35. De la nécessité d'espérer (2)

C'est un peu long, désolée. Mais je n'ai vu aucun découpage logique. Bonne lecture ! Ely

Novembre 1916

Madeleine tenait un journal qui retraçait fidèlement les heures du château. Tout était consigné avec la méticulosité qui caractérisait la demoiselle. La santé du comte, les leçons des jumeaux, les entretiens avec la comtesse... Nul n'avait le droit de regarder ce que sa plume traçait énergiquement sur le papier au grain épais. Ce matin, Guy avait fait une longue promenade à pied, appuyé sur son bras, comme pour se rassurer. Thibault et Delphine avaient couru autour d'eux, trépignants de joie devant leur oncle. Il parlait chaque jour de façon plus distincte, malgré les quintes de toux qui semblaient vouloir lui arracher la gorge par moment. Alors Madeleine répétait inlassablement qu'il fallait faire preuve de patience. Tout était toujours question de patience.

—    Le docteur Chason devrait revenir ce soir de Paris. Il a envoyé un télégramme qui annonçait sa venue.

—    Les métayers... sont-ils revenus ?

Annie de Saint-Loup observa son fils sans mot dire. Leur domestique avait pris la direction de la demeure ancestrale ; et si elle demandait son avis à Guy sur telle ou telle question, c'était plus par délicatesse que par réelle nécessité. Le comte était réduit à peu de choses, dépendant d'une simple gouvernante. Il lui avait appris quelques notions rudimentaires de comptabilité pour gérer au mieux son absence perpétuelle ; elle avait complété les lacunes par elle-même. L a comtesse se contentait d'observer ces arrangements sans mot dire. L'image de son époux, si fier, altier à chaque instant, la fit soupirer. Guy suivit le chemin de ses pensées sur son visage, et ne dit rien. Sa mère ne s'était jamais souciée de cacher ses sentiments.

La main fraîche de Madeleine sur son épaule lui permit de rester calme, et il haussa presque les épaules. La comtesse s'était retranchée derrière ses illusions, et vivait dans un monde qui n'existait plus depuis près de cinquante ans. Elle survivait à l'abri de ces pierres pluricentenaires sans même remarquer qu'elles menaçaient de lui tomber dessus, dépassée par les événements. Thibault accourut, et déposa sur les genoux de son oncle le cerf-volant qu'il leur avait offert il y a deux ans, une éternité.

—    Mon oncle, je voudrais jouer avec vous au cerf-volant.

—    Je le voudrais bien Thibault, mais j'ai ordre de rester assis par le Cerbère de ce château. Peut-être ce soir si... si l'hydre terrible le permet.

Le petit garçon esquissa une moue joyeuse qui signifiait beaucoup pour lui, s'esquiva devant le regard faussement sévère de sa gouvernante, et rejoignit Delphine auprès de l'étang. Alors Guy releva les yeux, et Madeleine sourit de fierté ; son beau regard gris sali par la boue des tranchées redevenait plus clair, peu à peu voilé d'un rideau d'azur pur. Il n'était pas devenu aveugle cette nuit-là ; elle en avait pleuré de joie et remercié le Ciel.

—    Tu t'épuises, marmonna-t-il, freiné par une violente quinte de toux. Il ne remarqua pas le tutoiement, aveu involontaire de sa tendresse.

—    Les Saint-Loup m'exploitent, quand mes ancêtres se sont battus pour me libérer de votre joug, répliqua-t-elle du tac au tac.

Annie de Saint-Loup s'étouffa sous l'indignation, le comte éclata de rire, vite arrêté par une énième douleur. Madeleine se mordit la lèvre, penaude devant le regard furieux de la douairière, et pourtant ravie. Le faire rire, lui changer les idées, le détourner de ses pensées morbides l'avait prévenue le médecin de la famille. Le rendre heureux en un mot, pour lui faire oublier ce qui le rongeait. Et voilà qu'elle jouait le boute-en-train de la demeure, elle la jeune fille calme et posée dans le moindre de ses geste ; il est si facile d'être courageuse devant l'homme qu'on aime.

La comtesse battit en retraite vers son château, et Guy s'empara de sa main, heureux comme un roi. Le soleil brillait sur eux, il se remettait peu à peu. Elle était à ses côtés, son soutien inébranlable. Et Marthe préparait son chocolat chaud – comment faisait-elle pour trouver du chocolat après trois ans de guerre ?

