34. Sous une pluie de fer et d'acier (1)
Mai 1916, Charny-sur-Meuse, Lorraine.
Bataille de Verdun.
Guy leva les yeux avec une lenteur qui lui permit de garder courage face à la plaine verte et grise éventrée jusqu'au cœur qui s'étendait devant eux. Les arbres qui avaient survécu par miracle aux explosions paraissaient menaçants, bien que chargés d'une lourde frondaison. Il releva la tête. Auprès de son cœur qui tambourinait à toute vitesse, elle demeurait, paisible. Ils étaient allés à Paris lors de sa dernière permission, chez ce vieux photographe qui avait connu Madeleine enfant. Et ils avaient eu la même image chacun ; il la gardait sur lui jour et nuit. Elle la posait sur la table de chevet le soir et la contemplait longuement avant de s'endormir.
— On y est mon capitaine, dit Selès, le ton lourd.
Le 50e régiment d'infanterie venait encore une fois secourir d'autres régiments embourbés dans cette guerre de position. Mais l'aristocrate refusa de se laisser abattre. Un mois plus tôt, il était avec elle, et les souvenirs qu'il cultivait dans un coin de son esprit l'empêchaient de désespérer. Ici à Verdun, deux blocs se faisaient face. Il n'avait jamais vu autant d'hommes réunis sous le même uniforme depuis le début de la guerre. Ici, c'était un déluge d'obus à en croire les soldats arrivés avant eux. Beaucoup avait dû être évacués, blessés ou fous. L'obusite frappait ici et là, et choisissait ses victimes par un caprice inexplicable. Les plus forts s'effondraient de la même manière que les plus jeunes – ou les plus chétifs.
— L'obusite ? Qu'est-ce que c'est que ce truc encore ? grogna Baclier en se massant les pieds, assis sans état d'âme sur le sol desséché par le soleil de plomb.
— Tu vois tous les obus qui tombent autour de nous, sans jamais s'arrêter ? Les bruits d'explosion qui rendent sourd, l'impression que tu vas mourir d'une seconde à l'autre, éparpillé en p'tits morceaux et déchiqueté par la douleur ? intervint un soldat étranger à la section.
Baclier ne répondit même pas. Ypres n'était pas si loin que ça.
— Bah c'est rien à côté de ce qu'il y a ici mon vieux, conclut l'autre en allumant sa cigarette d'un geste nerveux et saccadé. Et le pinard qu'ils fournissent chaque jour ne suffit pas ici.
— Ça tenait au corps avant ? railla un soldat en avalant d'une bouchée son morceau de fromage journalier.
Guy sourit et entreprit de discuter avec un autre officier, présent depuis trois mois. Le général Pétain avait institué une rotation des régiments afin de ne pas épuiser les hommes ; il avait également visité chaque recoin où se terraient les poilus perdus dans la sinuosité des tranchées, et sa présence avait soutenu le moral des troupes assaillies par les tirs allemands. Ils ne se foutaient pas tous de leur sort là-haut, avaient maugréé certains en voyant passer la lourde capote maculée de taches boueuses de l'officier général. Pétain avait ensuite cédé la place au généralissime Nivelle, et ce dernier se battait comme un beau diable pour enrayer définitivement l'offensive ennemie. Il s'agissait d'empêcher les Allemands de continuer à avancer ; on récupérerait le fort de Douaumont situé à l'Est après.
— Il y a quelque chose de prévu ce soir ?
— On a essuyé une attaque cet après-midi, on devrait y retourner dans le milieu de la nuit, répondit le lieutenant d'un air blasé qui ne trompa personne – et les échines frémirent, la sueur coula le long des nuques.
Un sous-officier chuchota quelque chose au lieutenant et celui-ci hocha la tête, compréhensif. Alors le poilu se rassit, l'air satisfait, au milieu de ses camarades.
— T'as demandé quoi ? chuchota Baclier.
— Si on pouvait passer du temps au bordel.
— Il y en a un ici ? s'étonna le caporal.
— Bien sûr, dit l'autre en haussant les épaules devant la naïveté de son interlocuteur. C'est même organisé par les médecins.
