32. A sa reconquête (2)

Elle ne fit rien. Ils rentrèrent en silence, lui plongé dans ses pensées noircies par les soucis, elle indécise. Il monta se reposer dès qu'ils furent rentrés au château tandis qu'elle restait en bas, à se ronger les sangs. La soirée s'écoula ainsi, ils dînèrent sans lui, un peu anxieux. Le comte ne se livrait jamais sur la guerre.

— Mon fils est-il déjà parti dormir ? s'étonna enfin Annie de Saint-Loup en fronçant les sourcils.

Madeleine comprit la demande implicite, monta les escaliers. A côté d'elle, Thibault trottinait, toujours infatigable. A bientôt treize ans, le petit garçon se mettait brusquement à grandir et causait le désespoir de sa gouvernante qui ne savait plus comment habiller ce petit homme. La comtesse ne réalisait pas l'état des finances de la maison. Marthe ne savait plus à quel saint se vouer pour préparer autre chose que des pommes de terre, du riz, des haricots. La viande manquait, même ici, et les œufs devenaient de plus en plus rares eux aussi. Les tickets de rationnement étaient inutiles ou presque. Et la vieille cuisinière avait rangé avec un soupir malheureux les lourds livres de recette qui avaient enchanté ses longues heures d'apprentissage de la cuisine. Deux ans de guerre, quand on leur en avait promis cinq mois rapides et glorieux. Et le chef de maison n'était plus là.
Elle crut entendre un bruit étrange, s'arrêta un instant. Puis se tourna vers son protégé et se força à sourire :

— Iriez-vous demander à Tom d'aller se changer ? Votre oncle voudra sûrement dîner avec lui.

Thibault ne protesta pas -les deux hommes étaient liés par une solide amitié- et redescendit aussitôt, sans poser de questions. Alors Madeleine se retourna vers la chambre du comte, le cœur noué par l'appréhension. Sa porte se dessinait dans l'obscurité tombante du couloir, presque menaçante. Elle avait toujours eu trop d'imagination.

— Monsieur le comte ? murmura-t-elle contre la cloison.

Elle se hasarda à ouvrir, consciente du moindre de ses gestes, et s'arrêta net. Il dormait, terrassé par un mauvais rêve, les poings crispés contre le drap, ruisselant de sueur. Elle comprit immédiatement. Le fiancé d'une vieille amie de pensionnat s'était confié sur ce que vivait son promis ; cauchemars, hallucinations, violences et coups, ils revivaient tous les tranchées dans leur sommeil.
Elle ne réfléchit pas plus, se précipita au pied du lit et saisit la main tremblante qui s'agitait contre un ennemi invisible :

— Guy. Guy réveillez-vous, vous rêvez !

Elle n'eut pas l'impression de crier, le fit pourtant sursauter. Il ouvrit grand les yeux et sembla déconcerté de croiser son regard bleu, avant de se calmer peu à peu, à grand-peine.

— Que faites-vous ici ? murmura-t-il.

Il lui semblait que le chuchotement seul permettrait de ne pas faire surgir cette barrière inexpugnable entre eux. Portée par toute la tendresse qu'elle contenait depuis près de deux ans, vaincue par ce regard perdu, elle caressa avec douceur les cheveux trempés de sueur, et répondit sur le même ton :

— Vous avez fait un mauvais rêve. Votre mère voulait que vous mangiez un peu ce soir. Elle s'inquiétait.

Il grimaça un sourire, sans réelle réussite, se redressa péniblement. Elle restait accroupie auprès de lui, indécise. Ce qu'elle voulait faire était clair désormais. Il partait bientôt, une nouvelle fois, et personne ne savait s'il reviendrait. Il avait eu besoin d'elle une fois, ce soir de mai où il s'était perdu elle ne savait où. Elle ne l'abandonnerait pas une seconde fois.

**********

— Mais c'est de la folie mon enfant ! s'écria madame de Saint-Loup en levant les bras au ciel.

Le jeune comte était parti pour Paris par le premier train, convoqué pour recevoir des ordres. Sans plus d'informations, il était parti, heureux de cet imprévu qui rallongeait ses permissions de trois ou quatre jours. Madeleine en avait profité.

— Si vous partez, qui prendra soin de mes petits-enfants, qui aidera Marthe et Tom, qui me fera la lecture ? Vous ne pouvez pas vous engager ainsi, sur un coup de tête insensé !

— Madame, ma résolution est prise. Je ne vous suis guère nécessaire ici, Marthe peut se débrouiller seule. Là-bas, je serai bien plus utile, près des soldats. Et je serai peut-être amenée à croiser votre fils.

