35. De la nécessité d'espérer (1)
J'ai scindé ce chapitre en deux, et ai ajouté une partie à la fin de celui-ci, d'où la (re)publication. Bonne lecture !
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Fin octobre 1916, hôpital de Tours
— Qu'est-ce qu'il serre comme ça nom de Dieu ?!
— Son chapelet docteur. Je n'arrive pas à le récupérer.
— Ah... Alors laissez-le-lui. Si c'est tout ce qui reste à ce pauvre homme, on ne va pas le priver de la miséricorde de Dieu.
L'infirmière ne répondit rien, mais contempla avec tristesse le jeune homme allongé sur l'étroit lit d'hôpital, le teint plus blafard que les draps immaculés – chose rare en ces temps troublés – et jaune en même temps. L'officier était arrivé de Picardie grièvement blessé, accompagné de dizaines d'autres soldats, après un bref passage dans quelques hôpitaux du front. Tours recueillait les soldats gazés, et le personnel médical remuait ciel et terre pour sauver ces corps des brûlures atroces que les fumées toxiques infligeaient à ces malheureux. Elle se tourna vers un autre patient, un lieutenant de la Grande Revanche[1] qui n'en avait plus pour longtemps d'après le médecin. Le jeune homme, gravement brûlé à l'intérieur et à l'extérieur, regardait le plafond avec une fixité inquiétante. Il avait fait écrire à ses parents qu'il n'avait rien, une légère blessure, et qu'il ne fallait surtout pas s'inquiéter. Elle s'approcha de lui et s'empara de sa main sans dire un mot. Il murmura simplement, ses doigts étreignant la main fraîche qui se tendait vers lui, silencieuse compassion :
— Je meurs content d'avoir contribué un peu à sauver la France. Je ne regrette rien.[2]
L'infirmière releva la tête du corps désormais sans vie du jeune homme, et frémit tristement. Un de plus avait fermé les yeux sur ce monde gémissant de douleur. En face, Guy s'éveilla peu à peu, et la jeune femme sursauta, de surprise et d'espoir mêlés.
Guy ouvrit les yeux avec une lenteur insupportable et gémit lorsque la souffrance s'abattit sur son corps pourri par les gaz pernicieux. Ses poumons, rongés par une lave brûlante, n'étaient plus que décomposition, et sa respiration s'était transformée en un sifflement aigu douloureux. Il aperçut l'inconnue, voulut parler et hoqueta de douleur. Sa gorge se resserra dans un crissement perceptible de lui seul. Du verre pilé lui déchira la voix et sa respiration se réduisit à un sifflement aigu. L'infirmière se rua à son chevet et versa de l'eau dans un verre propre en l'adjurant de se taire. Mais Guy se laissa retomber sur les draps désormais trempés de sueur, et comprit. Il se mourait.
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Mademoiselle,
C'est à vous que le capitaine Saint-Loup écrit pendant les temps libres. Il me parle parfois de vous. Je suis son aide de camp depuis Verdun. J'ai récupéré votre adresse dans les affaires du capitaine. Je ne sais pas s'il me l'aurait permis, mais il fallait que je vous informe de ce qui est arrivé.
L'écriture était maladroite, les phrases brèves. Quelques ratures ici et là témoignaient de plusieurs relectures, et d'un œil extérieur qui corrigeait les fautes d'orthographe avec dextérité.
Les médecins ont transféré le capitaine à Tours après quelques jours dans un hôpital du front. Je ne devrais pas vous le dire, ils ne le voudraient pas. Pardonnez-moi. Mais le capitaine m'a parlé de Saint-Loup quelquefois, et de son souhait d'y revenir si sa dernière heure était venue. Je n'ai plus de nouvelles depuis qu'il est parti des tranchées. Il a été gazé par les Boches au cours de la nuit. Je n'ai pas pu le prévenir à temps hélas, mais je l'ai traîné jusqu'au poste de secours, près de celui du commandant. Puis, j'ai reçu l'ordre de retourner au feu.