—    Une hydre donc.

—    Terrible Cerbère du comte de Saint-Loup.

—    Devrai-je vous jeter dans l'étang pour vous rappeler mes attributions dans cette maison, mon patient têtu ?

—    Mademoiselle, vous ne semblez pas respecter celui qui vous emploie, releva le jeune homme d'un ton qui fit frissonner les jumeaux, à quelques pas de là – ils n'avaient pas perdu l'habitude des gronderies dites avec cette voix-là. 

—    C'est que je désespère d'être payée, répliqua-t-elle du tac au tac. Et j'ai la bonté de ne pas inclure les arriérés... monsieur le comte.

—    Ayez celle de vous rappeler mon titre quand votre langue vous démange d'aller trop loin.

Tom, qui faisait briller les feux de la voiture à quelques pas de là, écarquilla les yeux. Quel était ce dialogue digne des salons de l'Ancien Régime ?

—    La République ne nous confère-t-elle donc pas l'égalité ?

Le jeune homme tenta bien de prendre un air sévère à l'évocation de la Gueuse, mais il ne put résister à la moue presque angélique de sa demoiselle. Tendrement, discrètement, il embrassa la petite main posée avec confiance sur son bras. En dépit des privations et de leur secret à dissimuler, ils étaient heureux.

**********

Noël 1916

La petite église de Saint-Loup de Naud avait été restaurée aussi bien que possible. Le vieux curé avait constaté l'ampleur des dégâts en silence, puis avait retroussé ses manches et tout nettoyé avec l'aide de quelques bonnes âmes du village. Madeleine était venue apporter son aide, accompagnée de Tom et des jumeaux, tandis que la comtesse était, comme d'habitude, restée au château à l'ombre de ses souvenirs mélancoliques. En cette nuit de Noël, alors que les combats continuaient de faire rage au loin, la famille Saint-Loup était rassemblée sur le même banc. Par souci des apparences, Madeleine avait rejoint Marthe et Tom sur le banc des serviteurs, derrière le comte ; celui-ci s'était retourné quelques instants, désireux de lui faire comprendre ce qu'il pensait de cette mascarade. Mais il n'avait rien dit. Ce n'était pas encore le moment.

La messe fut rapide, et de chaque cœur s'éleva une prière fervente pour les soldats qui passaient Noël loin de chez eux. Guy observa les lèvres qui remuaient silencieusement, les yeux clos pour mieux supplier, les visages avides d'espoir. Lui était coincé ici, abîmé par un gaz toxique qui l'empêchait encore de respirer correctement. Il marchait depuis un bon mois, parlait avec moins de pause pour reposer sa voix ; mais le docteur Chason avait balayé ses espoirs d'un simple mouvement de tête peu engageant. Le capitaine ne repartirait pas de sitôt. Il observa à la dérobée Madeleine ; priait-elle pour qu'il soit réformé, elle aussi ? Ou bien laissait-elle leur avenir aux mains de Dieu ? Ce doute le taraudait, sans qu'il ne trouve l'occasion ni le courage de lui en parler.

On se pressa sur le parvis de l'église, Tom courut chercher la voiture, et Thibault se haussa sur la pointe des pieds pour expliquer à sa gouvernante combien l'encens sentait bon. Delphine bailla à s'en décrocher la mâchoire, l'heure de se coucher était largement passée. Dans la voiture, elle somnola contre l'épaule de Madeleine, tandis que Thibault, entre elle et son oncle, jouait avec les boutons de son manteau chaud ; la comtesse avait trouvé ses dernières économies, nul ne savait où dans le château, pour que les enfants soient correctement vêtus. Il était temps que la guerre se termine, songea Madeleine, le cœur serré. Leurs vêtements étaient trop petits désormais, ils ne pourraient plus les porter d'ici leur anniversaire, en mars Guy profita de l'obscurité bienfaisante de la voiture pour étendre le bras, et sa main effleura la sienne. Elle s'appliqua à ne pas sursauter, et répondit à son étreinte, plus détendue. Qu'importait après tout, il était là.

