37. Été amer (2)
La nuit se déposa avec précaution sur le toit meurtri et les jumeaux s'éclipsèrent de la chambre d'amis, un rictus s'envolant au vent discret. Un pigeon avait trouvé refuge dans les costumes d'oncle Rodolphe, ils lui laissaient à peine dix minutes pour semer un joyeux chaos. Madeleine n'avait rien interdit à son propos.
— Tu as bien mis les grenouilles sous son oreiller et dans ses poches ?
— J'ai rajouté un cafard dans sa pantoufle. Il l'écrasera sans le voir.
Un rire étouffé ; Rodolphe de Valot entrait déjà dans la salle à manger de son pas lourd qui fascinait ses deux secrétaires, mais inquiétait ses actionnaires. L'homme avait bâti un empire à partir de rien, son nom n'était pas connu aux Etats-Unis à l'époque. Aujourd'hui, l'homme d'affaires savourait son succès et faisait feu de tout bois. La guerre était son fonds de commerce. Rien que pour cela, Madeleine le haïssait. Elle ne pouvait s'empêcher de se rappeler les sacrifices de Guy, les détails de ses lettres sombres et désespérées. Et son aide de camp avait confirmé chaque ligne. Rodolphe dormait sur ses oreillers chaque soir, peu inquiété. Il ne s'était pas engagé, lui.
— Allez-y, déclara-t-il en s'asseyant nonchalamment sur un des fauteuils tendus de pourpre. Qu'on en finisse avec cette mascarade d'autorité.
— Un chocolat chaud ? Du thé ?
— Rien de tout ça. Je suis pressé.
Elle souffla intérieurement, soulagée. Ils n'avaient rien de tout ça. Marthe avait obtenu un poulet du curé mis au courant des événements ; la bête n'était ni grasse ni heureuse de vivre, ils n'en avaient pas tiré grand-chose. Mais elle avait voulu montrer qu'ils étaient capable de vivre malgré les restrictions de la guerre.
— Pourquoi vendre le château ? Il ne vous appartient pas.
— Il appartient à Thibault depuis la mort de son oncle, en effet. Je n'y ai pas accès, mais c'est moi qui gère l'héritage de mon neveu.
— Et pour vous, ce château est un fardeau.
— Vous vous battez depuis la mort de Saint-Loup pour y survivre. Vous savez mieux que moi quelle perte de temps cela représente, railla l'homme, yeux mi-clos.
Elle ne répondit pas tout de suite, prépara sa réponse.
— Les enfants ont grandi ici, avec leur famille. Ils ne connaissent pas l'Amérique, ne parlent pas anglais.
— Ils s'y feront, balaya oncle Rodolphe d'un revers de la main. Je m'y suis fait.
— Vous êtes un adulte. Ce sont des enfants.
— Des enfants laissés à la garde d'une fillette sans lettre de recommandation, sans référent ni expérience.
— J'ai fait mes preuves depuis près de quatre ans.
— Et vous êtes mis dans les bonnes grâces des seigneurs du lieu. Aujourd'hui, ils sont partis.
Rodolphe de Valot se leva brusquement et arpenta la pièce. Au creux de la cheminée, un nuage de cendres virevoltait à chacun de ses passages ; on n'avait plus fait de feu depuis plusieurs semaines.
— Il faut parer au plus pressé. Les finances de cette famille sont dans un état lamentable, faute de savoir se séparer du superflu. Ce château est un encombrement, un fardeau trop lourd dans les comptes de Saint-Loup. Si l'on veut que Thibault dispose d'une fortune suffisante pour se relancer une fois la guerre finie, il faut se débarrasser de cette bâtisse.
— Les autres familles de la région ne font pas de même, releva Madeleine.
— Ils étaient riches avant la guerre. Les Dampierre ont d'autres sources de revenus. Vous végétiez déjà quand l'Allemagne est partie en vrille.
— Le comte...
— Parlons-en du comte, releva oncle Rodolphe. Mélanger armée et obligations de rang ont rarement fait bon ménage. Il aurait dû vendre le château dès que son père est mort, après ma belle-sœur, et me rejoindre dans le commerce des cigarettes.
— Il avait une once de panache, lui, répliqua-t-elle du tac-au-tac, acerbe.