Le soldat de Saint-Loup fronça les sourcils, interloqué – et un peu incrédule. Mais même ici, près de cet emmêlement de boyaux oppressant, l'armée avait laissé s'aménager un lupanar. Les médecins tentaient d'inspecter les filles avant de les laisser faire quoi que ce soit, et les soldats eux-mêmes devaient régulièrement vérifier qu'ils n'avaient attrapé aucune maladie infectieuse. On agissait ainsi depuis 1915. Il s'agissait de ne pas perdre d'hommes inutilement ; trop étaient morts depuis le début de la guerre, après avoir passé une nuit avec des filles de joie qu'escortait tout un cortège de maladies.
Selès observa le caporal pendant quelques minutes, jusqu'à ce qu'il relève la tête. Le garçon de vingt ans avait changé – le malheur avait frappé plusieurs fois à la porte de ce garçon. La prostituée qu'il fréquentait était morte le mois dernier, étouffée sous les décombres du bordel – les Allemands avaient longtemps juré depuis leur tranchée, ils s'étaient trompés de quelques centaines de mètres. Depuis, Baclier obéissait aux ordres calmement. Jamais un mot plus haut que l'autre. Et les rares soldats qui s'étaient aventurés à le moquer sur cette fille s'étaient retrouvés à l'infirmerie, salement amochés. Le jeune homme avait fait ses jours d'arrêt sans mot dire. Il n'y avait rien de plus à ajouter. Guy, lui, ne pouvait s'empêcher de penser que son soldat avait perdu sa confidente alors qu'il était aux côtés de sa propre fiancée. Son caractère devenu superstitieux avait relevé ce détail qui l'inquiétait sans aucune raison. Il s'ébroua. Sa section devait s'installer, là où elle pourrait. Ce n'était pas l'heure de chômer.
Selès se plaça à ses côtés, et précisa devant son regard surpris :
— Je ne vous quitte pas mon capitaine.
Un sourire distrait pour remercier son fidèle aide de camp, et le capitaine s'enfonça dans les boyaux de la forteresse. Verdun s'ouvrait à eux.
**********
Un mois plus tard, Saint-Loup essuyait la sueur noire de son front, exténué. Il faisait chaud, mais c'était surtout l'angoisse de l'attente qui brûlait les corps. Le sifflement des obus ne s'arrêtait jamais ici ; Ypres et ses gaz toxiques étaient l'antichambre de cet enfer, il le savait désormais. Verdun était une immense souricière qui ne relâchait jamais les fous entrés là-dedans. Là-bas, au milieu des creux et des bosses de la plaine, ils s'étaient juré de les avoir à l'usure. Nivelle et Mangin tempêtaient comme des beaux diables ; Falkenhayn avait beaucoup plus de moyens qu'eux. Ses hommes pilonnaient les leurs comme s'ils étaient des faisans. Pétain avait stabilisé le front et eux-mêmes commençaient à gagner du terrain ; mais à quel prix ? Les officiers généraux perdaient beaucoup trop d'hommes dans ce combat incessant et acharné. Le général de Castelnau avait dirigé un temps l'offensive, et pleuré devant les souffrances de ses soldats, lui qui avait pourtant perdu plusieurs fils depuis le début de la guerre. L'on avait beau faire tourner les régiments pour ne pas épuiser les hommes inutilement, le désespoir enflait. Ce qu'on vivait ici était raconté à l'arrière par les soldats qui en avaient réchappé. Une ombre de folie rôdait dans leurs yeux ; ce qu'ils avaient vu supplantait l'imagination et ne pouvait être servi par les mots. Tous y passaient. Les forts de Bois Bourrus, de Sartelles, Chaume et Regret ne désemplissaient pas. Le nombre de blessés, de morts et de disparus enflait chaque jour et affolait les officiers. Et l'on survivait tant bien que mal dans l'attente de l'assaut – et de la mort. Les odeurs étaient insupportables dans les tranchées et les cagnas. Beaucoup vomissaient au moment de partir se battre, incapables du moindre contrôle. Ça stagnait, croupissait et se mêlait avec la boue. La promiscuité aggravait ces miasmes et entraînait des épidémies mortelles chez les corps les plus affaiblis.