Au château, seule la salle de réception était éclairée par quelques bougies à la flamme vacillante. Le comte monta se changer, suivie de sa mère, les enfants se précipitèrent dans les jambes de Marthe pour assister aux derniers préparatifs du repas, et Tom s'esquiva sans qu'on sache pourquoi. Seul le regard de la vieille cuisinière se fit lourd ; la gardienne du château semblait connaître les secrets de chaque cœur de la maisonnée.

—    Nous sommes presque tous prêts, déclara enfin la comtesse de Saint-Loup avec le sourire courageux qu'elle arborait à chaque Noël. Dirigeons-nous vers la table je vous prie, le repas ne devrait pas tarder à commencer.

Madeleine jeta un coup d'œil vers la porte puis l'escalier plongé dans la pénombre ; il n'arrivait pas. Elle laissa les enfants près de leur grand-mère et monta les marches en silence jusqu'à sa chambre. Elle hésita imperceptiblement, frappa trois coups et entra.

Il se tourna vers elle, les cheveux ébouriffés, en chemise. Sa veste reposait sur l'unique fauteuil de la chambre, près de l'imposante cheminée. Son pantalon était impeccablement repassé, ses chaussures soigneusement cirées ; mais les sourcils froncés et la langue à moitié tirée indiquaient une concentration extrême. Le jeune homme se battait contre un bouton de manchette récalcitrant et têtu.

—    Ne bouge pas, lança-t-elle dans un sourire. Je vais t'aider.

Il se laissa faire, une moue charmante sur les lèvres. Le bouton d'or fut épinglé par les doigts habiles, et Madeleine lissa du plat de la main la chemise immaculée. Le désir irrépressible de le toucher grimpa en elle et la tenailla. Elle en trembla ; sous son regard brûlant, elle ne savait plus où se mettre, rouge de confusion. Il porta la petite main à ses lèvres, l'embrassa avec ferveur et chuchota d'une voix rendue rauque par le désir :

—    Ma chérie... ils nous attendent.

Pourtant, il l'enlaça et elle ferma les yeux, harassée de fatigue. Sa tête posée sur l'épaule ferme qui s'offrait, elle murmura, ses mains agrippées à lui :

—    Je t'aime... Si seulement tu savais à quel point je t'aime.

Il reçut cet aveu tel un cadeau et ne répondit rien, songeur. Qu'avait-il bien fait pour la mériter, lui qui s'était contenté de vivre en conformité avec son rang jusqu'en 1913, jusqu'à la rencontrer, demoiselle couverte de farine et fraîche de spontanéité. Il étouffa un rire à ce souvenir heureux, alors que l'Europe était en paix.

—    Pourquoi ris-tu ?

—    Je songeais à ma petite fiancée en train de préparer une brioche pour le thé, enfarinée et échevelée, me prenant pour un petit bibliothécaire pâlot.

Elle le frappa, amusée sous son masque de sévérité. Il attrapa son poing au vol, dénoua les doigts vengeurs et l'embrassa tendrement.

—    Je t'aime, ma chérie. Plus que n'importe qui au monde.

Il la relâcha, prit sa veste et la passa dans un mouvement fluide qui trahissait l'habitude. Puis, sa main nouée à celle de sa demoiselle, il marcha jusqu'au perron des escaliers.

—    Attends. Je voudrais t'offrir ton cadeau de Noël ici.

Ils regardèrent d'un même ensemble vers le salon en bas, à peine éclairé. Le murmure des discussions s'élevait avec peine, et aucune voix ne perçait le silence paisible qui s'était installé dans la demeure. Il semblait que tout était enfin à sa place après des années de troubles et d'incertitudes.

Le jeune homme sortit de sa poche un écrin de velours plus doux que la soie de Chine et se pencha.

—    Il appartenait à ma grand-mère maternelle, murmura-t-il.

Madeleine ouvrit la petite boîte qui sentait bon le siècle dernier. Un bracelet vermeil reposait au creux du tissu plus noir que les ailes de la nuit. Elle rosit ; peu de temps après la mort de son cher Papet, elle avait vendu les quelques bijoux qu'elle possédait, héritage de sa mère disparue quinze ans plus tôt. La vente de bijoux explosait, chacun se débarrassait du superflu pour tenter de survivre. L'usurier parisien à qui elle s'était adressée lui avait fait comprendre que ses pierres ne rapporteraient pas grand-chose. Elle avait à peine pu confectionner un colis pour le front. Il passa le bracelet à son poignet, savourant la finesse fragile des os qui se dessinait sous la peau, et chuchota :

—    J'ai cru comprendre que tu avais tout sacrifié voici plus d'un an.