Madeleine se tenait droite, les bras croisés pour se donner du courage. C'était son argument décisif, le seul susceptible de convaincre la vieille dame de la laisser partir. Avait-elle compris ce qui se tramait entre son fils et la gouvernante des jumeaux, la demoiselle n'en savait rien. Et peu importait au fond. Elle désirait simplement partir, presque s'enfuir avec lui, le rejoindre dans les tranchées et devenir son ombre.

— Vous ne serez pas nécessairement dans le même régiment que lui, objecta la comtesse avec raison.

C'était la faiblesse de son raisonnement, le point auquel elle refusait d'y penser. Ils avaient été séparés trop longtemps et, même sans savoir ce qu'il ressentait aujourd'hui, elle voulait être auprès de lui, le protéger, même de loin.

— Même sans être avec votre fils, l'armée manque cruellement de personnel soignant. La Croix-Rouge voit son personnel décimé au même titre que les soldats. Il est normal que je m'engage là où la France a le plus besoin de moi.

— Ne pourriez-vous pas trouver autre chose ? Je sais bien que la patrie demande des efforts à tous, mais nous avons déjà tant donné. Nous les femmes pouvons être actives de bien des manières, autrement que par notre présence au front. Voyez les marraines de guerre...

Madeleine tressaillit. Ne se doutait-elle pas de son statut auprès de son fils, cette dame aux cheveux immaculés qui se tordait les mains de désespoir ? Ne voyait-elle pas qu'elle désirait être plus, bien plus qu'un soutien épistolaire, même régulier ? Elle souhaitait être à lui corps et âme. A défaut, elle serait à ses côtés, dévouée, prête à le soigner jusqu'au bout, à se sacrifier pour lui s'il le fallait.

— Ma chère Madeleine, attendez le retour de mon fils, je vous en prie. Je vous promets de me ranger à sa décision, quelle qu'elle soit. S'il décide que vous devez partir, qu'il en soit ainsi et vous le suivrez. Mais laissons-le juge de cette affaire.

La jeune fille hocha la tête, peu sûre de la réaction du comte néanmoins. Il avait changé ces derniers mois, qui l'en aurait blâmé, et était devenu imprévisible. Elle n'avait jamais réussi à lire dans ses yeux impénétrables, n'aurait pu dire ce qu'il comptait dire et faire la seconde d'avant. Mais la guerre l'avait fait se refermer sur lui-même, lui taiseux de nature. Elle haussa les épaules. Et puis flûte ! Elle ne démordrait pas de sa décision, elle l'éternelle mineure assujettie aux décisions d'un tuteur. Elle n'avait plus de famille, Victor ne répondait pas à ses lettres, ce n'était pas un comte de trois ans plus vieux qu'elle qui lui dicterait sa conduite.

Et pourtant, lorsqu'elle se retrouva face au regard furieux du jeune homme, Madeleine n'était plus vraiment sûre de rien. En ce moment précis, il l'intimidait plus qu'autre chose ; pire, il l'effrayait.

— Et mademoiselle Delorme veut s'engager en tant qu'infirmière sur le front, acheva la comtesse presque avec délectation, certaine de gagner ce combat.

Les yeux du capitaine brasillèrent de rage. Il bondit, s'empara un peu brutalement de la main de la demoiselle et se dirigea à grand pas vers le jardin, ouvrant avec violence la porte-fenêtre restée close pour garder la chaleur à l'intérieur.
Elle le suivait, peinant à suivre ses longues enjambées. Mieux valait se taire pour l'instant. Il n'écoutait pas. Il se dirigea vers le saule pleureur planté au fond du parc qui, dépouillé de ses feuilles, semblait s'incliner tristement vers le paisible rond d'eau, puis se tourna d'un bond vers elle, toujours aussi furibond.

— Qu'est-ce que c'est que cette lubie encore ?

— Une lubie, m'engager comme des milliers de femmes au service de la France ? Vous avez une étrange vision des choses capitaine.

Elle n'aurait pas dû le provoquer, elle le savait. Mais sa colère lui paraissait déplacée. Après tout ce qu'elle avait traversé, enduré, vécu, loin de lui et sans nouvelles, ne pouvait-il comprendre qu'elle ne voulait plus continuer à vivre ces deux dernières années infernales ?
Il serra les poings, toc désormais ancré chez lui, et asséna :

— Vous savez que vous ne pouvez quitter ma mère et mes neveux. Ils ont besoin de vous eux.

— Les soldats aussi ont besoin de moi. Ils ont besoin d'infirmières qui prennent soin d'eux.

— Il y en a des milliers pour prendre votre place, vous l'avez dit !

— Et ma conscience alors, monsieur le comte ?

