30. Retour à Saint-Loup (1)
Juillet 1915, Paris
Un rayon de soleil faisait scintiller l'invisible poussière des rangées de livres. Assise derrière le comptoir, comme d'habitude depuis la mort de son cher Papet, Madeleine s'obstinait à trouver l'erreur de calcul dans ses comptes. Sans avoir jamais apprécié du fond du cœur l'arithmétique, elle se débrouillait et rageait silencieusement depuis une bonne heure. Mais face aux chiffres, l'éternelle brume nostalgique de souvenirs l'assaillait, et le regard de la demoiselle effleurait fréquemment l'au-dehors, revenue à cette chaude matinée où il était apparu. Cela ferait un an le mois prochain. Elle avait l'impression que la marque de ses pas s'était incrustée dans le tapis pourpre de la pièce.
Le soupir qui lui échappa aurait détruit la coiffure la plus alambiquée, amère expression de son cœur tourmenté. Elle n'aurait jamais cru tenir un an sans le voir. L'absence avait chargé son âme, et son sourire se teintait chaque jour davantage d'une tristesse qui ne voulait pas dire son nom. Dans le silence de sa chambre, souvent, elle se morigénait. Être à ce point dépendante d'une personne n'était pas bon, les lettres -inestimable cadeau- devaient lui suffire. Et pourtant, son absence faisait ployer son cœur rongé d'incertitudes quand le doute la taraudait. Ce qu'elle ressentait n'était pas de l'amour, ce n'était pas ce frisson qu'elle avait retrouvé dans plusieurs de ses romans sentimentaux, elle ne ressentait rien de ce que ces héroïnes vivaient. Et seule, perdue, elle reculait, refusait de nommer ce qui la prenait toute entière, cœur, corps, esprit. Elle ne vivait pas une minute sans penser à lui, lui qui avait comblé un vide dont elle ignorait jusqu'alors l'existence.
Victor entra et elle leva un regard distrait sur son frère. Depuis quelques temps, il se montrait brouillon, perdu dans ses pensées et maladroitement attentionné. Elle commençait à surmonter son chagrin et se contentait de vivre jour après jour, sans penser au lendemain. Pourtant, Victor semblait changé, transformé par les dernières épreuves. Et dans son œil brillait un appétit nouveau. Le boiteux désirait plus de la vie, plus qu'une librairie et un quotidien monotone, sans amour.
— Moineau... commença-t-il.
— Il manque de l'encre ?
Il s'arrêta, désarçonné. Non. Non, il ne manquait rien.
— Le facteur est passé, préféra-t-il enchaîner. Il n'y avait pas de lettre.
Son amour fraternel s'en voulut de lui infliger une telle blessure. Mais son cœur inquiet était satisfait de cette absence. Depuis plusieurs semaines, plus aucune nouvelle. Il avait vu ce silence comme l'occasion idéale, le signe divin. Ses espoirs ne seraient pas détruits, balayés par un rire méprisant ou un silence significatif.
— Madeleine, j'ai bien réfléchi...
Elle se leva brusquement, se détourna, les bras croisés. Sans encore réaliser ce qu'il souhaitait, son cœur comprenait obscurément sa prochaine question. Et son instinct lui soufflait que Victor profitait de sa fragilité pour lui demander ce qui les séparerait à jamais.
Elle s'esquiva, monta sur la petite échelle qui lui permettait d'atteindre les rayons les plus hauts. Elle ne détestait pas Victor, elle lui avait même pardonné sa décision folle qui avait causé la mort de son cher Papet et créé une déchirure de plus dans sa courte vie. Elle ne s'imaginait pas vivre sans lui. Mais comme un frère. Et chaque geste, chaque regard du jeune homme lui faisait craindre le futur.
Il la suivit et se posta au pied de l'échelle, les mains dans les poches, ses yeux accompagnant chaque mouvement de la petite demoiselle, celle qu'il avait protégée des années durant. Son cœur battait à tout rompre.
— Madeleine...
