elle ne demandait rien d'autre, pas plus qu'elle ne demandait à qui que ce soit de porter son chagrin. Elle songea un temps à la veuve de Lucien Selès ; elle aussi pleurait son mari, quelque part en Bretagne. Dès ce soir, elle lui enverrait un courrier pour l'inviter. Guy aurait voulu faire ce geste pour son ancien aide de camp.
Alors elle s'engagea sur l'allée poudreuse de la comtesse de Ségur. Devant elle, les lumières du manège scintillaient dans les yeux enivrés de bonheur. Les marrons chauds et fondants étaient décortiqués en trois mouvements par les petites mains enfantines. Les parents oubliaient les bêtises, la cherté parisienne et la difficulté de vivre depuis quatre ans. Madeleine songea aux jumeaux, le cœur noué. Avec le télégramme, ils devaient déjà savoir que la guerre était finie. Pensaient-ils à elle comme elle pensait à eux ? Ou l'oncle Rodolphe avait-il réussi son pari, et commencé à faire d'eux de vrais petits Américains ? La comtesse devait s'être retournée dans sa tombe, elle si attachée aux traditions et au passé.
Le saule pleureur fit onduler ses larges branches nostalgiques et elle leva les yeux. Quel âge pouvait-il avoir, lui qui avait vu Paris s'embellir ? Sans un mot, elle monta sur le petit escalier de marbre, s'accouda au garde-corps glacial qu'accompagnait la jetée de pierre, et observa le reflet du vent dans l'eau paisible. Au milieu de la cohue de Paris, le calme du parc paraissait l'envelopper pour adoucir sa peine. Elle avait promis à Marthe qu'elle ne se laisserait pas dépérir, et que l'armistice signerait la fin de son attente inutile. Elle savait d'ores et déjà qu'elle ne tiendrait pas sa promesse. La vieille cuisinière le savait sûrement. Elle crierait probablement, autant que la comtesse en apprenant la rupture de fiançailles de Guy et Cécile. Elle sourit. Quelle nuit que cette soirée-là. Et le regard qu'ils avaient échangé au milieu de la tourmente la faisait encore frémir, quatre ans après. Son regard bleu effleura à peine l'eau verdâtre silencieuse, seule capable de la comprendre. Il lui semblait que le bruit s'estompait pour la laisser enfin en paix au milieu du tohu-bohu grisant qui saisissait la capitale sans épargner personne.
Un banc fermement planté au pied de l'étang l'appela et elle descendit les trois marches, lasse. Elle ne sentait plus ses pieds, ni son cœur. Un soupir de soulagement lui échappa lorsqu'elle se laissa tomber sur le bois vermoulu, et elle posa sa tête fatiguée sur son poing. Aujourd'hui, tout finissait. Il lui semblait fermer un chapitre de sa courte vie. Combien de temps ferma-t-elle les yeux pour se reposer un peu, juste un peu, elle ne le sut jamais vraiment. Autour d'elle, les gens s'éloignaient pour rejoindre la foule fébrile qui se déversait encore dans les rues de la capitale. D'ici quelques instants, le président Raymond Poincaré allait prendre la parole, et célébrerait la vaillance et l'héroïsme de toute une nation fière et orgueilleuse, incapable de baisser la tête ou de ployer le genou face à l'ennemi. Dans son palais de l'Elysée, l'homme ne décolérait pas. Il avait appuyé l'idée de poursuivre les Allemands jusqu'à Berlin, tout comme Pétain et Foch. Mais Clemenceau avait été plus fort que lui, Clemenceau s'était montré plus fort que tout le monde. Et le peuple n'oublierait pas que cette boucherie s'était produite sous son mandat. Ce soir, pourtant, les guerres politiques intestines ne l'intéressaient plus, et les querelles de partis pour attirer la gloire militaire n'étanchaient pas sa soif de prestige. Poincaré sentait le poids aigu des Français tombés sur ses épaules. Un jour, on lui demanderait des comptes. Il secoua les épaules, rompu et triste. L'amertume laissait dans sa bouche un goût de fiel que rien n'enlèverait jamais, ni les ans, ni la victoire.
Madeleine entendit le vent de novembre caresser les feuilles mortes qui jonchaient le sol, puis sentit son souffle frais embrasser sa peau. Elle trembla, muette. Elle n'espérait plus rien maintenant, et chaque sensation en était décuplée.
— Madeleine.
Elle frémit, releva les yeux malgré ses paupières lourdes. Face à elle, Guy était là, lourdement appuyé sur une canne de bois. Une main posée sur le garde-corps de pierre, le jeune homme l'observait, la respiration lourde.
— Oh mon Dieu, je dors encore, murmura-t-elle.