Elle cessa de respirer. Nul n'avait jamais critiqué le comte devant elle, encore moins le choix courageux qu'il avait défendu jour et nuit face aux attaques maternelles. Il avait rêvé d'un autre destin que celui auquel on l'avait destiné. Rodolphe de Valot ne pouvait pas comprendre.
— Vous me méprisez, reprit-il le premier. Vous pensez que je ne comprends rien à l'honneur, au désir de gloire, au panache comme vous dites. Et vous avez raison. Charger en casoar et gants blancs, quelle idée stupide. Le frère de ma belle-sœur s'est exposé follement, sans souci du danger pour sa section. Il ne rêvait que de gloire, au lieu de penser efficacité et victoire à moindre coût.
— Vous parlez en ingénieur aguerri aux combines commerciales, souligna-t-elle d'un ton écœuré. Vous êtes de ceux qui vendent cette guerre de fer et d'acier, qui vivent grâce aux obus que vous déversez sur les hommes comme Guy de Saint-Loup. Eux tentent de survivre et subliment le sacrifice que vous leur imposez en l'acceptant volontairement, en refusant de mourir comme des chiens enragés que rien ne guide.
— Les rumeurs disaient-elles vrai, mademoiselle Delorme ? Méfiez-vous, je crois avoir vu dans les papiers juridiques que je pouvais vous renvoyer.
— Voulez-vous vraiment ramener des démons chez vous, en Amérique ?
Un silence. Elle avait visé juste. Rodolphe se souvenait encore de ses précieux rideaux partis en fumée un jour qu'il n'avait pas laissé la bonbonnière ouverte en évidence sur la table – les jumeaux avaient toujours été gourmands.
— Les rumeurs sont des bruits sans fondement – et Dieu, que son cœur saigna, broyé par ce mensonge. Je ne veux que le bonheur des enfants.
— Leur intérêt passe avant leur bonheur.
— Laissez-les-moi Monsieur ! S'il vous plaît, laissez-les-moi !
Il contempla la jeune fille éplorée que les larmes menaçaient. Elle ne parlait pas seulement des enfants, mais aussi du château. Le tout formait un imbroglio sentimental inexplicable. Les Français étaient stupides de s'attacher à de vieilles pierres que rien ne justifiait sinon une date sans valeur. Ils préféraient mourir dans leurs maisons vieillottes plutôt que de voir l'utile.
— Je compte emmener les jumeaux avec moi, en Amérique. J'éduquerai Thibault comme il aurait toujours dû l'être. Je lui apprendrai l'art du commerce, de s'enrichir par la vente, et j'en ferai un businessman. Quant à ce château, une fois la majorité de mon neveu atteinte, je le vendrai et en ferai une dot pour Delphine, afin de la marier à un homme d'affaire d'outre-Atlantique.
— Alors je ne peux rien dire pour vous faire changer d'avis ?
— Mademoiselle, sourit cruellement Rodolphe, cela fait deux mois que je voyage depuis Boston pour ramener les enfants dans le droit chemin. Je vendrai ce château dans quatre ans, en 1921. D'ici là, vous aurez fait vos valises et serez partie, ou je vous ferai arrêter. J'ai cru comprendre que vous aviez des démêlées avec Philippe de Dampierre. Vous vous expliquerez avec lui.
Et oncle Rodolphe sortit de la pièce tandis que Madeleine tombait lourdement à genoux, balbutiante. L'accalmie était donc finie ; Dieu lui prenait tout.
Il fallut annoncer la nouvelle aux jumeaux. En réalité, ils étaient persuadés que leurs mauvais tours finiraient par lasser l'oncle Rodolphe. Aussi n'écoutèrent-ils que d'une oreille les explications embrouillées de leur gouvernante.
— Thibault écoutez-moi, finit-elle par asséner, lasse des grimaces. Votre oncle veut vous emmener en Amérique avec lui.
Le garçon arrêta net ses pitreries et fixa sa gouvernante, incrédule.
— Mais ça n'arrivera pas, n'est-ce pas ?
— Je ne peux pas l'en empêcher.
— Il ne peut pas nous emmener là-bas. C'est vous qui veillez sur nous. Oncle Guy l'a dit.
— Thibault... Oncle Guy n'a pas laissé d'écrit me nommant tutrice légale. Oncle Rodolphe est votre parent le plus proche, et il veut vous emmener avec lui dans sa maison.