Madeleine leva les yeux de la lettre froissée, l'air glacial. Dans le salon, la comtesse brodait, et les jumeaux trottaient quelque part dans le château. Le grenier livrait de nouveaux trésors chaque jour, et Thibault devenait un général décoré par Napoléon grâce aux médailles de ses aïeux. Delphine rôdait peut-être dans la cuisine aux côtés de Marthe, afin d'apprendre à cuisiner. La gouvernante avait mis tout le monde à contribution pour vivre aussi bien que possible ; la mère de Guy seule restait de longues heures sans rien faire, les yeux dans le vide. Il semblait parfois à la petite Parisienne que la vieille dame avait déjà rejoint sa fille et son époux.
— Madame... hésita-t-elle sur le pas de la porte.
Annie de Saint-Loup tressaillit et se tourna vers celle qui veillait sur eux tous. Elle ne recevait plus de gages depuis longtemps, mais elle restait là, présente et fidèle. Elle-même ne comprenait pas pourquoi, tant de choses lui échappaient depuis quelques années.
— Madame, j'ai reçu une lettre...
— De monsieur le comte ?
Madeleine secoua la tête, désolée de briser l'espérance qui s'était allumée dans les yeux doux, et s'approcha.
— C'est une lettre d'un de ses soldats. Il m'informe des dernières nouvelles.
Un silence. Comment annoncer avec délicatesse ce qui pouvait tuer le cœur fragile de la comtesse ?
— Madame, je ne sais pas bien comment vous le dire.
— Ignorez-vous, ma chère enfant, que j'ai vécu la dernière guerre et son cortège de fléaux ? Feu mon époux est parti servir l'Empereur, puis la République de Gambetta. J'ai connu la famine ici, au milieu de mes serviteurs qui n'avaient plus rien à manger.
— Madame, il s'agit de votre fils.
La comtesse se tut aussitôt. L'héritier du nom qui avait tout abandonné pour se mettre sous les ordres de la IIIe République était la seule fierté qui lui restait. Les jumeaux avaient bientôt quatorze ans, et étaient habitués aux sirènes dont le rugissement inquiétant annonçait une menace venue du ciel. Malgré tout, ils restaient des enfants incapables de prendre en main un domaine aux affaires aussi compliquées.
Madeleine s'agenouilla aux pieds de la douairière, la liasse de feuillets dans une main désormais tremblante.
— Monsieur le comte a été blessé lors d'une attaque allemande, au début du mois. Un de ses soldats vient de m'en informer.
La vieille femme ferma les yeux et son visage se creusa, comme si le coup porté était trop fort. Un instant, Madeleine craignit pour sa vie, et ce cœur si fragile. Puis, avec une lenteur qui aurait paru insupportable à toute autre personne que ces deux femmes, elle murmura, comme pour ne pas porter un coup fatal à celui qui était si loin d'elle :
— Où est-il ?
— A Tours. Ils soignent les gazés là-bas.
— Gazé... Il est gazé.
Ce détail importait peu en vérité ; mais la comtesse en fut crucifié. Le gaz, cette arme de lâches, avait brisé un cavalier, un de ceux qui chargeaient l'ennemi sabre au clair, visible de tous, sans peur et sans dissimulation. Ce monde avait sombré dans la facilité et la règle du plus fort – du plus fourbe surtout.
— Quand est-ce arrivé ? demanda-t-elle d'une voix froide qui la blindait contre la douleur.
— Dans la nuit du huit au neuf octobre, répondit la gouvernante en tremblant – elle n'oublierait jamais cette nuit maudite, où son cœur s'était à jamais éparpillé en milliers de morceaux brisés.
Un silence. Chacune se souvenait de ces instants prémonitoires.
— Vous aviez compris... murmura enfin la comtesse, les yeux dans le vague. Vous saviez ce qui allait lui arriver.
