30. Retour à Saint-Loup (2)
Le château se détériorait pourtant à une vitesse affolante. En l'absence du maître, les tuiles avaient continué à s'envoler, le grenier et les souvenirs étaient de plus en plus exposés, et la comtesse avait pleuré en retrouvant sa robe de mariée trempée, irrémédiablement abîmée. Anna avait bien tenté de faire un miracle, mais le mal était fait. La pluie rongeait tout.
Les métayers venaient chaque jour réclamer des ordres, des conseils, une ligne à suivre. Face à eux, Annie de Saint-Loup avait tenté de se débrouiller, d'ouvrir et comprendre quelques manuels traitant de la terre, en vain. Et, dans un sursaut d'orgueil, avait refusé d'écrire à son fils à ce sujet. Aussi retrouva-t-il sur son bureau une pile de lettres, de dossiers urgents, de problèmes qui lui firent écarquiller les yeux.
Madeleine retrouva avec plaisir sa chambrette, toujours aussi propre, comme si elle était partie la veille. Les autres domestiques l'avaient accueillie avec chaleur, heureux de la revoir, impatients de prendre de ses nouvelles. Sans madame Leludre, elle serait encore à l'office, à raconter les mois passés à Paris loin d'eux. La campagne manquait de nouvelles quant à la guerre, sujet qui assombrissait systématiquement les fronts. Monsieur Gavorgue avait froncé les sourcils en écoutant le récit de la demoiselle. Les nuages s'amoncelaient au-dessus de la demeure. L'arrivée du maître de maison ferait éclater l'orage -des mesures drastiques seraient prises, il le sentait d'instinct.
La porte claqua, et elle se retourna en sursautant, le cœur battant à tout rompre. Deux petits ouragans se jetèrent dans ses jambes, cherchèrent à atteindre sa main pour s'y agripper, et elle reconnut au milieu des cheveux blonds ébouriffés la bouille joyeuse de Thibault.
— Mademoiselle vous êtes revenue ! hurla-t-il en chœur avec sa jumelle à ses côtés, toujours avec lui.
Madeleine éclata de rire, s'agenouilla et ouvrit les bras, un immense sourire aux lèvres. Alors ils se jetèrent contre elle, quémandèrent une caresse, un baiser, de l'attention. Elle balbutiait des mots sans suite, ne se préoccupait pas de la logique de ses phrases, les embrassait avec ardeur.
— Oh mademoiselle, s'écria enfin Thibault, la tête rejetée en arrière pour mieux la dévisager. Oncle Guy nous avait promis qu'il vous ramènerait, on savait bien qu'il tiendrait sa promesse.
Elle ne put rien répondre à ce touchant aveu, et médita ce que le petit garçon venait de révéler. Ainsi, il n'avait jamais renoncé à cette idée, malgré les raisons invoquées lors de son départ. Était-il toujours aussi têtu, ce comte ?
— Je suis désolée mes chéris, reprit-elle en se rappelant brusquement sa fuite précipitée. Je n'ai pas pu vous expliquer...
— Oncle Guy nous a raconté, l'interrompit Delphine en se blottissant contre elle.
Le cœur de la petite Parisienne tomba dans sa poitrine. Et la scène avec Philippe de Dampierre, qu'elle n'avait jamais pu oublier ni effacer lui revint en mémoire avec violence. Mais Thibault reprenait déjà, confiant dans son savoir :
— On a été méchant avec vous, et vous avez dû partir. Oncle Guy n'a pas voulu nous dire qui vous avait fait du mal, mais nous a promis de s'occuper personnellement de lui.
Elle esquissa un rapide sourire douloureux. L'avait-il fait -aux dépends de sa réputation ? Elle en doutait. Et c'était mieux ainsi.
— Vous restez pour de bon cette fois mademoiselle ? s'inquiéta Delphine, les larmes déjà prêtes à couler pour convaincre.
Elle l'embrassa sur le front avec tendresse et chuchota dans le calme enfin retrouvé de la chambre, un jumeau dans chaque bras :
— Oui mon chou d'amour. Je reste pour de bon avec vous.
Le visage des enfants rayonna, confiants dans la parole de la demoiselle. Et les rayons du soleil illuminèrent la scène.