Elle frémit. Sans avoir jamais fréquenté aucun homme, sans les avoir jamais réellement approchés, elle comprenait d'instinct certaines étincelles, certains plissements des lèvres alors que les mots fatals étaient sur le point de sortir, irrémédiables. Elle baissa la tête, reçut en plein cœur le regard ardent du boiteux. Il n'était pas gris.
Il s'empara de la main qui tremblait imperceptiblement dans les replis de la robe, la contempla quelques secondes puis se redressa. Le soleil brûlait la nuque échauffée de la demoiselle et elle restait paralysée face à l'aveu qu'elle pressentait, déchiffrait déjà dans les prunelles couleur marron qui l'observaient si intensément. Il était sur le point de briser en éclats le passé.
— Serait-il possible d'envisager... d'imaginer simplement quelques secondes... que toi et moi...
— J'arrive au mauvais moment semble-t-il, lâcha une voix glaciale derrière eux.
Madeleine se retourna d'un bond, manquant glisser sur les minces barreaux, mais son cœur avait déjà reconnu ce timbre enroué par la fatigue et le cauchemar de ces derniers mois. Il était là, face à elle, en uniforme, aussi distant que la dernière fois, à la gare. Elle était allée s'y promener de temps à autre, revivre cette scène davantage immortalisée dans son cœur que dans son esprit. Sans même s'en rendre compte, un immense sourire illumina son visage, et elle rosit délicieusement, son cœur affolé dans sa poitrine. Mais il ne se dérida pas, son regard figé se posa sur les deux mains nouées. Alors, sans un mot, il remit son képi, releva la tête, et déclara enfin, l'œil étincelant :
— Veuillez m'excuser pour le dérangement. Tous mes vœux de bonheur. Mademoiselle. Monsieur.
Un impeccable demi-tour plus tard, il était ressorti dans la chaleur brûlante des rues de Paris, un léger souffle de vent attestant seul de sa brève présence. Madeleine resta la bouche ouverte, estomaquée et démunie, sans oser y croire. Il était revenu, avait été devant elle. Elle regarda Victor, comme pour se rassurer, confirmer qu'elle n'était pas devenue folle à force d'attendre. Il grimaça, réponse qui lui suffit. Alors elle sauta à bas du petit escabeau, ramena les pans de sa robe d'une main preste, et fila le rejoindre.
Il était déjà à quelques pas, marchant en cadence -comme si un clairon silencieux rythmait ses pas-, les poings serrés. La rue était presque déserte, il était midi, l'on se pressait pour manger avant de reprendre le travail. Les clochers avaient déjà sonné l'Angélus.
— Guy ! s'écria-t-elle sans se soucier de son titre.
Il s'arrêta net, se tourna dans sa direction et la laissa venir à lui. Pourtant, sa mine de papier mâché et son air hargneux parlaient pour lui. La bataille serait rude.
— Mademoiselle ?
Le ton était presque acerbe, l'air toujours indifférent. Mais une minuscule flamme dans ces yeux gris qu'elle avait si souvent rêvés de revoir la convainquit de poursuivre.
— Que... vous êtes à Paris ?
Il garda le silence et elle se morigéna aussitôt. C'était idiot.
— Vous êtes venu me voir ? murmura-t-elle en croisant les doigts dans son dos, stupide habitude de gamine lui revenant comme par magie.
— J'étais venu vous rendre visite oui, confirma-t-il, raide. Je n'aurais pas cru assister à une touchante demande en mariage. Tous mes vœux de bonheur.
Il l'avait déjà dit là-bas, et elle haït encore davantage ces mots prononcés d'une voix si froide.
— Je ne... Ce n'était pas une demande en mariage, rétorqua-t-elle fermement.
— Il m'aurait pourtant juré voir un amoureux transi aux pieds de sa belle.
Elle aurait voulu hurler. Il avait été absent onze longs mois, elle avait perdu son grand-père entretemps, et leurs retrouvailles tournaient autour de Victor. Elle le dévisagea, incrédule.
— Monsieur le comte, il n'est pas... Il est comme mon frère.
Il parut se dérider -très peu. Mais reprit, glacial :
— Il me paraît très épris Mademoiselle. Seule dans Paris, mieux vaudrait accepter sa demande.