Comment avait-il su ? Une étincelle malicieuse dans ses yeux lui rappela que le jeune homme n'était pas un imbécile. Trois plaquettes de chocolat ne se trouvaient plus aussi facilement, et les produits frais étaient introuvables dans la capitale ; encore se trouvait-on un peu mieux loti à la campagne. Elle observa les reflets pourpres qui luisaient dans la pénombre discrète. C'était le premier bijou qu'on lui offrait.
Il l'embrassa tendrement, leurs mains jointes entre eux. Mais un remous de chuchotis les tira de leurs rêveries bienheureuses. En bas, on devait s'impatienter.

—    Y allons-nous mademoiselle ? proposa Guy en lui offrant son bras, un sourire charmeur aux lèvres.

—    Avec plaisir monsieur le comte.

Ils descendirent l'escalier imposant l'un contre l'autre, leurs pieds effleurant le tapis épais témoin de leur échange amoureux. Ce soir, pour l'instant, ils étaient heureux et fiers comme des rois.

Le dîner s'effila entre les mains pressées du temps. La comtesse se retira les crevettes à peine terminées ; la vieille femme avait ressenti jusqu'en plein cœur le décalage entre les somptueuses réceptions du Second Empire, alors que sa belle-mère était encore reine de la demeure, et ce pauvre dîner, où les serviteurs se mêlaient à eux. La comtesse partie, l'ambiance se détendit imperceptiblement. Tom promit à Thibault de lui sculpter un canon de bois, à Delphine une petite carriole pour promener ses poupées de porcelaine. Marthe soupira devant la pauvreté du repas – encore avait-elle eu quelques fruits de mer d'un de ses cousins proches. Madeleine s'empressa de lui changer les idées, et Guy prit part à la discussion sur le potager créé derrière la demeure, près de l'étendoir. Monsieur Gavorgue n'était plus là, on faisait un peu ce qu'on voulait. L'utilité primait sur l'apparence.

Deux heures sonnèrent dans le hall d'entrée, les jumeaux furent couchés dans la foulée. Marthe disparut dans son repaire afin de faire la vaisselle avant de dormir quelques heures. Tom prit congé et monta dans sa petite chambre. Madeleine et Guy restèrent seuls.

—    Ma mère n'était pas très heureuse ce soir.

—    Elle est préservée de ce qui se passe en France, nous y veillons tous. Mais les occasions lui montrent que tout a changé ici.

D'un regard, Guy la remercia de protéger autant que possible la vieille dame.

—    Et les enfants ?

—    Ils savent que c'est difficile. De plus en plus d'avions survolent les environs et l'on se réfugie tous à la cave, jusqu'à ce que le danger soit écarté.

Le silence retomba entre eux et s'appesantit dans la pièce. Appuyée au chambranle de la cheminée, Madeleine regardait les grenats scintiller à la lumière du feu brasillant. Muet, le capitaine l'observait, les bras croisés. Ce bijou devait appartenir à sa femme, avait exigé sa chère grand-mère. Il l'avait gardé dans le tiroir de sa table de chevet sans se résoudre à l'offrir à Cécile de Dampierre. Jusqu'à ce soir, il n'avait jamais rouvert le meuble.

—    Merci, soupira-t-elle finalement, la gorge nouée. Merci beaucoup.

—    Ce n'est pas une bague de fiançailles ; les choses iraient trop vite entre nous, n'est-ce pas ? plaisanta-t-il.

Madeleine releva la tête, sourcils froncés, soudain furieuse. Trop vite ? Ils se tournaient autour depuis trois ans, il ne s'était déclaré que l'année dernière. Se moquait-il d'elle ?! Il attrapa au vol son regard noir.

—    Je te taquinais Madeleine – il ne l'avait jamais appelée par son surnom, Moineau ; il était le diminutif affectueux de Victor, ce rival boiteux qu'il haïssait cordialement dix-huit mois plus tard.

Elle bougonna, mordue au cœur. Sa plaisanterie lui rappelait l'instabilité de leur relation. Le médecin de Tours le lui avait bien dit, lui.

—    Monsieur l'officier, où allons-nous ?