Elle la regarda, inquiète. Dans ses yeux se lisait la réflexion en cours, et l'on pouvait presque entendre les rouages de ses pensées. Elle en venait à la conclusion, inéluctable, que son fils avait préféré une autre à la candidate de son choix. Comment expliquer autrement ce lien entre les deux jeunes gens, qui s'était peu à peu forgé ces dernières années ?
— Oh madame, je suis désolée ! s'écria-t-elle enfin, éperdue.
Madame de Saint-Loup baissa les yeux vers la jeune gouvernante, et esquissa finalement un sourire tremblant.
— N'ayez crainte mon enfant. Je ne vous chasserai pas.
Réaction désuète de l'ancien temps, un brin charmante, qui laissa pourtant au cœur de la demoiselle une réelle inquiétude. Elle n'était pas celle destinée au comte, la réaction de sa mère le lui confirmait une nouvelle fois. Pourtant, elles étaient aujourd'hui réunies par la même angoisse, la même terreur qui prenait au corps. Mais la comtesse restait calme, stoïque face à ce nouveau coup de tonnerre qui déchirait sa famille meurtrie.
— Oh madame, murmura Madeleine, son beau regard d'azur levé vers la vieille dame. Comment gardez-vous cette sérénité quand il est si loin de nous, à l'agonie ?
La main ridée se posa avec une tendre douceur sur la chevelure blonde, et la comtesse répondit dans un soupir douloureux :
— C'est le fardeau des mères que de souffrir telle la Sainte Vierge au pied de la Croix.
Le bruit de pas des jumeaux dans l'escalier rompit le fragile instant de grâce, et la jeune fille revint sur terre. Il était temps de s'occuper des héritiers.
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Les talons de la demoiselle claquèrent sur le sol magnifique du château de Chenonceau quelques jours plus tard. Les carreaux de tuffeau et d'ardoise avaient presque disparu sous les immenses draperies qui recouvraient les corps abîmés déposés avec précaution sur les lits. L'immense demeure était transformée en hôpital depuis le 2 août 1914 par Gaston Menier, patriote convaincu ; aujourd'hui, elle ployait sous le nombre d'hommes meurtris dans leur chair. Ils arrivaient en surnombre, et les médecins et les infirmières manquaient, comme partout dans le reste du pays. Dans la longue galerie de Catherine de Médicis, les bruits de conversations se mélangeaient aux bruits de vaisselle, tintinnabule qui aurait été charmant s'il ne s'accompagnait pas de la vision de corps défigurés.
— Mademoiselle ! Mademoiselle ! Que puis-je faire pour vous ?
Madeleine se retourna vers l'infirmière qui l'interpellait. Une cuillère suspendue en l'air, où deux à trois gouttes verdâtres s'égrenaient dans le bol de soupe brûlante, une jeune femme aux yeux pâles la dévisageait de façon peu amène.
— Je viens voir le responsable de ce service.
— Il est avec un patient. Que lui voulez-vous ?
— Lui parler d'un de ses malades, justement. Où est le comte de Saint-Loup ?
Le regard de l'infirmière s'adoucit instantanément à l'évocation du capitaine ; Madeleine, trop fine mouche pour manquer cette expression de soulagement spontanée, demeura aussitôt sur ses gardes. Elle n'oubliait pas la cour que le jeune homme avait toujours eue autour de lui.
— Etes-vous de la famille ? interrogea l'inconnue, malgré tout circonspecte.
Elle hésita quelques secondes avant de répondre. Trop longtemps pour que la garde-malade ne le remarque pas. Un éclair de contentement passa dans ce regard un peu trop clair pour être entièrement honnête, et elle poursuivit d'elle-même, faussement détachée :
— Je vais chercher le médecin. Ne bougez pas.