Guy convoqua l'ensemble du personnel le lendemain de son arrivée. Il ne lui avait pas parlé depuis, ne s'était inquiété de rien. Elle avait fait taire son cœur -n'était-il pas venu la chercher à Paris même ?-, mais son âme regrettait en silence ce temps où elle recevait des lettres, où elle semblait être la première en son cœur. Mains dans le dos, elle attendait comme les autres devant la famille du comte. Elle avait retrouvé dans son armoire ses deux robes noires de gouvernante, les avait lavées et repassées, déterminée à reprendre sa place sans mot dire. Seul son cœur tressautait à chaque fois qu'elle croyait entendre son pas ou sa voix. Rien de plus, elle se l'interdisait formellement. Il était des sensations à garder jalousement sous peine de tout détruire par des bavardages imprudents.
L'officier prit le temps de réfléchir à chaque mot avant de se lancer. La situation était délicate, même en 1870, son père n'avait pas eu à faire ce qu'il s'apprêtait à confirmer. D'un coup d'œil, il comprit que la plupart avaient compris. La sentence qui s'apprêtait à tomber était connue de tous.
Le personnel partit goutte à goutte au fil des jours qui suivirent. En une demi-heure, Guy avait exposé la situation, critique pour la famille, et renvoyé tous les domestiques. Certains parmi les hommes en bonne santé avaient déjà reçu leur convocation chez le médecin avant de partir pour le front, le renvoi de Saint-Loup ne faisait qu'entériner l'ordre reçu. Les femmes avaient toutes pleuré silencieusement lorsque le comte avait froidement expliqué à quel point les comptes étaient catastrophiques, les coffres vides. La famille n'avait plus un sou, était au bord de la ruine. Et si le jeune homme avait, avec prudence, économisé chaque mois depuis qu'il était dans l'armée, il ne comptait pas dilapider le peu qui lui restait pour entretenir une volée de serviteurs quand la vie devenait chaque jour plus chère.
Tom se chargea d'emmener tous ceux qui le souhaitaient à la gare de Longueville, la mâchoire serrée pour ne pas laisser voir son chagrin face à la vie du passé qui se brisait toujours un peu plus. Jacques fut le premier à partir, mobilisé -il avait jusque-là, mystérieusement, échappé au recrutement de masse, et n'avait reçu sa feuille que deux jours avant le retour du comte. Les deux filles, Anna et Lisa, choisirent de rentrer dans leurs familles et s'envolèrent un beau matin, les larmes aux yeux et promettant de donner des nouvelles le plus régulièrement possible. Monsieur Gavorgue et madame Leludre, les deux piliers du château, furent les derniers à s'envoler, le cœur lourd de laisser vingt à trente ans de services sans faille ni accroc entre ces murs humides. Guy avait parlé à chacun d'eux dans son bureau de longues minutes durant, et leur avait assuré un soutien sans faille où qu'ils se trouvent. L'intendante avait reniflé, tordu son mouchoir et salué précipitamment pour cacher du mieux possible son trouble à celui qu'elle avait vu bambin.
Marthe avait éclaté de rire lorsque le jeune homme était descendu lui parler dans son domaine et lui proposer de recouvrer sa liberté pour trouver une famille plus à même de la protéger. Rieuse, elle avait brandi un torchon sale et s'était exclamé, les poings sur les hanches, image vivante de la cuisinière dévouée :
— Ne croyez pas que vous me ferez partir aussi facilement monsieur. J'étais déjà là quand l'empereur nous rendait la vie plus facile, ce n'est pas m'en aller maintenant qu'on a besoin de moi.
Guy n'avait pas insisté, mais la lueur dans ses yeux était une récompense au-delà des mots. Et Marthe était retournée à ses fourneaux, le cœur ému devant l'attachement qu'il lui avait silencieusement témoigné.
Quant à Madeleine, un peu perdue face à tout ce va-et-vient dans lequel elle ne savait où trouver sa place, elle décida d'attendre les ordres. Il était venu la chercher, lui avait demandé de le suivre, de rester. Elle verrait bien. Et avait accompagné chacun de ses amis jusqu'au bout, pleurant lorsque le chef de gare avait sifflé, signant la fin de cette époque qu'elle avait tant aimée.