—    Vers une conversation pénible, je le crains, répondit-il, sourcils froncés à son tour.

—    Je veux dire, que va-t-on faire ? Votre mère est au courant – il nota avec une grimace le voussoiement ; la demoiselle était en colère. Thibault et Delphine sont sans repères, et...

—    Ils ne savent pas, l'interrompit-il presque brutalement. Ils n'auraient pas pu se cacher face à cela.

—    Guy... où allons-nous ?

Il souffla pour cacher son agacement. Dieu, les femmes étaient trop compliquées ! Tout allait bien ce soir ; ils étaient ensemble, sans obus, sans ennemi, sans blessure grave. Ils auraient pu parler de n'importe quoi ; de la messe, du dîner, même des jumeaux, qui étaient plus heureux depuis qu'il était revenu au château. Mais elle avait décidé de mettre le sujet du mariage sur le tapis.

—    Vous voulez toutes me passer la bague au doigt. C'en devient gênant, répliqua-t-il enfin.

Elle tressaillit. L'allusion claire à Cécile était un coup bas. Il le savait ; mais il avait absolument voulu la faire taire. Elle croisa les bras.

—    Très bien. Je ne veux pas vous mettre mal à l'aise, monsieur.

—    C'est-à-dire ?

—    Que je repars pour Paris demain matin.

Ce fut son tour de sursauter. Paris, la capitale où l'on oscillait entre réceptions dénudées de pudeur et restrictions alimentaires plus que strictes ; Paris, où ce satané boiteux rôdait, maître de la librairie.

—    Tu ne vas pas... Ma famille a besoin de toi.

—    Votre famille ?

Il hésita quelques instants, secoua la tête comme pour se battre contre lui-même, puis marmonna :

—    Moi. Moi, j'ai besoin de toi.

Elle fit la moue, victorieuse mais pas satisfaite. Ils s'éloignaient du sujet. Et le rappel de la demoiselle de Dampierre la blessait plus qu'elle ne l'aurait cru. Etait-elle donc si jalouse pour craindre un fantôme disparu ?

—    Guy, réfléchis.

Il secoua la tête, borné. Elle se surprit à sourire, presque amèrement ; était-elle si impossible à marier ?

—    En ton absence, nous vivotons. La moindre attaque contre le domaine, le plus petit problème et nous serons démunis. Ta mère est incapable de décider quoi que ce soit, les jumeaux...

—    Et si je meurs ? l'interrompit-il à voix basse. Si je prends une balle perdue deux jours après notre mariage ? Tu te retrouveras seule à la tête de ce château qui tombe en ruines. Et ma famille ne te sera d'aucun secours, au contraire.

Elle fronça les sourcils, contrariée. Il s'enfermait dans ses peurs, sa crainte du lendemain. Peut-être était-ce sa présence qui la réconfortait ; mais elle n'avait pas peur, elle, de ce qui les attendait. Et puis... le médecin militaire ne lui permettrait pas de repartir sur le front. Pas tout de suite. Et peut-être jamais.

—    Tu ne réalises pas ce que ce sera, poursuivit le jeune homme en secouant la tête. Tu seras seule, tu devras t'occuper de tout, des métayers et de ma famille, pour perpétuer un mode de vie malgré tout condamné à disparaître. Ce serait une attache à laquelle tu n'es pas tenue.

A cet instant seulement, il releva la tête, et la lueur de triste lassitude qui brilla dans ses yeux lui serra le cœur. Il était seul depuis la mort de son père, enchaîné à une terre qu'il aimait de façon charnelle, mais qui ne produisait plus grand-chose. C'était une lourde charge pour un jeune homme de vingt-quatre ans. Elle n'avait jamais compris ce fardeau qu'il portait en silence depuis la mort de son père, voilà cinq ans.

—    Je comprends, déclara-t-elle d'un ton enjoué qui cachait ses larmes. Ce serait compliquer la situation de toute façon.

—    Madeleine...

—    Et puis, une fois la guerre finie, cette décision serait difficile à expliquer.

—    Madeleine.

—    D'autant que tes relations verront comme une mésalliance cette union incompréhensible.

—    Madeleine ! s'écria-t-il.

Et il l'enlaça pour la faire taire, la serra si fort contre lui que tous ses doutes s'effritèrent.