Ses pas ne firent aucun bruit dans la grande galerie, et Madeleine attendit, les mains nouées. Sous ses yeux, un mutilé la regardait fixement. On venait de lui retirer ses bandages, sans doute pour les changer, et un trou béant palpitait au cœur de son visage, entre l'œil et le menton. Quelques lambeaux de chair pendaient, pathétique récit de ce qui s'était passé, nul ne savait quand. La joue toute entière était arrachée. Elle se força à ne pas frissonner ni détourner le regard, et s'approcha du blessé. Il détourna la tête, comme s'il ne supportait pas la présence d'une jeune fille belle et intacte, comme s'il était lui-même saisi de répulsion et de dégoût. Elle n'osa pas s'asseoir – il lui faudrait du courage pour tout à l'heure –, mais elle s'empara de la cuillère qui était restée dans le bol chaud.
— Elle n'est plus très chaude.
— Je n'ai pas besoin de votre aide, grogna le soldat dans un magma de borborygmes qui ne ressemblait plus à des propos sensés.
— Je ne suis pas là pour vous imposer ma présence ; mais je vous propose mon aide si vous le souhaitez.
Il hésita, puis acquiesça, et la chair flétrie dévoila ce qui restait de sa dentition. Elle tenta de ne pas frémir, et approcha la cuillère après avoir soufflé dessus pour tâcher de faire bonne figure. Il avala tout dans une lampée bruyante et tenta d'essuyer maladroitement la soupe qui coulait de sa blessure ; celle-ci étoilait son visage, affreuse marque des combats auxquels il ne participerait plus.
— Mademoiselle.
Elle se retourna. Le médecin militaire, un homme de quarante à quarante-cinq ans, la toisait de haut en bas, apparemment furieux qu'on l'interrompe dans son travail. L'infirmière s'était esquivée en toute discrétion.
— Docteur. Je suis venue vous parler du comte de Saint-Loup.
— L'infirmière m'a dit ce que vous faisiez ici, et j'ai reçu votre télégramme qui annonçait vos intentions. Mais le capitaine Saint-Loup ne bougera pas d'ici.
Elle s'attendait à cette réponse ; pourtant, son cœur tomba dans sa poitrine, et elle serra les poings pour ne pas céder au désarroi.
— Le comte n'a aucun intérêt à rester ici un jour de plus. Vous décrivez vous-même la situation comme irrémédiable.
— Qui vous a dit ? grommela le médecin en se retournant vers l'infirmière disparue.
— Ce n'est pas elle qui m'a informée. Mais je suis au courant. Je sais que le comte n'en a plus pour longtemps, d'après vous.
La jeune fille paraissait résignée. Mais l'homme nota bien les deux derniers mots qui mettaient en doute son diagnostic, et il fronça les sourcils.
— Mon travail est d'accompagner les patients jusqu'au bout, Mademoiselle – et le titre sonna comme un rappel déplacé de sa jeunesse. Qu'il reste ici ou parte avec vous ne changera rien à l'issue. Il souffrira davantage.
— Je comprends votre volonté de faire votre devoir, docteur, et vous en suis reconnaissante. Vous l'avez dit vous-même, le comte est condamné. Ses derniers instants devraient être dans son château, avec ses proches.
— Dont vous ne faites pas partie, si je me souviens bien, releva le médecin, railleur.
Elle rougit, se maudit intérieurement, elle et lui. Si ce dernier l'avait épousée lors de sa dernière permission... s'il avait franchi le pas et officialisé les choses, elle aurait de quoi répondre vertement à ce médecin major imbu de lui-même et de son autorité.
— La comtesse m'envoie chercher son fils ; vous comprenez que son âge ne lui permet plus de longues distances, fût-ce pour son propre héritier.
Il ne répondit rien, et elle en profita.
— Je crois comprendre que vous manquez de lits comme de personnel, et vous n'avez pas le temps pour les visites impromptues. Le capitaine Saint-Loup est très apprécié de ses hommes, ils voudront lui parler une dernière fois avant.