On se souviendrait toujours du nom de Verdun, avait marmonné l'irascible Clemenceau en repartant de ce point-clef, la mine sombre. Falkenhayn avait choisi la guerre d'attrition. Il l'avait.
Le jeune officier de Saint-Loup ferma les yeux, et serra la photographie de sa fiancée de toute la force de son poing. Fiancés, ils ne l'étaient pas encore, mais il aimait ce mot et ce qu'il recouvrait. Qu'attendait-il ? Rien ne les séparait plus, rien à part ce conflit qui les meurtrissait dans leur chair. Ou lui avait-elle ouvert les yeux ? A son retour, il lui donnerait son nom, la ferait sienne aux yeux de tous. Sa famille devait être mise au courant. Marthe grommellerait qu'elle se doutait bien de tout ce qui se passait dans les entrailles du château. Sa mère pousserait des cris d'orfraie à l'idée de cette mésalliance – Dieu ! qu'il haïssait ce mot. Mais il ne l'écouterait pas. Il n'avait plus la force de se plier aux convenances, pas après ce qu'il avait vu ici, si loin de chez lui. Les jumeaux étaient sa principale inquiétude, ils étaient capables de les détester tous deux pour chambouler une nouvelle fois leur vie. Et elle, songea-t-il avec un frisson... accepterait-elle ? Elle l'aimait, lui avait-elle dit. Mais il n'avait plus grand-chose à lui offrir. Son titre ne valait rien, les exploitations autour du domaine étaient en faillite. Et le château, cette immense bâtisse qui prenait l'eau de partout... ce ne devait plus être le château de la Belle au bois dormant, comme son impression des premiers jours.
Une main s'abattit sur son épaule, lourde de fatigue. Selès apparut, le visage noir de poussière et de crasse. Il préférait ne pas identifier le reste. Seuls ses yeux harassés brillaient, reflet de ce qu'ils subissaient tous.
— On y va mon capitaine.
Il hocha la tête, s'empara de son fusil. En face, ils tiraient sans interruption depuis plusieurs heures. L'on entendait les tirs de mortier siffler dans les airs puis s'écraser au sol. Certains pleuraient, le nez enfoui dans la manche maculée de taches pour ne pas être vus. D'autres priaient, tremblants comme des feuilles. C'était plus fort qu'eux et leur pauvre volonté effritée par l'épuisement, la terreur d'être le prochain la seconde suivante, et ces bruits assourdissants. Les hommes craquaient durant ce bref instant de plusieurs siècles où personne ne voyait leurs larmes, où nul n'entendait les pleurs secouer leurs rudes carcasses brisées. Saint-Loup baissa la tête. Il ne supportait pas de voir ces hommes ainsi. Dans sa poche, une pervenche fanée, vestige du bonheur passé. Il l'avait retrouvée par hasard la veille, ne voulait pas s'en défaire. Elle l'avait peut-être glissée dans la veste de son uniforme pour lui porter chance, pour qu'il pense à elle. Et ces pétales fripés lui tenaient chaud. Il avait encore quelqu'un. Baclier, accroupi sur un sol à moitié visqueux – la boue ne séchait jamais vraiment au fond des tranchées, on avait trop creusé la terre –, tenait sa tête entre les mains, aveugle à tout. L'horreur du moment brisait ses os et sa conscience meurtrie. De ses lèvres éraflées par le soleil, la piquette et la cigarette, le même nom s'échappait, inlassable litanie qu'il n'entendait pas lui-même.
— Encore une salve les gars ! rugit le lieutenant, planqué on ne savait où. Tenez bon !
L'orage de métal qui s'abattit une nouvelle fois sur eux était plus violent et féroce que ce qu'ils avaient subi jusque-là. Guy grinça des dents, ses yeux roulèrent dans leurs orbites ; l'obusite le prit tout entier malgré sa volonté ne pas flancher, et avec lui ses hommes qui devinrent fous à l'entente de ces bruits sortis de l'enfer. Il ne sut pas combien de temps le sol roula sous leurs pieds, dans la menace de s'effondrer sous l'impact du prochain obus. Il vit seulement le lieutenant hurler quelque chose et il comprit. D'un bond, il mena ses hommes vers la sortie. Les Allemands avaient fini. A eux.
