3. L'arrivée des Jumeaux
Octobre 1913
Une bourrasque traversa le jardin et se dirigea vers Madeleine qui lisait tranquillement, assise dans l'herbe, cachée par les longs rameaux du saule pleureur qui tendaient vers le lac du parc.
— Madeleine. Madeleine !
Étonnée, la jeune Parisienne releva la tête du recueil de Victor Hugo et regarda Anna marcher vers elle d'un pas pressé ; on voyait que seule la bienséance et la rigueur imposée par le majordome au personnel l'empêchaient de courir franchement.
Elle arriva devant la jeune fille, le souffle court, et s'écria d'une voix enjouée :
— Les jumeaux sont arrivés ! Avec Mademoiselle de Dampierre.
Elle n'eut pas besoin d'en dire plus. D'un bond, Madeleine s'était relevée et, attrapant son livre au vol, courut vers l'entrée. Anna la regarda partir, sidérée, puis se précipita à son tour.
La porte d'entrée était grande ouverte, laissant ainsi passer un flot de lumière bienvenu dans le hall qui paraissait brusquement plus accueillant.
La jeune fille sortit en trombe, ne voulant pas être accusée d'absentéisme... Et rougit. Devant elle, le majordome la regardait avec de gros yeux, tandis que Madame Leludre pinçait les lèvres, manifestement mécontente de son irruption...bruyante.
Elle prit place sur le côté, confuse, et grimaça devant la mine réjouie de Jacques ; sans la présence de Monsieur Gavorgue, le second majordome se serait probablement moqué d'elle de façon plus ouverte. Anna et Lisa, à ses côtés, donnèrent chacune un coup de coude dans les côtes du jeune homme, puis fixèrent la voiture qui arrivait au loin, l'air innocent sous le regard furieux de leur camarade. Madeleine se tourna à son tour vers la voiture, soulagée. Les enfants comme l'amie de la comtesse ne verraient donc pas son arrivée maladroite.
Tom arrêta l'engin devant le perron et, sifflotant gaiement, se dirigea vers la portière à l'arrière. Mais un regard sombre de Monsieur Gavorgue le stoppa net dans son entrain, et c'est dans un silence respectueux que le chauffeur aida Cécile de Dampierre à descendre.
De la demoiselle en question, l'on ne vit d'abord qu'un gant de satin, blanc comme les pâquerettes des champs. Un chapeau tout aussi propre apparut alors, un ruban violet noué à la hâte tranchant avec la couleur immaculée, et Madeleine se surprit à baisser subrepticement la tête pour mieux l'apercevoir, en vain.
La jeune fille releva brusquement la tête, et chacun put voir deux yeux marrons qui brillaient de joie dans un visage maquillé de façon simple mais lumineuse, sous une cascade de cheveux qui n'avaient été disciplinés que difficilement, encerclant le visage avant d'être attachés par un autre ruban mauve.
Un air ingénu, deux lèvres roses et pulpeuses, un nez droit, mais surtout un regard couleur marais qui cachait une profondeur chaude et inexpliquée ; la demoiselle était un charbon ardent dissimulé sous le vernis de l'aristocratie. Le tout sans peut-être même le savoir.
Cécile de Dampierre posa le pied à terre et s'écria devant le monde réuni :
— Oh cher Monsieur Gavorgue ! Fallait-il convoquer l'ensemble du personnel pour nous ? Les enfants ne méritent certainement pas autant d'attention !
Éberluée, Madeleine vit le majordome rire avec elle, comme soudain désarmé de la bougonnerie habituelle dont il faisait preuve depuis son arrivée.
— Les héritiers de Saint-Loup se doivent d'être traités respectueusement, répondit-il d'un ton grave. Mais la demoiselle des lieux mérite une considération plus grande encore.
Cécile rougit et l'embrassa sans manière, avant de saluer l'intendante qui eut elle-même un sourire plus chaleureux.
Elle posa alors les yeux sur Madeleine qui tentait tant bien que mal de dissimuler sa stupéfaction et sourit cordialement.
— Bonjour, déclara-t-elle en s'avançant de trois pas. Je suppose que vous êtes Mademoiselle Delorme, la nouvelle gouvernante des jumeaux.
La petite Parisienne ne put que balbutier un acquiescement, mais la jeune aristocrate ne sembla guère gênée par sa timidité. Elle sourit gentiment et lui tendit la main en déclarant :
— Je suis enchantée d'enfin faire votre connaissance. Je suis Mademoiselle de Dampierre, une amie de la famille.
Madeleine s'inclina sans mot dire ; le regard lourd de Monsieur Gavorgue posé sur elle l'incitait à la prudence la plus grande.
— Bien ! S'exclama la jeune aristocrate en se retournant vers le majordome. Où se trouve Madame, je vous prie ?
— Dans le salon, s'empressa le vieil homme. Si vous me permettez...
Il entra dans la vaste demeure, et Cécile commença à le suivre. Néanmoins, elle s'arrêta et ordonna gentiment en se tournant vers l'automobile :
— Allons les enfants. Ne faisons pas attendre votre chère grand-mère, voulez-vous ?