Il grogna, indice sur ce qu'il pensait de sa conscience, et fourra les mains dans les poches. A peine arrivé, ses bagages encore dans le hall d'entrée, sa mère lui avait raconté la dernière nouvelle. Et il repartait demain. Il n'avait vraiment pas besoin de ça, de cette nouvelle peur, de cette terreur qui le saisissait à la simple idée de sa marraine dans ces tranchées boueuses et sordides, cauchemar vivant des pauvres poilus. Pas elle. Les autres, si elles le voulaient, si elles étaient assez inconscientes pour désirer une telle chose. Mais pas elle.

— Madeleine, vous ne savez pas ce que c'est là-bas. Vous n'en avez aucune idée.

— Vous m'avez raconté.

— Je n'ai fait que mettre des mots plats sur l'innommable ! Vous ne pouvez pas même imaginer l'horreur que l'on vit, entassés les uns sur les autres, avec les poux, les rats, les vers qui grouillent partout, sur le pain, les cadavres. Les cadavres ! Vous n'avez jamais vu de corps pourrissant lentement, le corps d'un camarade, d'un ami, de remplir à sa place le carton où l'armée a écrit vivant ou mort, d'entourer la bonne mention et de donner ce papier brûlant au facteur, en sachant qu'on va décimer une famille lorsqu'elle saura, lorsqu'elle apprendra.

Il s'interrompit, prit une longue inspiration, et jeta un coup d'œil noir à celle qui attendait nerveusement.

— J'ai tenté de vous protéger de tout ça là-bas. Vous me demandiez des détails, vous vouliez porter mon fardeau me disiez-vous. Et moi, moi je ne pouvais pas. Je ne peux pas vous salir, vous l'incarnation de la pureté, avec ce que je vis au fin fond de la Somme ou de la Marne, en France ou en Belgique. Je vous préserve de tout a depuis bientôt deux ans, et vous, vous vous souhaitez plonger dans cet enfer ?! Mais avez-vous perdu la tête ?!

Il se rapprocha d'un pas, et elle recula, effrayée. Il n'était plus tout à fait le même, encore une fois. Il l'effrayait lorsqu'il était ainsi. Mais elle se redressa.

— Vous ne pouvez pas m'écarter, m'éloigner de tout ça. Je dois aider ceux qui sont là-bas, vous ne parvenez qu'à m'en convaincre.

— Mais qu'en auront-ils à faire que ce soit vous ou une autre ?! rugit le capitaine.

— Et vous alors ?! Comment pouvez-vous penser que je vous laisserais seul là-bas, que je vous abandonnerais une nouvelle fois ?!

Il s'arrêta net. C'était donc ça, ce qui la motivait, ce qu'elle dissimulait sous bon nombre d'arguments plus ou moins solides ? Il hésita, osa cependant :

— Mais alors ce que j'ai fait, le passé... le passé, Madeleine.

Ce fut son tour de ne pas répondre immédiatement, d'avouer à voix basse :

— Vous avez été sincère avec moi. Et moi, je ne peux pas vous laisser partir de nouveau, pas seul, pas encore une fois.

Il fit un pas, encore un autre. Dans ses yeux ne brillait plus la colère aveugle mais bien ce qu'il tentait tant bien que mal de cacher depuis des mois, ce qu'il avait cru indigne d'avouer jusque-là. Il demeura indécis quelques temps, puis murmura :

— Madeleine... Madeleine soyez claire...

— Je veux partir comme infirmière Guy -et plus aucune crainte dans les yeux bleus qui se posaient sur lui, déterminés. Je veux partir là-bas.

Il rugit presque, se jeta sur elle et ils heurtèrent ensemble le tronc du saule pleureur plusieurs fois centenaires. Elle grimaça. Il ne mesurait plus sa force parfois, inconscient d'une certaine brutalité acquise au front.

— Vous ne partirez pas. Pas vous. Je vous en supplie.

Elle leva les yeux vers lui, et il frémit. Dans son regard, plus aucune trace de peine ou de rancœur. Seule la peur de le voir partir pour de bon, mêlée à un peu d'effroi devant son éclat de colère. Et cette étincelle qui brillait semblait répondre à celle qui réchauffait son cœur taraudé par le doute et la crainte.

— Madeleine...

A peine un murmure, rien de plus.
Dans un bruissement de tissus, elle noua les mains autour de son cou, eut un léger sourire empli de tendresse. Alors il se pencha, effleura ses lèvres, aveugle à tout sauf elle, délicieusement conscient de cette nymphe qui s'abandonnait dans ses bras, offerte à ses baisers passionnés.
Le rond d'eau à leurs pieds frémit. Le saule pleureur, pauvre et nu sans ses longues feuilles majestueuses, recueillit la promesse des deux amants, et la neige sembla scintiller, écrin d'hiver. Plus rien n'existait que ces deux jeunes gens étroitement enlacés. C'en était fini des non-dits. 


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