— Je ne veux pas accepter sa demande ! s'écria-t-elle en serrant les poings, les larmes au bord des yeux -elle pleurait de plus en plus facilement ces temps-ci.
Une étincelle sembla briller dans les yeux gris du capitaine. Sa raideur s'évapora et son masque d'impassibilité s'évanouit tandis qu'il faisait trois pas vers elle. Il la saisit aux épaules, sans remarquer le regard étonné d'une bigote de l'autre côté de la rue, et murmura, pressé, presque haletant :
— Alors pourquoi restez-vous Madeleine ? Pourquoi rester à Paris avec lui ?
Elle l'observa quelques secondes, d'abord trop surprise par ce brusque rapprochement pour penser à répondre, puis objecta doucement :
— Monsieur le comte... Votre camarade a promis de salir votre réputation si je restais.
— Rha, cessez avec cette excuse Mademoiselle, s'il vous plaît ! J'ai accepté de vous laisser repartir en juillet dernier parce que je vous savais en sécurité chez votre grand-père. Mais depuis février, plus aucune attache ne vous lie ici, à Paris.
Et il ajouta, une lueur suppliante dans les yeux, ses mains fermement agrippées aux frêles épaules, un rayon de soleil éclairant son visage :
— Revenez avec moi Madeleine, s'il vous plaît. Revenez à Saint-Loup.
Elle le dévora du regard, s'arrêta un instant sur tel ou tel détail qui se ficha dans son cœur, l'ombre d'une barbe assombrissant à peine les traits de sa mâchoire, un brin de cheveux effleurant son front pâle. Il était peu à peu devenu un rêve, ses traits s'estompant dans sa mémoire, mais sa voix restant la même. La chaleur de son souvenir était bien faible par rapport à ce qu'elle ressentait face à lui. Alors elle plongea, sans se soucier des conséquences, de donner un nom à ce que vivait son âme, et hocha la tête, silencieusement.
Il rayonna, le jeune capitaine, et, sans un mot, d'un seul élan, l'enlaça, la garda prisonnière contre lui. Elle ne réfléchit pas, se laissa aller et noua ses mains autour de sa taille, son cœur tambourinant et pourtant en paix pour la première fois depuis un an. Le soleil éclaira la scène que nul ne regardait, et le vent parisien s'éleva, à peine, comme pour ne pas déranger les deux jeunes gens.
Ce ne fut au bout que de longues minutes qu'elle releva imperceptiblement la tête et croisa le regard gris de l'officier. Il semblait apaisé, toujours impénétrable, mais légèrement plus chaleureux. Elle frémit. Mais il la relâcha et murmura :
— Je vous laisse faire vos affaires. Le train part dans une heure. Aurez-vous le temps ?
Elle acquiesça. Quelques vêtements, quelques souvenirs précieux pour ne jamais oublier ce petit nid où Papet l'avait protégée. Victor ne se glissa pas dans son esprit une seule fois -Guy avait toujours occupé la première place. Elle ne se soucia pas même de le croiser lorsqu'elle rentra dans la petite boutique. Mais il n'était pas là.
**********
Le roulis bienfaisant du train la fit peu à peu glisser dans une somnolence bienheureuse. Ou bien était-ce sa présence, tant désirée au fil des jours, qui l'apaisait enfin ? Assis sur une banquette pourpre, il avait passé son bras autour de ses épaules, comme le geste le plus naturel, et contemplait le paysage au-dehors. Elle avait fermé les yeux, sa tête reposait contre son épaule. Ballottée par les remous de la locomotive, emportée par l'épuisement, elle n'avait pas senti le capitaine la rapprocher de lui, la serrer contre lui et atténuer les secousses de la machine de fer. Songeur, il imaginait les jours prochains. Le château n'était pas prévenu de son arrivée -mis à part son fidèle chauffeur-, et il entendait déjà les cris de joie de Marthe, le visage stupéfait de sa mère, l'excitation des jumeaux.