— Quand bien même ils recevraient l'autorisation de quitter leurs posters, ils n'entreraient pas ; il n'y a pas assez de place ici.
— Vous ne refuserez pas ce dernier souhait à un jeune homme qui a donné sa vie pour son pays.
La jeune demoiselle laissa ses paroles se graver dans l'esprit du médecin assailli de partout, puis poursuivit de sa voix la plus convaincante :
— Je crois comprendre que de nouveaux blessés arrivent chaque jour, et que nombreux réclament vos soins. Si le capitaine ne doit pas passer le mois, alors qu'il cède la place à un soldat susceptible de s'en sortir. Lui.
Le Tourangeau ne dit rien tout d'abord ; puis, comme cédant au plus raisonnable, il demanda :
— Comment comptez-vous le ramener chez lui ?
— Nous avons une voiture.
— Ce serait trop dangereux pour lui. Le capitaine est connu de ses supérieurs, il mérite une ambulance. Deux brancardiers doivent aller à Paris, récupérer du matériel. Ils vous emmèneront avec eux.
Il tourna les talons, prêt à donner ses ordres. Madeleine le retint et murmura, le cœur écrasé par la reconnaissance :
— Merci docteur. Au nom de tous les Saint-Loup, merci.
— Soignez-le-bien Mademoiselle, répliqua-t-il seulement d'un ton bourru. Qu'il quitte ce monde sans regret, auprès de vous.
— Docteur, un blessé arrivé hier réclame un prêtre. Il n'en a plus pour longtemps.
Il soupira et quitta Madeleine, l'esprit occupé par d'autres patients. Il en avait fini avec le comte.
Madeleine trouva seule le chemin vers le jeune homme. Allongé sur son lit, il respirait péniblement. Un bandage sur les yeux l'empêchait de voir quoi que ce soit autour de lui, et elle craignit un instant le pire. Avec douceur, la gorge nouée, elle glissa sa main dans la sienne, et il sursauta.
— Guy, c'est moi.
Un grincement rauque fut sa seule réponse, et il voulut enlever le linge qui l'aveuglait afin de s'assurer qu'il ne rêvait pas. Elle l'en empêcha, délicatement.
— Non Guy... tes yeux.
Il ne pouvait pas parler, son regard était le seul moyen de lui transmettre tout ce qu'il ressentait, tout ce qu'il désirait. Aussi insista-t-il d'une légère pression de ses doigts. Elle comprit et ne résista plus ; son regard gris tourmenté par la guerre apparut peu à peu, et elle sourit, au bord des larmes.
— Bonjour monsieur le Saint-Cyrien.
Il garda le silence que sa voix déchirée lui imposait. Mais dans ses yeux, quelle lumière se dessina brusquement !
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— Je n'en reviens pas qu'ils aient condamné le comte aussi rapidement, grogna Marthe – et ce grommellement était plus inquiétant que celui de l'obus allemand.
— Il a inhalé beaucoup de gaz cette nuit-là ma bonne Marthe, répliqua le médecin tout en faisant la grimace devant l'espèce de café qu'il tentait de boire.
— Je m'excuse de vous servir ceci docteur, mais on fait au mieux. Tout est pour les enfants et le comte, afin qu'ils ne se doutent pas de ce qui se passe ici. Ordre de Madeleine.
Les verres furent essuyés promptement, et la cuisinière poursuivit ses pensées, un bouton du gilet de Delphine dans les mains :
— Si elle n'était pas allée là-bas pour l'arracher à leurs griffes, qui sait ce qu'il serait advenu de lui, docteur. Dieu sait bien que je ne suis pas oiseau de mauvais augure - ici, le bon docteur Chason leva les sourcils ; la vieille dame était connue dans tout le village pour ses prédictions noires qui ne se réalisaient jamais. Mais sans notre petite demoiselle, nous aurions une tombe au fond du jardin. Peut-être deux, la comtesse est fragile.