Elle sut où était sa place lorsqu'il toqua à sa porte un soir, alors que tous étaient partis. Ne restaient dans la maison que la famille, Marthe et elle. Elle avait déambulé seule dans les couloirs sombres, s'était amusée à entrer dans les pièces où Anna et Lisa avaient fermé les volets et tiré les rideaux avant de partir, un brin nostalgique, effrayée de ce qui l'attendait ici, à Saint-Loup de Naud.
Il entra dans sa chambre, sur la réserve, presque intimidé. Ils ne s'étaient pas reparlés depuis leur retour, et son cœur palpitant en avait souffert chaque seconde.
— Je... je voulais vous donner ça en mains propres.
Où était passée leur complicité épistolaire qu'elle avait tant aimée ? songea-t-elle brièvement tout en attrapant le petit paquet qu'il lui tendait. Il l'avait appelée par son prénom quand il était là-bas, lui avait assuré qu'elle lui manquait, qu'elle était pour lui un soutien précieux, indispensable, un réconfort lorsqu'il était seul, perdu dans ses souffrances. A Paris même, emporté par sa colère, il avait rompu une nouvelle fois les barrières pour s'approcher, la toucher au cœur, la marquer de son empreinte -le savait-il ?
Elle déchira le papier, se morigénant d'avoir de telles pensées. Que s'était-elle promis ? Elle verrait bien, confiait tout à Dieu. Et sous ses doigts tremblants, une médaille d'or apparut.
— Je ne voulais pas la confier au service postal, expliqua le capitaine avec une grimace. Nos lettres sont ouvertes et lues par la censure, alors l'exposer aux voleurs...
Elle ne l'écoutait pas, observait avec avidité le bijou. Se dessinait l'église de Saint-Loup de Naud –que ce petit bijou architectural perdu dans la campagne française lui avait manqué !- sur le recto. Au verso, un homme levait les yeux au ciel, en pleine extase spirituelle, les mains jointes.
— C'est Saint Loup, dont les reliques sont précieusement gardées dans l'église, expliqua Guy devant son air surpris. Il est le saint patron des environs, et a toujours veillé sur le château et la famille.
— Il a veillé sur vous lorsque vous étiez au front alors, osa-t-elle, intrépide, tremblante de le voir se refermer sur lui-même.
Il tressaillit -raconterait-il un jour ce qu'il osait pourtant lui confier quelquefois sur le papier ?-, et hocha simplement la tête, en silence.
— Vous étiez celle qui veillait sur moi, répliqua-t-il pourtant d'une voix sourde.
Son cœur s'emballa, remarqua cependant l'usage de l'imparfait dans son inquiétude excessive. Que voulait-il dire ? Elle n'osa pas aller plus avant et caressa doucement la petite médaille. L'église de Saint-Loup de Naud brillait à la lumière de sa lampe.
— Joyeux Noël en retard Madeleine, murmura-t-il d'une voix tremblante.
Il avait plus que changé en un an. Elle n'osait imaginer ce qu'il avait vu là-bas, près de la frontière, en Belgique et en France, mais se surprit à haïr plus férocement que jamais les Allemands, ceux qui le faisaient souffrir à ce point. Elle mourait d'envie de le serrer dans ses bras, de ne plus le laisser repartir. Mais face à cet homme qui souffrait comme un damné sans faire un geste, elle restait à sa place, indécise et perdue.
— Merci, répondit-elle enfin sur le même ton. Merci beaucoup.
Il hésita, fit un pas, tendit insensiblement la main vers elle, appel muet, puis se pencha tendrement. Ses lèvres effleurèrent la joue et elle rosit aussitôt, troublée. Alors il l'embrassa pour de bon, câlin pour la première fois, et murmura enfin à son oreille :
— Bonne nuit Madeleine. A demain.
La porte se referma sans un bruit sur lui, elle la contempla, stupéfaite, le bout de ses doigts frôlant sa joue, comme pour s'assurer de ne pas avoir rêvé -geste fréquent chez elle chaque fois qu'il n'était pas loin.
Ce fut sa dernière marque d'affection vis-à-vis d'elle.
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