—    Je ne veux pas t'assommer sous cette charge ma chérie, ce n'est pas la tienne. Mais à la fin de cette guerre, si tu le veux toujours, je te donnerai mon nom, mon cœur, ma famille et tout ce qui m'appartient. Et alors, rien ne nous séparera plus, ni l'armée, ni l'Allemagne, ni rien.

Elle écouta cette déclaration enflammée, blottie contre lui, et ferma les yeux pour mieux écouter les battements de son cœur affolé, tout près d'elle. Il respirait vite, un peu trop vite. Malgré ses dénégations, il n'était pas encore tout à fait guéri. Et pour cause ; il n'était là que depuis deux mois. Qu'il marche sans trop d'hésitation, qu'il puisse parler aussi facilement, c'était déjà un miracle. Elle avait promis de faire déposer un autre exvoto dans l'église, afin de remercier le Ciel tout entier de cette guérison.

—    Madeleine... nous n'avons jamais dansé ensemble.

—    Quand aurions-pu danser ? La dernière réception était en juillet 1914, il y a plus de deux ans. Et je n'étais que la gouvernante des enfants à cette époque.

—    Tu étais bien plus que ça, déjà... Etais-tu aveugle à ce point-là ?

—    Invitez-moi à danser plutôt que de me taquiner, monsieur l'officier !

Il alluma la radio et fronça les sourcils devant l'appareil. Il lui semblait la reconnaître, sans trop de détails précis cependant. Le souvenir s'échappa et il haussa les épaules. Peu importait en réalité. Le château dormait, ils restaient seuls, tous les deux. Ces moments étaient à lui, il en avait rêvé si souvent ces trois dernières années. Une musique s'éleva, on fêtait Noël partout en France et en Europe. Les morceaux de valse se succédaient, pour oublier. Oublier, le second verbe de leurs temps de guerre.

—    Mademoiselle...

Il ne put aller plus loin. Une violente quinte de toux le fit ployer, et il se recroquevilla sur lui-même. Madeleine se jeta à ses côtés, attrapa son bras et le serra contre lui en chuchotant des mots de réconfort pour le calmer. A l'intérieur, il sentait ses poumons crisser sous la douleur aiguë qui le terrassait de plus belle. Il n'avait jamais autant souffert depuis qu'il était revenu.

Madeleine ne sut trop quoi faire devant cette nouvelle crise. Alors, doucement pour ne pas l'effrayer, elle attira sa tête contre son épaule et, sans ployer, murmura mille choses confuses qui n'avaient ni queue ni tête. Elle ne voulait pas le raisonner comme après un cauchemar ; avec une simplicité délicate, en priant pour ne pas aggraver les choses, elle se contenta de lui marmonner des mots indistincts, des phrases décousues qui le calmèrent peu à peu. Il releva la tête, prit une respiration tremblante, et la regarda dans les yeux. Elle était comme un livre ouvert. Et dans son regard se disputait l'inquiétude au soulagement. Il ne repartirait pas de sitôt.

**********

Mars 1917

Ceux qui n'ont pas vu Saint-Loup de Naud dans la lumière matinale du printemps qui s'éveille, les rayons du soleil effleurer les tuiles des maisons et l'herbe des champs ployer sous la brise fraîche courant les routes de terres, ceux-là n'ont pas encore vécu. L'air lui-même respire le réveil de la vie. Au château, où les fenêtres n'étaient jamais ouvertes, on tournait en rond, on se marchait dessus, on devenait grincheux. Aussi, dès la première esquisse de ciel bleu, Madeleine avait pris les jumeaux par la main et les avait entraînés sur les routes pierreuses des environs. Guy s'était joint à eux pour se changer les idées. Voilà un mois, il avait envoyé un courrier à ses supérieurs pour reprendre du service, après une nouvelle visite médicale. Il attendait le verdict. Inquiète, Madeleine s'était ouverte au docteur Chason. Le médecin l'avait rassurée ; le comte ne partirait pas maintenant. Et, selon lui, probablement jamais. 

Ils remontèrent tranquillement la rivière du Dragon. Delphine ramassait chaque plus de canard ou d'oiseau dénichée sous les pierres, feuilles et débris de bois ; Thibault chassa d'abord les grenouilles, puis tenta de jeter des pierres sur l'eau, en vain. Devant son regard dépité, son oncle rit de bon cœur et s'accroupit à ses côtés :

—    Le secret, c'est de choisir une pierre plate, un galet surtout. Après, tiens-le à l'horizontale.