— Le bon air de Saint-Loup ne peut qu'être bénéfique aux poumons du comte, assura le médecin d'un ton benoît. Et l'atmosphère n'est assurément pas la même ici ; l'hôpital de Tours est rempli de soldats blessés. Le comte n'en était qu'un de plus.
Le fait est que depuis un mois que Guy de Saint-Loup était ici, les choses étaient allées en s'améliorant. Prévenu par Madeleine, le docteur Chason avait plié armes et bagages pour s'installer au château le temps nécessaire. S'il continuait de visiter ses malades habituels, être près du comte facilitait les choses. Un hiver exceptionnellement doux se préparait sous leurs yeux, et tous voulaient y voir un signe du Ciel. Tout ne tournait plus qu'autour du capitaine, repas, repos, loisirs. On avait banni les nouvelles du front que crachotait la radio, et celle-ci ne diffusait plus que de la musique. Les températures restaient clémentes, et les promenades amélioraient le moral du jeune homme. Il ne pouvait plus marcher, pas encore, répétait la gouvernante à chaque essai infructueux. Mais l'on avait exhumé du grenier une antique chaise roulante en bois. Tom avait ajusté les roues, ciré le tout, et les jumeaux se faisaient une joie, à chaque balade, de pousser ce vestige d'une époque heureuse. Guy avait bien tiqué au début ; mais le regard de Madeleine ne souffrait aucune contrariété. Il avait fini par céder, furieux.
— Accepte-t-il d'être aussi entouré ? s'enquit le docteur Chason en refusant poliment un second café plus acide que le premier.
Le regard de Marthe suffit, et le médecin sifflota pour cacher son embarras. Cela ne l'étonnait guère du comte.
Lorsque Guy était arrivé, il avait dû affronter les pleurs des jumeaux, la mine horrifiée de sa mère, et la moue préoccupée du médecin. Sous ce déluge de questions, de regards gênés et de larmes qui révélaient une angoisse toujours d'actualité, il avait manqué de craquer. Aussi avait-il refusé que quiconque l'approche à l'exception de la gouvernante de ses neveux. Sous le regard lourd de la comtesse, la jeune fille avait aménagé la chambre afin que tout fût accessible au jeune homme – elle avait fermement refusé les termes tels que « blessé », ou « malade ». Et, après une longue discussion avec les enfants, Madeleine avait finalement ajouté un couvert à la grande table des repas. Tous avaient fait des efforts.
Pas Guy. Celui-ci s'était retranché derrière sa blessure et ses souffrances pour imposer sa loi. Madeleine n'avait rien dit tout d'abord, inquiète malgré son entrain apparent. Puis, un jour où le capitaine avait fait pleurer sa nièce sans même avoir prononcé un mot, elle était montée. Il était temps de mettre les choses au point. La chambre était noire comme la nuit, il l'avait voulu ainsi pour reposer ses yeux fatigués de tout, sensibles à la moindre lumière.
— Il est temps d'ouvrir les rideaux, déclara-t-elle à haute voix.
Elle joignit le geste à la parole, reçut un grognement de protestation en réponse. Mais il ne fit rien de plus – il en aurait été incapable.
— Je ne sais toujours pas bien en quoi consiste cette mixture, mais c'est ce qu'ils donnent aux rescapés du gaz allemand, enchaîna-t-elle en s'emparant de la dernière cuillère propre qui reposait à côté du flacon.
Elle choisissait sans cesse ses mots avec soin ; il détestait le mot « victime ». Le docteur Chason le lui avait répété mille et mille fois, il s'agissait de guérir l'âme autant que le corps.
— Allons monsieur le comte.