Il baissa les yeux sur la chevelure blonde qui dissimulait habilement son visage. Alors il frémit -et une autre chevelure, plus claire, s'imposa dans son esprit. Il sentit de nouveau ces deux bras l'enserrer et l'étreindre fermement dans le silence le plus absolu. Des images lui revinrent par éclairs, une décharge le parcourut tout entier, et son visage réapparut, à-demi effacé par son âme, pas entièrement du moins. Il trembla violemment, se dressa d'un bond et s'éloigna de trois pas. Dans son esprit se mélangeaient divers sentiments, rancœur, remords, souillure. Et ces yeux le poursuivaient. Il s'était plongé seul dans la crasse morale, et depuis cette nuit, les souvenirs se rappelaient à lui, morcelés mais mordants, fragments d'un passé déchiré et pourtant brûlant. Il resta debout, le visage fermé et les poings crispés jusqu'à ce que la locomotive s'arrête dans un gémissement désormais familier. Dans sa poche, son chapelet tremblait imperceptiblement au gré des soubresauts du train, sans qu'il le sente cependant. Il n'entendait que son âme meurtrie crisser sous le poids cuisant de la culpabilité.
Elle s'éveilla, le chercha du regard. Il n'était pas bien loin, lui tournait simplement le dos. Mais après onze mois d'absence qui l'avait rendue folle, la plus petite distance entre eux lui faisait peur. Elle se redressa, nota fugacement le lourd manteau d'officier posé sur elle afin de la garder au chaud, et s'empara de sa valise. Elle n'avait jamais eu beaucoup d'effets personnels à emporter avec elle.
— Je la prends, intervint-il d'une voix ferme.
Elle chercha son regard et il sourit -mais ses yeux demeurèrent froids. Le soleil au-dehors brillait –l'été serait superbe- et elle se rappela sa première arrivée à Longueville, seule et indécise. Aujourd'hui, le comte de Saint-Loup était à côté d'elle, vérifiant d'un rapide coup d'œil que Tom était là à les attendre. Il était présent, et sourit de toutes ses dents en revoyant Madeleine qui lui rendit son salut.
— Mademoiselle, monsieur le comte. La voiture est prête.
Pas un mot de plus, de trop. La demoiselle ne s'en rendait pas compte, mais ils formaient tous deux un couple dans leur manière d'être, de se tenir, et ce en dépit de la distance instaurée entre eux par l'officier. Tom ne dit rien, se contenta de déposer les valises dans le coffre, et s'installa derrière le volant. D'autorité, Guy fit monter Madeleine à l'arrière, à côté de lui, et elle rougit.
Elle connaissait le chemin par cœur, n'avait rien oublié. Et lorsqu'elle revit la grille blanche, lorsque le sentier bordé de chênes pluricentenaires apparut sous ses yeux, elle sourit. Avait-elle tort de se sentir de retour chez elle ?
Ce fut Marthe qui l'aperçut la première, et donna l'alerte. Guy l'aida à descendre, son poing serré soutint le temps d'un instant la petite main abîmée par les travaux de couture de ces derniers mois, et leurs cheveux se mêlèrent, blond et châtain un instant confondus.
— Mon Robin des Bois ! s'écria la cuisinière.
Les convenances étaient toujours écartées d'un revers de main entre eux, n'en déplaise à monsieur Gavorgue. Guy l'enlaça, la serra contre elle. Il se sentait bêtement protégé, comme lorsqu'elle l'aidait à échapper à son précepteur, avant qu'il ne parte pour son pensionnat. Dans les bras de celle qui avait enchanté son enfance, il oubliait les affres de la guerre, les tourments qu'il avait vécus pour sentir l'odeur apaisante du parc. Il faisait bon, le vent soufflait légèrement. Il était rentré.
— Vous nous avez ramené notre petite gouvernante, poursuivait la cuisinière en se détachant de lui pour aller à la rencontre de Madeleine. J'étais bien sûre qu'elle reviendrait ma petite !
Madeleine rougit devant tant d'effusion et embrassa de bon cœur la vieille femme, tandis que Tom déchargeait les bagages, montait le perron pour tout ranger dans les chambres. Rien ne semblait avoir changé.
**********
La suite arrive demain ! :)
Elnyion
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