33. Jours Bénis (2)

.   Merci d'être là, chuchota Guy.

—    Merci d'exister mon Cyrard, répliqua-t-elle, lui arrachant un sourire de contentement. Saint-Cyr serait à jamais dans son cœur.

L'église de Saint-Loup de Naud, si belle dans la lumière matinale, était bien silencieuse lorsque le petit groupe pénétra à l'intérieur. Le prêtre n'était pas là, probablement parti secourir une âme des villages alentours. Thibault et Delphine échangèrent un regard et décampèrent sans demander leur reste. Les mines d'argile étaient encore actives, ils pourraient échanger quelques mots avec les ouvriers aux accents étranges.

Madeleine et Guy restèrent seuls -et leurs mains se nouèrent sans un mot, de nouveau. Peut-être près du presbytère ; la petite maison, presque invisible à côté de l'église du XIIIe siècle, se dressait timidement au milieu des ruines d'une abbaye dont nul n'avait conservé le souvenir, même dans les papiers anciens. On avait oublié son existence, jusqu'à son passé, et l'herbe croissait gaiement au milieu des colonnes croulantes à moitié démolies. Guy y entraîna Madeleine, un léger sourire aux lèvres. Ils seraient seuls, délivrés du jeu des apparences.

Sur l'une des colonnes de la sacristie enfouie sous terre, une pierre portait deux lettres qui se suffisaient à elles-mêmes, discrète présence. Deux amoureux avaient gravé ici leur passion, innocent geste sacrilège d'amants ingénus. En-dessous du E qui enlaçait tendrement un R, une simple date. 1897.
Guy s'arrêta devant ce vestige du passé, puis se tourna vers Madeleine, leurs mains toujours nouées.

—    Ça prend du temps, crois-tu ?

Elle regarda à son tour l'inscription que rongeait la mousse, fit mine de s'offusquer.

—    Tu n'oserais pas ?

—    Montrer à tous ce qui me lie à toi ? Graver sur le marbre ce qui me fait vivre chaque jour ?

Elle l'observa, plus émue qu'elle n'aurait su le dire. Allard-Méeus et lui avaient toujours eu l'amour des mots en partage. Et le jeune capitaine, nourri des plus beaux écrits de France, avait parfois de brusques déclarations qui embrasaient son âme.
Le comte sortit un couteau suisse [1] de la veste de sa poche et s'accroupit au pied d'une colonne qu'étreignait un lierre audacieux. Ils avaient tout leur temps. Le soleil brillait dans le ciel et réchauffait les blocs d'éboulis rendus à la terre et l'oubli.

            Enfin Guy se redressa et replia la lame de son couteau militaire, fier de lui au plus haut point. Sur le pilier mordu ici et là par le temps, un M et un G s'entrelaçaient avec délicatesse, portés par l'année 1916. Il fit un pas en arrière, enlaça Madeleine et sourit sans un mot. Ils se regardèrent, heureux sans rien dire. Leurs caractères paisibles s'accordaient bien.

—    Mademoiselle ! Oncle Guy ! Où êtes-vous ?

Le capitaine grimaça, rappelé à l'ordre, passa sur l'appel de son neveu qui réclamait d'abord sa gouvernante, et reçut juste à temps deux enfants intenables, fous de joie de s'être roulé dans l'argile boueuse des mines de Saint-Loup de Naud. Madeleine fronça les sourcils pour la forme, le cœur battant. Quelques secondes encore et il l'embrassait, elle en était persuadée. Ils auraient pu attendre un peu, songea-t-elle toute dépitée. Elle adorait ses baisers, les désirait plus que tout, et ne pensait qu'à se rapprocher de lui dès qu'il se tenait à côté d'elle, si troublant. Elle n'aurait jamais assez de toute une vie pour le déchiffrer, le connaître par cœur, pensa-t-elle, le regard accroché à sa chevelure châtain qu'un rayon de soleil effleurait malicieusement.