— Elle est hideuse sa maison, intervint Delphine. On y est allé une fois avec Papa et Maman, elle sent le cigare.
— Ce n'est pas le problème.
— Mais si Madeleine, c'est le problème, insista la petite demoiselle, têtue comme une mule. On est ici chez nous. Là-bas, on ne connaît personne, et ils parlent une langue bizarre. Là-bas, il n'y aura pas...
Il y eut un silence lourd des ombres passées, puis Delphine conclut difficilement :
— Là-bas, il n'y a pas Papa, Maman, Grand-Mère et oncle Guy.
Alors Madeleine s'agenouilla devant ses protégés et murmura :
— Passons un accord, voulez-vous ? Vous suivrez votre oncle jusqu'à Boston et attendrez votre majorité. Là, il vous incitera certainement à rester – et elle regarda Delphine, frissonnante à l'idée qu'un Américain ventripotent pose les mains sur elle –, mais vous refuserez. Si vous le souhaitez toujours, vous reviendrez ici. Je n'aurai pas bougé, je vous attendrai.
— Ca veut dire qu'on ne vous reverra pas pendant quatre ans ? trembla Thibault.
— Je ne peux pas faire autrement mon chéri...
Elle n'eut pas le temps de finir sa phrase ; les jumeaux s'étaient jetés dans ses bras, des larmes muettes le long de leurs joues pâles. Il n'y avait plus besoin de mots maintenant.
Ils marchèrent jusqu'au cimetière du village l'après-midi. Il fallait dire au revoir aux absents qui reposaient sous terre, protégés par la dalle de marbre. Ils attendraient paisiblement le retour des héritiers. Pendant ce temps, au château, Marthe faisait les valises, le cœur gros ; les petits n'avaient plus rien à se mettre, la tâche était vite accomplie.
Rodolphe de Valot lisait dans le salon le journal fraîchement acheté ce matin. Elle claqua la porte, peu désireuse de le laisser en paix, mais il ne sursauta pas. Cet homme avait-il des nerfs d'acier ? ragea-t-elle silencieusement, les poings sur les hanches.
— Vous vouliez me parler ?
— Laissez-moi habiter au château jusqu'en 1921. Lorsque Thibault atteindra sa majorité, vous me chasserez d'ici si bon vous semble.
Oncle Rodolphe prit le temps de replier les pages du journal repassé par Tom, afin de se donner une contenance. Y avait-il un piège dans cette demande ?
— Que vous importe-t-il de vivre ici pendant quatre ans, loin de tout, dans ces pierres qui suintent l'humidité et l'effondrement imminent ? N'avez-vous nulle part où aller ?
— Je n'ai plus de toit depuis la mort de mon grand-père en 1915. Mais... – et elle hésita un instant : il rirait de sa volonté d'attendre un disparu pendant quatre ans, lui qui ne vivait que dans l'avenir excitant. J'ai promis aux enfants d'être là dans quatre ans s'ils acceptaient de vous obéir jusque-là.
Le dernier représentant des Valot fronça les sourcils. Des jumeaux sages, cela lui paraissait une douce utopie. Sa moustache grossièrement coupée pendant une sieste lors de son dernier séjour au château lui restait encore en travers de la gorge. Et son frère n'avait jamais voulu les punir de ce blasphème.
— Conclu. Quelques semaines avant la majorité de Thierry, je vous enverrai un télégramme vous rappelant votre promesse.
Elle passa sur le prénom, grinça des dents et sortit sans rien demander de plus. Elle était fatiguée de respecter les convenances sociales. Elle croisa Delphine dans l'escalier qui attendait sans dire un mot, et l'emporta dans ses bras. Ce soir était leur dernier instant ensemble. Thibault était déjà dans son lit, yeux fermés. Mais la jeune fille savait qu'il ne se serait jamais endormi sans lui souhaiter une bonne nuit. Un baiser pour Delphine, quelques longues minutes assise au bord de son lit à guetter sa respiration tranquillisée, et Madeleine se leva dans un soupir. Les heures passaient trop vite près de ses protégés. Elle tressaillit en croisant deux yeux de feu ; Thibault ne dormait toujours pas.
— Madeleine, chuchota le garçon du fond de son lit.
— Oui mon chou d'amour.
— Vous auriez dû vous marier à oncle Guy. Il ne pourrait pas nous emmener aujourd'hui.
