32. A sa reconquête (1)
Déjà, pardon pour la (très) longue absence. Énormément de soucis m'ont empêchée d'écrire, je n'avais pas trop la tête à ça. Je n'ai même pas relu ce chapitre, c'est dire. Mais tant pis, j'espère qu'il vous plaira quand même. A tout hasard, je remets un rapide résumé.
** Après avoir passé la nuit avec une prostituée dans un bordel près du front, le capitaine Guy de Saint-Loup est revenu à Paris chercher Madeleine et la ramener chez lui. Là-bas, après une attitude déconcertante mêlée de tendresse et de froideur lointaine, il a fini par avouer fin octobre son geste, provoquant la colère de la gouvernante blessée. Lors de son départ pour le front, Madeleine a refusé tout contact, envoyant néanmoins un dernier sourire au jeune capitaine au moment où le train partait.**
Décembre 1915, Saint-Loup-de-Naud
Chère Mademoiselle,
Le colonel a demandé des volontaires pour rester en première ligne le soir de Noël, et ce jusqu'au Nouvel An. Nous aurons une semaine entière de permissions après, l'occasion de revenir à Saint-Loup. Je me suis proposé avec mes hommes, et passerai Noël à Thélus avant de rejoindre le reste du régiment à Magny.
Elle ne lut pas le reste, froissa la lettre et la jeta au feu dans un geste de rage. Elle était toujours aussi tendue un mois après, mais la haine avait disparu. Les nombreuses discussions avec le curé de Saint-Loup de Naud l'apaisaient peu à peu. Et les quelques lettres qu'elle recevait -une par semaine- contribuaient à adoucir la plaie qu'elle portait au cœur. Elle n'avait rien dit à Marthe, mais cette dernière notait les cernes qui s'étiolaient sous les yeux bleus.
Elle soupira, sortit un mouchoir d'une besace et continua son travail. Avec Noël, et malgré la guerre qui durait, durait encore, les présents étaient de rigueur. Les enfants couraient partout, désormais accoutumés au silence du château. Il devenait de plus en plus difficile de les nourrir correctement, le rationnement touchait aussi les campagnes. Les métayers venaient se plaindre au moins une fois par semaine, mécontents de la mauvaise gestion des terres, et réclamaient la présence du chef de famille pour discuter des problèmes. La comtesse n'osait rien rapporter à son fils, consciente de ce qu'il endurait. Madeleine, elle, avait consulté les deux ou trois livres d'économie qui traînaient sur le bureau de l'absent. Mais n'avait pas compris grand-chose.
— Que faites-vous mademoiselle ? s'enquit Thibault, les mains en appui sur l'accoudoir pour mieux observer.
Elle dissimula sa broderie, rosit. Au creux de sa main, les initiales du comte s'étalaient élégamment sur le tissu immaculé. Elle espérait le finir avant les fêtes pour qu'il le reçoive à temps. Sans se poser de questions sur ce qu'elle ressentait désormais vis-à-vis de l'éternel absent qui risquait sa vie, là-bas, sur le front, elle préférait vivoter ici, au château, en attendant son retour. Elle verrait bien.
— J'ai renvoyé un courrier au beau-frère de ma chère Bérénice, déclara la comtesse, sourcils froncés. Il ne répond pas à mes lettres, j'espère que rien de grave ne lui est arrivé...
Madeleine redressa la tête. L'oncle Rodolphe, si ses souvenirs étaient bons. Les jumeaux le connaissaient à peine -se rappelaient à la perfection leurs bêtises cependant-, l'homme d'affaires était parti en Amérique s'enrichir. Mais il incarnait la réussite entrepreneuriale dans la famille, celui qui faisait prospérer son entreprise de l'autre côté de l'Atlantique. Il les aiderait pendant cette guerre, la comtesse voulait y croire.
— Nous serons tous les six pour le réveillon, déclara la vieille femme. Mon fils ne pourra pas se libérer, ajouta-t-elle avec un sourire triste pour ses petits-enfants.
Leurs visages s'assombrirent, et Madeleine baissa la tête. Ses hommes passaient avant, lui avait-il expliqué dans sa lettre. Mais sa famille, y pensait-il ? Probablement, il avait toujours jonglé entre elle et son engagement depuis son entrée à Saint-Cyr. Le sacrifice était simplement plus difficile aujourd'hui.