Le tu avait succédé au voussoiement, de rigueur dans cette famille. Lorsque Thibault avait rendu les armes face à sa gouvernante, les choses avaient changé. Au sein d la demeure, l'ambiance était plus calme, plus sereine. Et les jumeaux s'étaient beaucoup rapprochés de leur oncle.

Guy dénicha un galet, le soupesa, et le fit ricocher sur la surface calme de la rivière. Le caillou rebondit trois fois, puis s'enfonça dans le manteau transparent de l'eau douce. Delphine applaudit. Quatre, cinq, six galets volèrent sur les tranquilles remous de la rivière. Thibault n'y arrivait pas.

—    Rhaaa ! grogna-t-il en désespoir de cause.

—    Tu ne sais pas faire, tu ne sais pas faire, se moqua sa jumelle.

Il lui jeta un regard noir, elle lui tira la langue... et tous deux se retrouvèrent la tête dans l'eau, éberlués, dans un grand éclat de rire. Guy n'essaya même pas de prendre un air coupable face au regard de reproches de la gouvernante. Les jumeaux hurlèrent de joie, s'éclaboussèrent à qui mieux mieux et tentèrent d'attirer leur oncle dans la rivière brusquement plus vive. Il se prêta au jeu, prit Madeleine par le bras et l'entraîna à sa suite.

—    Oh mon oncle, s'écria enfin Thibault à bout de forces. Pouvons-nous rester ici jusqu'à la fin de l'après-midi ? S'il vous plaît mon oncle.

Il se redressa, jeta un coup d'œil au ciel puis à sa montre. Enfin, il regarda Madeleine, et sourit :

—    Demandez à votre gouvernante. C'est elle qui décide.

Quatre yeux suppliants se posèrent sur la jeune fille qui acquiesça de la tête, trop heureuse de faire plaisir à ses petits protégés. Et, l'espace de quelques heures, tous oublièrent les chagrins, les soucis et les privations qu'ils enduraient ici-bas.
Ils rentrèrent en chahutant gaiement, le long des routes poudreuses. Profitant des enfants qui couraient devant eux, à la recherche d'insectes farfelus, Guy attrapa la main de sa demoiselle et la serra fort. Le ciel se couvrait peu à peu de nuages noirs, ils tremblaient de froid, tous trempés. Marthe les gronderait, insouciante du rang ou des titres. Avec un peu de chance, la comtesse ne saurait rien, et l'on échapperait à son regard horrifié. Madeleine prévoyait déjà un bon bain chaud pour tout le monde.

Ils s'éclipsèrent discrètement vers l'escalier pour se réfugier dans leurs chambres. Guy resta un instant dans le hall d'entrée, juste le temps de vérifier le courrier déposé par Tom une heure plus tôt. Elle le laissa seul ; il n'avait pas envie de partager sa déception.

Le dîner fut expédié, on avait déniché cinq pommes de terre rabougries dans la réserve pour le souper des petits. Madeleine les coucha rapidement, leur lut deux histoires, les embrassa de toute la tendresse de son cœur maternel, et souffla la bougie. En bas, la comtesse attendait, déjà attablée à la grande table de la salle à manger. Marthe déposa le potage, Guy récita le bénédicité, très pâle, et mangea sans un mot. Elle le regarda à la dérobée, sans parvenir à attirer son attention.

—    La promenade fut-elle bonne ? s'enquit la comtesse.

—    Excellente. Les enfants se sont bien dépensés, et ont joué près de la rivière du Dragon.

—    Et vous mon fils ? Avez-vous pu regarder l'état de nos métairies ?

Il se contenta de lui adresser un regard sombre. Sa mère lui rappelait toujours son devoir vis-à-vis de ses terres, sans jamais une quelconque pointe de subtilité.

—    Mademoiselle Delorme est tout à fait à même de s'en charger.

Annie de Saint-Loup comprit la leçon mais ne posa aucune question à la gouvernante de ses petits-enfants. Elle fermait les yeux sur beaucoup de choses ; elle n'étalerait pas les affaires de famille devant ses serviteurs. Madeleine interpréta parfaitement le coup d'œil que la vieille dame lui lança, et baissa la tête. Guy avait raison au fond ; la comtesse n'accepterait jamais une telle alliance. Il leur faudrait attendre des jours plus heureux.