Un énième coup transperça le cœur de la pauvre petite demoiselle. Que pouvait-elle répondre à son protégé, si ce n'est qu'elle avait presque supplié le comte de l'épouser, presque un an auparavant ? Il était trop tard pour les regrets. Alors pourquoi une larme roulait-elle le long de sa joue, elle qui n'avait plus pleuré depuis l'enterrement de la comtesse douairière ? Etait-ce le prénom de celui qui occupait ses pensées sans qu'elle ne parle jamais de lui ? Sa présence était une brûlure incessante et douloureuse, dont elle ne se serait séparée pour rien au monde. Quelle étrange créature que l'être humain, qui souffre et aime sa douleur. Elle entoura Thibault de ses bras et l'embrassa doucement ; il venait de lui donner son approbation, lui le plus farouche des deux enfants.
Le lendemain fut rude. Oncle Rodolphe réveilla la maisonnée à six heures du matin, ordonna un petit-déjeuner digne des plus beaux temps du château, et houspilla Marthe lorsque celle-ci lui répondit vertement qu'il pouvait aller chercher lui-même ses œufs au poulailler. Il eut un lourd un regard de rancune envers tous, réprimanda Delphine qui ricanait sans discrétion, mais ne dit rien à Madeleine et Thibault. Le petit garçon était amorphe depuis le réveil.
Tom embarqua les jumeaux, oncle Rodolphe et Madeleine dans sa voiture. Marthe embrassa les enfants et les serra contre son large cœur avant de s'enfuir pleurer dans la cuisine. Elle n'aurait jamais cru vivre la déchéance familiale lorsqu'elle était arrivée au château dans les années 1860. Madeleine enlaça les jumeaux, et la voiture serpenta le long de la route jusqu'à la gare.
Celle-ci était noire de monde, et le chef de gare ne savait plus où donner de la tête, pauvre homme bien embarrassé par l'afflux de personnes dans son repaire. Oncle Rodolphe prit les choses en main et dirigea la troupe jusqu'au wagon. Là, il s'empara d'une main ferme des bagages des enfants, place le sien par-dessus, et congédia Tom d'un revers dédaigneux de la main.
— Je vous laisse cinq minutes pour dire au revoir à votre ex-gouvernante. Après ça, nous ne parlerons plus qu'en anglais, et toute référence à Saint-Loup de Naud sera interdite.
Les jumeaux se tournèrent aussitôt vers Madeleine, à l'affût d'une réplique cinglante. Elle frémit, ne put rien dire. Elle avait promis.
— Madeleine... chuchota Thibault, la voix écrasée par la peur.
— Ne vous inquiétez pas mon grand. Vous avez quatorze ans, vous n'oublierez pas Saint-Loup en quatre petites années. Et vous êtes ensemble. Ne vous séparez jamais l'un de l'autre, c'est promis ?
Elle se redressa. A trois pas derrière elle, Tom détournait pudiquement le regard pour cacher une larme impromptue. Oncle Rodolphe empoigna les enfants d'un geste sec, les fit monter dans le train et adressa un dernier regard venimeux à celle qui avait défié son autorité pendant deux jours. Elle ne cilla pas – elle avait connu l'absence, l'annonce de la mort du comte, et depuis cette attente qui lui brisait le cœur chaque seconde cruelle qui passait – et envoya un dernier baiser aux enfants qui la dévisageaient, le nez collé contre la vitre poussiéreuse de la locomotive. Les roues s'ébranlèrent, la machine de fer grinça et le nuage de fumée à l'avant enveloppa la bête d'acier, comme pour lui donner le courage de s'élancer. Le visage des héritiers s'effaça peu à peu et une main anonyme abaissa le voile de tulle fin pour se dérober au soleil et aux regards. Madeleine laissa alors retomber sa main, l'âme en feu. Le train qui fuyait dans un panache de fumée emportait ce qui restait de son cœur.
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Non, ce n'est pas une nouvelle partie très joyeuse, notre héroïne accuse coup sur coup...
Mais il faut toujours espérer, n'est-ce pas...? ;)
Elynion
P.S : Ouiiiiii, gold_hope, je sais qu'il n'y avait pas encore la suite ! J'avais oublié d'écrire ce petit mot !! XD Voilààà, elle est là. <3
https://youtu.be/DwTogmKwYWo
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