**********

Le soir commençait à peine à étendre son léger manteau sur le château lorsqu'il posa sa main sur l'épaule de la demoiselle pour l'emmener se promener dehors. Ils avaient passé l'après-midi aux cuisines avec Marthe, et son regard perçant avait parlé mille fois mieux que des mots ; elle savait. Peut-être avait-elle su avant eux, qui sait ? Et si elle n'avait rien dit et épluché en silence les quelques pommes de terre, Guy lui-même s'était trémoussé sur sa chaise, brusquement mal à l'aise. La vieille cuisinière ne plaisantait pas avec les codes, les exigences du monde et les règles sociales.
Le jeune homme soupira ; dans quelques heures, il monterait dans le train qui le ramènerait près de ses hommes tandis qu'elle resterait ici, loin de lui. Il vivait avec cette déchirure qui saignait chaque jour davantage son cœur meurtri. Elle ne disait rien. Aucun reproche, aucun soupir impatient ne s'échappait jamais d'elle ; il ne savait pas comment elle faisait, cette jeune fille au regard impénétrable. Il ne saurait jamais percer ce mystère vivant qu'elle incarnait. Et c'était là sûrement que son amour passionné avait éclos et se repliait pour se protéger des assauts du monde.
Il se retourna brusquement vers elle. Ce soir, il ressentait le besoin viscéral, intrinsèque d'exprimer ce torrent de lave qui le consumait sur place jour et nuit. Il vivait avec elle, sa pensée habitait son cœur et son corps. Il aurait voulu la rencontrer plus tôt, juste un peu plus tôt. Quelques mois, non, quelques années avant. Il aurait voulu la connaître depuis toujours. Et garder l'étincelle de leur rencontre.

—    J'aurais aimé vous faire la cour.

Cet aveu résonna entre eux, à moitié éclipsé par le gazouillis des oiseaux qui ne connaissaient pas la guerre. Elle ne dit rien sur le moment, et le silence attendit pour reprendre ses droits, étendant doucement son manteau sur ce coin du parc dévoré par les mauvaises herbes.

—    Je vous aurais emmenée au théâtre, au Louvre, à l'opéra. Nous aurions mangé des crêpes et fait un tour de manège.

—    Et nous aurions traîné avec nous un chaperon laid et grognon, poursuivit-elle soudain, prise au jeu.

Il sourit, se rapprocha d'encore un pas, et murmura :

—    Nous l'aurions semé entre les sculptures antiques et les peintures de Vinci. Et je vous aurais volé un baiser derrière la Vénus de Milo.

Son souffle heurta son visage lorsqu'il releva la tête et elle frémit. Qu'il lui était difficile de croire à sa présence qu'elle avait tant rêvée. Le maudit décompte était commencé, il n'était là que pour repartir là-bas. On le lui arrachait pour le donner aux autres, à ces ennemis haïs, à ces balles sauvages. Mais il porta sa main à ses lèvres, rompit cette idée qui la taraudait depuis la veille. Et il effleura sa peau d'un baiser brûlant, ses yeux rivés aux siens.

—    Ce temps a disparu. Elles ne sont plus hélas, ces heures bénies de Dieu où l'on échappait à la surveillance des cerbères pour toucher du bout des doigts celle que l'on mettait sur un piédestal.

Elle se blottit contre lui sans dire un mot et il referma ses bras sur elle, soudain triste. Sa jeunesse lui avait été volée, saccagée par des hommes plus fous qu'eux.

—    J'aurais aimé vous rencontrer dans un bal et vous suivre jusqu'à ce que vous cédiez, séduite.

—    J'aurais aimé me promener avec vous au parc Monceau, répondit-elle simplement. Sans convenances, sans discussions préétablies ou fiançailles arrangées.

Il tressaillit aux souvenirs qui l'assaillaient. Il avait été près, bien près d'accepter le choix de sa mère et de sceller sa vie avec une autre. Il posa ses yeux sur la chevelure blonde de celle qui l'avait réveillé sans le savoir et plongea son nez dans ces cheveux d'or, avide de doux contacts.