Il la fusilla du regard – était-ce à cause du titre pompeux qu'elle n'utilisait que pour le faire enrager, ou pour refuser le sirop ? –, mais elle feignit de ne rien remarquer. Alors il lui tourna le dos. Madeleine soupira ; il ne pouvait être plus clair. Pourtant, un tendre sourire éclaira son visage fatigué, et elle l'observa en paix pendant quelques minutes. Allons. Il fallait encore être forte pour eux deux.
— Lorsque je suis arrivée ici il y a trois ans, je pensais m'occuper de deux enfants féroces et tyranniques. Mais je crois avoir été trompée sur mes protégés.
Il tressaillit, tourna la tête pour demander des précisions. Elle sourit affectueusement.
— Apprendre à un officier de vingt-quatre ans à être gentil avec les autres, ce n'est pas banal. Ce n'est pas une partie de plaisir non plus.
Il la dévisagea, abasourdi. Sans doute la prenait-il pour une folle.
— Je suis d'accord, enchaîna-t-elle, mine de rien. L'héroïsme est l'apanage des braves, et aux héros la patrie reconnaissante. Est-ce une raison pour mettre le château sens dessus dessous... monsieur le comte ?
Il aperçut l'étincelle rieuse dans les yeux bleus qui se levaient vers lui. Que répondre à cette boutade ? Rien, sinon accepter sa défaite, ce qu'il fit de bonne grâce. L'infâme potion du docteur Chason fut avalée et un sourire fut même esquissé.
— Guy, soupira-t-elle. Cela fait un peu plus d'un mois que vous êtes revenu. C'est la fin novembre, et vos poumons vont mieux. Vous ne pouvez pas encore parler, poursuivit-elle lorsqu'il grogna d'un air mauvais, mais vous toussez moins. Le médecin a parlé aux meilleurs spécialistes pour savoir comment vous soigner, et vous êtes la préoccupation de tous ici. Il est temps d'avancer.
Le jeune homme fronça les sourcils, premier avertissement qu'elle ignora avec superbe.
— Je ne vous demande pas de réciter une tirade, ni de trottiner dans tout le parc dès aujourd'hui. Je voudrais simplement que vous mesuriez les progrès avancés. Il y a quatre semaines, ils me prédisaient tous votre mort prochaine. Aujourd'hui, vous êtes encore là ; et vos poumons peuvent guérir. Soyez reconnaissant, s'il vous plaît.
Elle vit dans ses yeux la stupéfaction mêlée à l'incrédulité. Il ne l'avait jamais vue ainsi, directe et ferme. Mais elle ne céda pas ; il était temps de reprendre les rênes en main. Elle se dirigea vers la porte et lança :
— Le souper est à dix-neuf heures. Tom préparera votre costume du soir.
Elle ouvrit la porte, entraperçut quatre petites jambes qui disparaissaient à toute vitesse derrière un mur, et fit la moue. Les jumeaux n'avaient pas perdu la fâcheuse habitude d'écouter aux portes. Elle ne savait plus quoi faire pour les corriger de cette indiscrétion. Un coup d'œil vers le capitaine allongé la rassura ; il avait compris le message. Un château en ruines, une comtesse et des enfants perdus étaient un fardeau suffisant pour ses fragiles épaules de jeune fille.
Le soir même, à table, Guy prononça son premier mot, d'une voix rauque et gutturale, mais emplie d'espérance. C'était le prénom de Madeleine.
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[1] Promotion de Saint-Cyr (1914).
[2] Derniers mots du lieutenant René de Monti de Rezé, officier de la Montmirail.
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Je suis sincèrement désolée, je ne sais plus à qui j'ai dédicacé un chapitre ou non ! ^^' J'essaie de le faire à vous tous, malgré ma mémoire de poisson rouge (dslée)
Petite pensée à Anahug qui m'a gentiment balancé au Salon du Livre "tu ne te rends pas compte de ce que t'as pondu Elynion !" Ces quelques mots m'ont boostée et redonné confiance en moi, merci Nath ! ;-*
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