Elle le vécut davantage encore la nuit même de Noël. Dans la petite chapelle frigorifié de Saint-Loup de Naud, alors que le curé ânonnait les formules latines séculaires, la jeune fille songeait, emmitouflée dans son manteau d'hiver, que son absence se faisait chaque jour plus douloureuse, plus vive également. Toujours meurtrie par son aveu terrible, elle se remémorait malgré tout les paroles du vieux prêtre -qui ne l'avait pas ménagée suite à ses questions-, se rappelait les quelques photographies échappées à la censure. Et s'il ne se confiait plus sur ce qu'il vivait, elle imaginait sans peine les mille tourments qu'il endurait. Ses confidences, toujours mâtinées d'humour pour dédramatiser et ne pas l'inquiéter, lui manquaient. Elle voulait redevenir cette marraine consolatrice qui l'aidait malgré les kilomètres et les peines. Et si elle souffrait de ce qu'il avait fait, elle savait qu'il n'avait pas menti. Il s'était chargé d'un fardeau qu'il porterait toute sa vie. Son erreur le poursuivrait, quoi qu'il fasse. A elle de se décider.
Ils revinrent en voiture de la messe de minuit. Serrés contre elle pour avoir moins froid, les jumeaux baillaient à qui mieux mieux. Marthe était restée au château, cela faisait des semaines qu'elle travaillait à confectionner un repas digne de ce nom. La guerre était venue, avec son lot de privations, empêcher le faste des grands dîners d'antan. Un brin nostalgique des réceptions de sa jeunesse, alors que Napoléon III et Eugénie lui apparaissaient comme le couple parfait, la vieille cuisinière soupirait devant les maigres plats qu'elle monterait bientôt à l'étage. Le marché noir prospérait, il suffisait d'avoir de l'argent. On en manquait cruellement ici, avant le début même du conflit. Tom avait, lors d'un voyage à Paris, réussi à dégoter des huîtres -comment ? il refusait de le dire- qui orneraient ce soir la table. La comtesse, grande dame malgré les maux du temps, avait invité les trois derniers serviteurs à partager ce repas de fête, ils se retrouveraient tous ensemble. Quant au champagne traditionnel, la cave n'avait pas souffert de la guerre, préservée jusqu'au bout par un majordome méticuleux.
Madeleine alluma avec dextérité les chandelles de l'immense table, vestige des heureux temps, sourit à Delphine qui la regardait faire, fascinée, et remit en place une fourchette. Il s'agissait d'être parfait, autant que possible. Thibault déposa avec soin le pain à base de maïs –on s'arrangeait comme on pouvait-, la langue tirée en signe d'application, et ses yeux pétillèrent en remarquant sa gouvernante. Mais il ne dit rien, se contenta de glisser sa main poussiéreuse -où était-il encore parti ?- dans celle, fraîche, de la jeune fille, et posa sa tête fatiguée contre sa hanche. Le petit garçon avait eu l'air de comprendre bien plus que ce que son oncle lui avait raconté, et semblait déterminé à protéger celle qui l'avait apprivoisé.
— Voulez-vous aller dormir monsieur Thibault ? demanda-t-elle, taquine.
Il secoua la tête, farouche, mais ferma les yeux, plus las que ce qu'il voulait l'admettre. Sa grand-mère le sauva, entra dans la salle à manger en claquant des mains, et s'écria, plus joyeuse qu'elle ne l'était réellement :
— Dînons mes amis ! Que Noël reste une fête heureuse.
On acquiesça du bout des lèvres, on s'assit et fit honneur au repas. Quelques huîtres -peu à vrai dire-, du fromage –le brie était la spécialité de la région-, des fruits secs, un foie gras sorti d'on ne sait où... On était loin, bien loin en réalité des festivités d'antan, avant la mort tragique de Bérénice et Alfred de Valot, suivis de près de celle du comte. Et pourtant, à la lueur des bougies dont la flamme faisait briller l'argent des candélabres anciens, l'atmosphère se déridait, les sourires se faisaient plus sincères, et les plats s'échangeaient sans fausse pudeur. Les lourdes portes s'étaient refermées pour protéger le temps d'une soirée ce petit monde replié sur lui-même depuis des années, troublé par la guerre et ses sacrifices. Et lorsqu'Annie de Saint-Loup leva sa flûte pour souhaiter une dernière fois un joyeux Noël à ses invités, tous levèrent leurs verres, heureux d'être là. L'ombre des tourments qui les attendaient rôdait au-dehors. Mais le temps était figé, l'espace d'un instant heureux.
Les enfants ouvrirent leurs présents le lendemain, heureux comme des rois. Les cadeaux étaient peut-être moins nombreux qu'autrefois -dame, les démons ne faisaient plus aucun caprice-, mais leurs sourires heureux démentaient toute tristesse. Aux côtés de la comtesse, vêtue pour l'occasion d'une robe blanche, Madeleine souriait. Elle avait triché, inventé, fait mille folies pour créer des cadeaux capables d'amuser deux enfants longtemps laissés à eux-mêmes. Le cerf-volant offert voilà ce qui lui semblait des siècles par leur oncle n'était pas dédaigné, loin de là. Mais Thibault courait de plus en plus les bois seuls, Delphine s'assagissait. Alors il fallait ruser au moment des étrennes.