—    Nous le ferons. Oui, reprit-il alors qu'elle levait la tête, surprise, nous nous promènerons au parc Monceau ensemble, main dans la main. Le jour de la victoire, qu'elle qu'en soit l'issue.

Elle rayonna, la petite Parisienne, et, levant son visage vers lui, sourit et murmura joyeusement :

—    Je t'aime.

Et ces mots se fichèrent dans son cœur enivré de bonheur. Et le parc recueillit précieusement cette phrase pour la garder malgré chaque nouvelle saison. Et il embrassa le coin de sa bouche, fou de joie mais soucieux de ne pas la brusquer. Elle tourna la tête et leurs lèvres se rencontrèrent, s'épousèrent telle une promesse implicite de plus encore. Le jour baissait mais qu'importait ? Ils étaient serrés l'un contre l'autre, inséparables.
La cloche de Marthe les ramena sur cette terre dévastée et ils sursautèrent, comme pris en faute. Les jumeaux attendaient pour faire leur toilette, la comtesse voudrait probablement poursuivre les Mémoires d'Outre-Tombe de Chateaubriand... la vraie vie se rappelait à eux.

—    Rentrons, soupira-t-il en gardant sa main accrochée à la sienne.

Le mot sonna tel le glas d'août 1914. En cette soirée d'avril, ils se juraient encore une fois fidélité et devaient se séparer de nouveau. Il l'attira à lui et ne la lâcha qu'au perron, soucieux de ne pas heurter sa famille mais désireux de l'avoir encore un peu à ses côtés. Elle posa sa tête sur sa poitrine et sentit son cœur battre paisiblement. Elle sourit. Son caractère calme l'incitait à vivre sans souci des convenances excessives et de ses peurs exagérées. Elle conservait toutefois la crainte du regard des autres malgré ses taquineries, elle avait toujours eu peur des murmures. Lui s'en était libéré par ce qu'il vivait quotidiennement.

—    Ma chérie... commença-t-il en se tournant vers elle alors que le fumet d'un plat en sauce –Marthe était décidément magicienne- parvenait jusqu'à eux.

Elle écarquilla les yeux. Quand étaient-ils passés de cette affection discrète et distante, un peu timide, à ce mot qui faisait battre son cœur plus vite ?

—    Ne me regarde pas comme ça, s'amusa-t-il. Je n'ai rien dit de spécial.

Rien d'autre que la preuve de ses sentiments, une autre preuve délicate glissée presque imperceptiblement. Et il le savait, lui dont ses yeux brillaient un peu plus, taquin mais ému. Ses dents brillaient imperceptiblement dans l'obscurité tombante et ses cheveux bruns effleuraient son front, seules traces de sa présence près d'elle. Elle trembla. Aurait-elle cette crainte indicible toujours ancrée en elle, cette peur qu'on le lui arrache des bras ? Il la sentit frissonner, comprit ce qui taraudait son cœur amoureux, et referma doucement ses bras autour d'elle, fronçant les sourcils en sentant les côtes sous la peau. Sa taille était trop fine, mille fois trop fine. Elle n'était plus mince, mais maigre. Combien de souffrances lui avait-elle cachées pour ne pas l'alarmer davantage ? Elle était aussi meurtrie que lui par cette guerre atroce, il l'avait compris maintenant.

—    Ma chérie... je suis là pour encore quelques heures.

—    Tu repars demain, murmura-t-elle, gorge nouée.

—    Ne gâchons rien avec cette peur Madeleine. Pas ce soir.

Elle se tut, se laissa entraîner vers le salon. Les jumeaux avaient faim. Une faible lumière brillait dans la cuisine, ils devaient être là-bas. Elle fit un pas, il la retint, lui vola un autre baiser. Ce fut une étreinte presque désespérée, tel un refus de finir ce moment unique qui ne reviendrait jamais.

—    Guy... murmura-t-elle enfin, à bout de souffle. Il faut y aller.