Cependant, elle ne put décrocher son regard de cette vision grisante. Elle se leva lentement, sa main toujours accrochée à l'accoudoir rongé par la mousse, comme pour se raccrocher au réel. Elle aurait besoin de soutien lorsqu'il s'évanouirait dans l'air, comme chaque jour depuis un an et demi. Il ne bougea pas, ne fit pas un pas vers elle. Alors elle s'avança, tel un automate peu assuré de la maison Roullet-Decamps [1]. Il ne disparaissait pas, ne s'émiettait pas dans la brise un peu mordante de la fin d'année 1918. Son rêve continuait, songea-t-elle avec délice. Elle devenait peut-être folle, qui savait ? s'inquiéta-t-elle un instant. Jamais elle n'avait pu reconstituer aussi précisément son visage. Elle s'arrêta lorsqu'elle sentit son souffle rocailleux heurter sa peau, et elle tressaillit. Alors, avec précaution, elle leva une main tremblante et toucha son visage qu'une barbe naissante ombrait. Les poils rugueux piquèrent à peine ses doigts, et elle leva les yeux vers lui. Son cœur battait à tout rompre.
— Madeleine, répéta-t-il.
Ses yeux écarquillés notèrent chaque détail de ce visage qu'elle aimait tant, remarquèrent les rides aux coins des yeux fatigués. Il esquissa l'ombre d'un sourire et, aussitôt, elle aperçut son sourcil droit qui frémissait. Il avait toujours eu ce tic.
— Oh, mais alors je ne rêve pas... chuchota-t-elle.
Il l'enlaça, la serra si fort contre lui qu'elle ne put continuer à craindre l'illusion. Les larmes mouillèrent ses yeux, l'uniforme du jeune homme, et elle se laissa aller contre l'épaule solide qui l'avait toujours protégée de tout. Au creux de son cou frémissant, il murmurait mille paroles réconfortantes, mille mots amoureux qu'elle écoutait sans rien retenir. Mais tout se gravait dans son âme, meurtrie et pourtant palpitante, déjà prête à s'envoler, à se battre, à affronter des centaines d'ennemis.
— Ma chérie, ma chérie... répéta-t-il de longues minutes.
Et ils avaient le temps. Le soir tombait avec une douceur inégalée sur ce parc enchanteur, un brin mystérieux. Les gens s'évanouissaient, ils leur semblaient qu'eux seuls existaient désormais à la surface du monde. Elle releva les yeux qu'elle gardait obstinément clos pour retenir chaque frôlement de sa voix rendue rauque par les épreuves. Il baissa son regard froid, se pencha avec une prudence qui ne pouvait étonner, et embrassa presque religieusement les lèvres roses offertes. Ils étaient réunis, enfin réunis, malgré le temps destructeur. Ce soir, il était là, avec elle, et il ne partirait pas. Il ne partirait plus.
— Tu es là, redit-elle, alors que des sanglots silencieux déchiraient sa poitrine, tu es enfin là...
— Je suis là. Ne pleure pas mon amour, c'est fini. C'est fini...
Elle secoua la tête, le sourire aux lèvres. Elle n'aurait pas su lui expliquer que c'était des larmes de joie. Elles nettoyaient son cœur brouillé de tristesse, lavaient son âme obscurcie par le désespoir. Qu'elle était douce son étreinte chaude, où elle aspirait à pleins poumons son odeur boisée enivrante. Il embrassa avec une tendresse qui n'appartenait qu'à lui la chevelure d'or ; elle reposait contre lui, confiante. Tout contre sa veste brune, les yeux clos pour vivre chaque instant auprès de lui, elle respirait presque avidement son odeur, ce parfum qui la grisait depuis le début. Il l'avait conquise, elle qui s'était toujours refusée à tous. Elle avait remporté sa confiance au fil des épreuves et des silences lourds d'implicites. Et ce soir, le parc recueillait leur doux moment où chacun se rassasiait sans fin de la présence tant désirée de l'autre. L'absence les avait trop déchirés, ils demeuraient craintifs, méfiants de chaque ombre qui s'esquissait derrière un arbre ou un buisson, comme si le monde entier s'était ligué contre eux pour les séparer. Dame, n'est-ce pas ce qu'il avait fait durant cinq longues années ?
Elle le dévora du regard. Elle ne pourrait jamais se fatiguer d'être dans ses bras, et son âme en extase remerciait pêle-mêle Dieu, la Vierge, tous les saints et son cher Papet. Il n'était pas pour rien dans ce miracle, elle n'en doutait pas une seconde. Elle ne voulut pas même demander comment, ni pourquoi. C'était un miracle comme cette guerre en avait beaucoup permis, malgré les doutes, l'angoisse, les tourments et le calvaire endurés. Il déposa une pluie de baisers sur ce beau visage illuminé par la joie et souffla :
— Je t'aime. Madeleine, je t'aime.
Son regard s'embrasa, et elle répéta à l'unisson ces mêmes mots d'amour qu'elle avait si souvent contraints. La promesse du parc Monceau était accomplie.
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[1] Créée en 1865, la maison Roullet-Decamps est célèbre pour ses automates. En 1900, l'apparition des premiers automates électriques signe le succès foudroyant de la maison, notamment grâce à La Charmeuse de serpent, chef-d'œuvre de Gaston Decamps.
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