Ce fut Thibault qui la surprit en se dirigeant vers, un petit paquet à la main, l'air résolu.
— Tenez mademoiselle, mon oncle m'a chargé de vous donner ceci.
Elle balbutia quelque chose, reçut le cadeau et ne sut que le dévisager. Comment avait-il fait pour envoyer un paquet à temps, lui qui sillonnait encore le nord de la France pour se battre un peu partout ? La poste militaire peinait à faire acheminer le courrier, les régiments se croisaient et s'entrecroisaient sans cesse, se perdaient et se fragmentaient. Seuls les états-majors semblaient y comprendre quelque chose. Elle-même ne savait plus où il se trouvait en ce moment.
Elle s'éclipsa, descendit dans les cuisines. Marthe préparait du chocolat chaud pour la famille. Mais comment accomplissait-elle ce miracle ? Elle n'accorda pas d'attention à la petite demoiselle qui serrait contre son cœur son seul cadeau de Noël. Le premier sans Papet, songea-t-elle avec un soupir. Elle se sentait seule malgré l'amour inconditionnel des jumeaux et la bienveillance de la comtesse. Et ce n'était pas la gentillesse bourrue de Marthe qui changerait quelque chose à sa tristesse.
Un petit papier où s'étalaient trois mots voleta lorsqu'elle déchira le papier, et elle lut, surprise :
Perdu quelque part en Artois, près de Thélus, entouré de mes hommes et avec plusieurs jours d'avance -j'ose espérer que ma lettre parviendra à temps-, je vous souhaite un très joyeux Noël au château. Si la neige est tombée, les jumeaux pourront s'en donner à cœur joie dans le parc. J'espère que l'ambiance n'est pas à la tristesse, ils ont connu trop de chagrin dans leur courte vie, tout comme ma mère.
Je n'ai pas voulu que vous vous sentiez seule en ce jour de fête. Et si je suis loin, je m'associe néanmoins à votre peine, que je comprends tout particulièrement. Je soupçonne que mon cadeau ne vous sera pas très utile à Saint-Loup. Je prie néanmoins pour qu'il vous plaise.
Elle sortit de la petite enveloppe une broche finement ciselée, quelques lianes d'or nouées sur lesquelles irisaient une petite centaine de pierres précieuses, blanches et roses, minuscules dans leur beauté et pourtant étincelantes. Le tout formait un lys immaculé qui s'étirait voluptueusement, image de la pureté et de l'innocence. Elle battit des paupières pour contenir les larmes qui menaçaient de couler. Il avait pensé à elle, à lui offrir un petit quelque chose aujourd'hui. Depuis combien de temps pensait-il à ce présent, aussi symbolique que touchant ? Il en révélait beaucoup sur le jeune homme, bien davantage que ce qu'il pensait sûrement. Son idéal, sa quête exigeante d'absolu, tout l'honneur du capitaine transparaissait dans ce bijou. Elle en tremblait.
Sans un mot, avec précaution, elle glissa la broche légère dans la poche de sa robe, et remonta les escaliers, le cœur un peu plus léger. Elle refusait de s'attarder sur cette étrange joie qui l'assaillait, alors que son âme lui soufflait rêveusement qu'elle avait passé un peu de temps avec lui, en pensée, en dépit de la distance qui persistait à les séparer. Elle verrait lorsqu'il reviendrait -s'il revenait, songea-t-elle, la peur au ventre. Elle s'admonesta. Allons. Il reviendrait. Elle le demandait chaque jour au ciel.
**********
Janvier 1916
Elle était plongée dans un traité d'héraldique lorsqu'il entra dans le petit salon. Elle venait d'y faire le ménage et s'accordait un repos consacré à se perdre dans les vieux livres de la famille, amusement permis par la comtesse. Plus personne ne lisait ces vestiges du passé. Il l'observa quelques minutes en silence, accoudé à la porte. Elle avait dû esquisser son chignon à la hâte ce matin, et de lourdes mèches blondes s'échappaient pour tomber en cascade le long de son cou fin. Sa robe violette rehaussait son teint pâle, elle avait d'ailleurs maigri -et ce constat lui fit froncer les sourcils.
— Mademoiselle...