Il acquiesça, l'empêcha de partir, et ils se sourirent encore une fois. Leurs résolutions chancelaient face à ce qu'ils devaient bien appeler du désir. Ils étaient faits de chair et de sang, et ce qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre se teintait de cette attirance dont ils n'avaient pas à rougir. Mais il la lâcha enfin et tint sa main jusqu'au bout. Le vent soufflait entre les arbres, faisait frémir l'eau du lac, au loin là-bas, soulevait ses cheveux, et elle le fixait, ne pouvant se rassasier de sa présence qu'elle avait implorée chaque soir devant le crucifix. Elle se détourna et il plongea les mains dans les poches. Il devait attendre un peu avant de rentrer à son tour. Marthe avait tout deviné mais sa mère n'était pas prête à comprendre. Et les jumeaux seraient imprévisibles, comme toujours.

—    Madeleine.

Elle se retourna, surprise, et se heurta à un sourire éclatant. Il était détendu pour de bon, après quatre jours passés sur le qui-vive, à attendre la balle sifflant près de ses oreilles, la détonation du shrapnell dans l'air, le hurlement sinistre du Boche. Son sommeil était enfin paisible, après des soubresauts et des cauchemars si violents qu'elle avait eu peur de lui. Ce qu'il vivait, il ne le partageait pas, pas assez, même avec elle. Mais ce soir, il souriait enfin, sans secret ou pensée sombre. Il ne pensait qu'à eux.

—    Je t'aime.

Un regard lumineux suffit -du moins le crut-elle sur le moment-, et elle rentra à l'intérieur. Ce soir était leur dernier instant d'accalmie.

**********

            Le matin du départ se leva finalement, avec sa cohorte de nuages sombres. Madeleine ne prononça pas un mot jusque sur le quai de Longueville, et le capitaine se garda bien de dire quoi que ce soit. La main de son neveu tremblait dans la sienne, sa nièce retenait mal ses larmes. Et elle restait digne, au port de tête altier. Il en retombait amoureux chaque seconde. 

—    Thibault et Delphine, vous êtes grands maintenant. Obéissez bien à votre gouvernante, soyez gentils avec elle, et n'oubliez pas votre prière du soir.

La petite jeune fille acquiesça mais le jumeau secoua la tête, borné. Alors Guy s'accroupit face à lui et chercha des yeux le visage tremblant, menace de sanglots proches :

—    C'est toi qui protèges la famille. Tu donneras l'exemple à ta sœur et respecteras mademoiselle Delorme, car tu es le futur comte de Saint-Loup, et déjà un chevalier. N'est-ce pas ?

Une grimace pour un sourire et l'enfant se jeta dans les bras de son oncle, secoué de pleurs silencieux. Guy referma ses bras autour de lui et leva les yeux vers Madeleine, indécis. Que dire à un enfant de treize ans qui voyait son monde déjà fragile s'écrouler chaque jour un peu plus ?
Ce fut la gouvernante qui agita le mouchoir immaculé pour dire adieu sur le quai de la gare de Longueville, le cœur broyé par ce nouvel adieu. Les jumeaux se réfugièrent dans les pans de sa robe, de grosses larmes amères dévalant le long de leurs joues pâles.

Le chef de famille partit une nouvelle fois, sans assurance de retour. Et la famille se recroquevilla sur elle-même, replongée dans l'attente. Ici, on priait, veillait, dans l'espérance craintive. Chaque famille de France pleurait un mort, un disparu en ce début d'année 1916. Eux avaient échappé à la venue sinistre du facteur gêné d'annoncer l'horrible nouvelle -pour combien de temps encore ?

La guerre ne se tairait-elle jamais ?

**********
[1] Le couteau suisse tel qu'on le connaît aujourd'hui fut développé en 1894 par Karl Elsner. Dédié aux officiers, ce couteau militaire se trouvait également dans le civil et fut rapidement prisé de la bonne société.


Petite dédicace à Maeve_Riordan et sa chère prof de littérature qui me lit aussi... ^^"

Il reste à peu près 5/6 chapitres et un épilogue (ce sera peut-être moins, je ne sais pas encore)... La fin se rapproche :(

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