Le capitaine abrégea d'ailleurs le dîner et jeta sa serviette sur la table, pressé d'en finir. Elle débarrassa sans un mot, aida Marthe à faire la vaisselle, et apporta à la comtesse douairière sa tisane du soir.

—    Ne m'en veuillez pas chère Madeleine. Vous savez bien que j'ai une affection toute particulière pour vous. J'agis au mieux pour les intérêts de mon fils.

La demoiselle se retira sur ces mots, le cœur écharpé. Trois ans de bons et loyaux services l'avaient menée à entendre ce refus ferme qui faisait saigner ses sentiments. Elle secoua la tête et monta l'escalier tordu vers sa chambre. Guy faisait les cent pas dans la sienne ; elle hésita à entrer pour lui répéter les paroles de sa mère, puis se résigna. A quoi bon ? Il lui rappellerait simplement que ceci motivait sa décision de ne pas aller plus loin avec elle pour l'instant.

Elle entra dans sa chambre, se changea prestement, et s'agenouilla devant le petit crucifix planté au sommet de son lit. Le chapelet de buis au creux de sa main, elle ferma les yeux. Il toqua à sa porte, et entra sans attendre son acquiescement.

—    Guy ? Qu'y a-t-il ?

Un rapide coup d'œil vers la lettre froissée qu'il tenait dans sa main lui suffit. Il venait finalement lui en parler.

—    Madeleine... je repars demain.

Elle se redressa d'un bond. Non. Cela ne pouvait pas se passer ainsi !

—    Non ! Non, ce n'est pas possible !

—    La visite médicale a conclu que j'étais apte pour le front. Tom m'emmène à la gare demain matin.

—    Mais Guy, vous êtes encore malade ! Vous êtes blessé !

—    Madeleine... je suis guéri. Le docteur Chason lui-même me l'a affirmé voilà un mois.

—    Mais à moi, il m'a dit...

Elle ne put rien ajouter, les larmes au bord des yeux. Le docteur lui avait donc menti ces dernières semaines, quand l'inquiétude la submergeait. Il lui avait dissimulé la vérité chaque jour. Elle releva la tête, féroce dans son désespoir.

—    Reste Guy. Je t'en supplie, reste !

—    Madeleine, tu sais bien que je ne peux pas désobéir aux ordres.

—    Cette nuit. Je t'en prie, reste avec moi.

Il tressaillit, malgré lui une vision du passé se dessina devant lui. Mais elle alla à lui, rompit les brumes du souvenir et poursuivit :

—    Laisse-moi passer cette nuit à tes côtés ! Dormir dans tes bras, cette nuit, juste cette nuit.

Il la saisit aux épaules, comme pour éloigner toute tentation, et murmura :

—    Chérie... tu sais que si cela s'apprend...

—    Peu importe. Je veux juste être avec toi.

Il la prit dans ses bras, la porta jusqu'au lit, et l'enlaça. Elle se pelotonna contre lui. Dans ses mains, son chapelet qu'elle n'avait pas lâché scintilla imperceptiblement, et il souffla, désormais serein.

—    Demain, tout redeviendra comme avant, chuchota-t-elle, en larmes.

Il l'embrassa avec tendresse, et murmura :

—    Mais cette nuit, nous sommes encore ensemble.

**********

Pour ceux qui ne le savent pas encore, je participe à un concours sur Wattpad, mené par ChantillyAwards ! Si vous avez aimé mon petit roman (je sais, il n'est pas encore fini, encore 3/4 chapitres et un épilogue ^^'), et si vous le souhaitez, vous pouvez voter pour 1914 juste là !

https://www.wattpad.com/692841868-chantilly-awards-2019-participants-historique-la

(Je remets le lien en commentaire, pas de soucis)
D'autres romans participent, dans cette catégorie et dans d'autres : n'hésitez pas à voter pour celles que vous lisez, afin de montrer aux auteurs que vous appréciez leurs histoires ! ;)

Merci d'avance en tout cas !
Ely

P.S : très bon anniversaire Smarties ! 🎉😉

P.P.S : je vous laisse sur cette fin qu'on peut interpréter de deux façons... mais vous connaissez bien nos héros maintenant. ♥️⚜️

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top