Le soleil aveugla tous ces rats terrés dans leur terrier pour échapper aux bombardements que rien n'arrêtait jamais. Les coups de sifflet aigus et menaçants résonnèrent dans l'air chargé de poudre et de plomb ; ces cris vrillaient les tympans à chaque assaut, lugubres croassements qui sonnaient le départ vers l'inconnu. Les soldats grimpèrent tout de même les fragiles échelles de corde, les premiers s'effondrèrent criblés de balles. En face, ils continuaient leur fracas infernal, et mitraillaient sans interruption la moindre silhouette qu'ils entrapercevaient dans la fumée dégagée par leurs propres tirs. On leur répondait de même.
Guy leva la main pour rallier sa section et avança. A côté de lui, Selès. Toujours Selès. Le sergent scruta les alentours tout le long de sa course, pour débusquer la moindre étincelle révélant un fusil tapi dans un coin. Certains attendaient derrière le talus situé devant eux pour repartir ; quelques pas avant eux, les derniers soldats se bousculèrent pour sortir des tranchées, dans un tortillement frénétique. Baclier était plus loin en amont, et semait les cadavres allemands sur son chemin. Il semblait protégé par une main invisible, et ouvrait la voie avec une fureur que reflétait la peur sur les visages ennemis, là-bas, de l'autre côté. Bientôt, le capitaine ne le vit plus. Le caporal avait disparu par-delà le talus qui constituait un faible rempart, et leurs yeux irrités par le chaos de la bataille pleuraient sans rien voir.
— Mon capitaine !
Un obus s'écrasa avec violence à cinq mètres d'eux et ils volèrent sous l'impact, aveugles et sourds à tout. Le sifflement aigu qui vrille les tympans résonna si longtemps à ses oreilles qu'il crut être devenu fou. Il se redressa péniblement. A trois pas de lui, son aide de camp gisait, les yeux ouverts sur un vide indéchiffrable. Le sergent n'était plus de ce monde éventré par les canons et les mitrailleuses.
— Selès ! rugit Guy.
Il se précipita, trébucha jusqu'au Breton et abattit ses mains salies par l'horreur sur la poitrine soudain creuse du sous-officier. Mais il n'y eut aucune réaction du cadavre frais.
— Selès bordel, restez avec moi. Selès !
Le capitaine resta de longues minutes auprès de son soldat, l'adjurant, l'enjoignant, suppliant et ordonnant tour à tour. En vain. Au-dessus de ce duo pathétique, un tonnerre de feu éclatait de partout. Mais Guy n'entendait rien. Les yeux rivés à ce regard sans vie qui fixait le ciel comme pour lui demander l'entrée, il restait là, incapable de la moindre réaction.
Selès n'était plus.
— Selès... implora-t-il en désespoir de cause. Pas vous... Selès pitié...
Une énième détonation le sortit enfin de son désespoir et il se redressa. Abattu à quelques mètres à peine de la tranchée, Selès l'avait contraint malgré lui à demeurer sur le côté, et épargné à son insu. Aux détonations de la guerre se mêlaient les gémissements des blessés, ceux qui avaient pu aller plus loin qu'eux.
Alors Guy se redressa, les yeux embués de larmes, lui qui croyait pourtant ne plus jamais pouvoir pleurer. Ses hommes avaient besoin de lui. Et il se retrouvait seul désormais, pour tenir le coup. Il s'essuya les yeux, laissa de larges traces de poussière noire sur les joues. Allons. Il était temps.
— Adieu Lucien.
Et le capitaine se détourna vers son destin.
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Bon anniversaire gold_hope ! Il y a un an, c'était Papet qui mourait ! Maintenant, c'est Lucien... ;)
(Oupsi) ^^'
Bonne lecture !
Ely
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