Elle releva la tête, surprise et heureuse. Mais à la vue de celui qui l'avait si durement blessée en octobre, elle se ferma. Il était vivant. Et avec lui revenait toute la douleur de la trahison. Il aperçut l'éclat métallique dans ses yeux bleus, inspira brusquement. Serait-ce une lutte de chaque instant dès lors qu'ils se retrouveraient dans la même pièce ? Il savait combien sa faute était lourde, il la traînait depuis neuf mois.
— Monsieur le comte. Quand êtes-vous revenu ?
— Ce matin. Vous étiez en promenade avec les petits.
Un silence. Son cœur bondissait -ne pouvait-il rester tranquille ?! Et lui continuait à la dévisager, muet, sans doute pour se protéger. Il devait s'attendre à une nouvelle salve de cris, reproches et larmes.
— Je vous souhaite une bonne année, dit-elle enfin.
Il parut regarder derrière lui, en direction du hall. Ils n'avaient pas pensé à accrocher la boule de gui, et elle n'avait pas eu le courage de rappeler cette tradition. Deux ans auparavant -que cela lui semblait loin-, il avait ébauché ce premier rapprochement, cet effleurement qui l'avait chamboulée et éveillée. Aujourd'hui, ils étaient séparés par un fossé infiniment plus large que la moindre convenance sociale.
— Merci mademoiselle. A vous aussi.
Un rapide sourire, peut-être prenait-il ce vœu sincère pour un encouragement. Elle-même ne savait plus ce qu'elle voulait. Tous ses arguments, toutes ses défenses qu'elle se rappelait sans cesse, chaque jour pour l'éloigner, le repousser malgré la souffrance engendrée, tout était balayée par sa simple présence, ce regard gris qu'elle aimait tant, sans trop savoir pourquoi.
— Ma mère m'a mis au courant des problèmes soulevés par les métayers. Je les visiterai cet après-midi, un par un. Mais je cherche d'abord mes traités d'économie. Je les avais posés sur mon bureau, ils ont disparu.
— Je les ai rangés ici monsieur. Ils prenaient la poussière chez vous.
Il ne discuta pas, se dirigea spontanément vers une rangée et chercha du bout des doigts le livre désiré avant de le poser sur la table, près de Madeleine. Il hésita, elle ne broncha pas, et il s'assit, prudent. Ils marchaient tous deux sur des œufs, réservés et défiants l'un face à l'autre. Puis il sourit.
— Vous y connaissez-vous en économie ?
— Absolument pas, répliqua-t-elle aussitôt, sur la défensive. Ce n'est pas le genre de choses que l'on apprend dans un pensionnat de jeunes filles.
Il ouvrit une page au hasard, sans doute pour s'occuper les mains, puis reprit, songeur :
— Aimeriez-vous apprendre un peu ?
Elle lui jeta un coup d'œil méfiant. Qu'essayait-il ? Mais il semblait simplement désireux de partager son savoir avec quelqu'un.
Alors elle referma son propre traité et se rapprocha, à l'écoute. Et le jeune homme sourit.
Elle accepta de l'accompagner dans sa visite aux métayers, emmena les enfants pour leur faire faire une promenade. Enfermés dans le château à cause du mauvais temps qui stagnait, les jumeaux se montraient insupportables, surexcités par la présence de leur oncle qu'ils demandaient chaque soir dans leurs prières. Leur soulagement enfantin se traduisait par des cavalcades effrénées dans les couloirs, des descentes fulgurantes le long de la rampe péniblement lustrée par Tom et des cris de Sioux qui faisaient sursauter la comtesse repliée dans son cher boudoir.
Madeleine resta sur le côté tandis qu'il discutait avec ses employés, manifestement furieux. Si la guerre chamboulait l'ordre établi et bouleversait les règles, leur refus d'évoluer et de s'adapter au moins le temps du conflit conduisait le domaine à la faillite. Elle entendit quelques mots prononcés plus forts que les autres, hésita à se rapprocher. Mais cela ne la regardait pas.
— M'sieur le comte, on vous dit simplement que madame la comtesse ne peut pas répondre à nos problèmes. Comment on fait quand vous êtes absent ?
Il souffla pour tenter degarder son calme, et elle se surprit à ressentir un brusque élan d'affection.Depuis octobre, meurtrie par ses pensées qui la ramenaient sans cesse à cettefaute, elle n'avait plus ressenti grand-chose pour le jeune aristocrate. Etpourtant, le voir là, confronté à des problèmes qui devaient lui semblerdécalés et futiles par rapport à ce qu'il vivait, elle ne pouvait s'empêcher devouloir le protéger, le soutenir et l'épauler.
La seconde partie devrait vous plaire... ;)
Bonne lecture !
Elynion
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