Intriguée, Madeleine suivit la direction de son regard. Une tête aux cheveux châtains tirant sur le roux apparut alors, et une petite fille regarda autour d'elle. Tom la prit dans ses bras pour l'aider à descendre, et elle le remercia d'un gentil sourire. Le chauffeur s'inclina et fit de même avec le garçon qui apparaissait derrière sa sœur.
Cécile tendit la main aux enfants et les amena devant Madeleine :
— Les enfants, je vous présente votre nouvelle gouvernante, Mademoiselle Delorme. Mademoiselle, voici Delphine et Thibault de Saint-Loup.
Ce faisant, elle caressa doucement les cheveux parfaitement coiffés de la petite fille qui sourit de toutes ses dents à Madeleine. Le garçon, lui, refusa la caresse d'un mouvement de tête hautain, mais posa sur la gouvernante un regard curieux.
Cette dernière cligna des yeux devant le réel intérêt des deux enfants ; leurs yeux trahissaient une certaine malice, mais un air gentil se lisait sur leur visage d'enfant.
Madeleine inclina légèrement la tête et Cécile, après un dernier sourire à son adresse, les entraîna vers l'intérieur de la maison.
Jacques se rapprocha lentement d'elle et, les mains nouées dans le dos, murmura :
— Il me semble que votre tranquillité est finie.
— Cela tombe bien, répliqua-t-elle, je suis ici pour les instruire.
Jacques esquissa un sourire tout en secouant la tête, l'air apparemment amusé de sa réponse. Elle le dévisagea, sourcils froncés, mais il s'éloigna sur un appel de Mr Gavorgue.
Anna et Lisa s'approchèrent d'elle et voulurent se montrer encourageantes :
— Ne vous inquiétez pas. Jacques aime beaucoup taquiner ; sa victime favorite est d'ailleurs Tom, qui en fait les frais quotidiennement.
Derrière elles, le chauffeur fit la grimace, manifestement peu heureux. Il lui sourit gentiment, comme pour l'encourager, et elle se sentit rougir jusqu'au plus profond de son être.
**********
La comtesse ne cessait d'embrasser ses petits-enfants, les serrant contre son cœur avec une joie non dissimulée. Devant ce tableau si touchant, Cécile de Dampierre souriait, heureuse. Elle attendit que la vieille dame se tourne vers elle avec son charmant sourire pour déclarer :
— Delphine et Thibault ont été d'une gentillesse exemplaire tout le long de notre séjour parisien, au point de susciter de nombreuses interrogations sur un possible lien de parenté entre nous. Je n'ai pas manqué de mentionner votre nom en ajoutant qu'ils devaient cette politesse à l'éducation stricte de la famille.
— Ma chère Cécile, que ferais-je sans vous ? S'exclama Annie de Saint-Loup en lui tendant avec affection la main. Je suis enchantée de vous avoir à nouveau près de moi !
Cécile inclina la tête en silence ; elle savait mieux que quiconque combien la comtesse souffrait de la solitude. Les enfants n'étaient guère suffisants pour combler entièrement un cœur aussi généreux, aussi marqué par le deuil et le vide.
— Mais j'y pense ! N'avez-vous pas remarqué une jeune demoiselle traîner dans les parages ?
Les enfants se regardèrent malicieusement, mais ne répondirent rien. Ce fut sur un signe de tête de Cécile qu'ils se décidèrent enfin :
— Nous avons vu la belle au bois dormant devant la maison.
La comtesse éclata de rire et les embrassa de nouveau, ravie de cette naïveté toute enfantine.
— Ah ma chère Cécile ! Mademoiselle Delorme est effectivement un ange ; si vous saviez combien elle aide dans la maison. Même Marthe bénéficie de sa présence !
La jeune aristocrate, intéressée, demanda des précisions et bientôt, le récit de la petite Parisienne faisant la cuisine, relisant les classiques, dissertant avec la comtesse et discutant de bon cœur avec l'ensemble du personnel égaya le petit salon bleu.
**********
Cécile de Dampierre resta quelques temps au château pour se reposer avant de repartir chez elle. La jeune fille ne semblait guère pressée de retourner vivre dans sa famille, et Madeleine s'en étonnait silencieusement, sans oser demander d'explications.
Le monde à Saint-Loup de Naud fonctionnait avec des règles précises parmi la domesticité, des faits implicites que seuls les habitants de la demeure connaissaient, des secrets enfouis qu'elle-même ne pouvait qu'effleurer sans approfondir. Les petits complots et cachoteries du pensionnat lui paraissaient désormais futiles et d'une simplicité enfantine.
Anna, la femme de chambre de Mademoiselle de Dampierre, lui expliqua longuement les différents moments de la toilette et la complexité de la coiffure aristocrate ; pour se renouveler, la servante feuilletait régulièrement les revues afin de varier les tenues de l'aristocrate. Les nombreuses fêtes parisiennes la faisaient rêver et la jeune gouvernante fut assaillie de questions sur les robes et coiffures des grandes demi-mondaines qui régnaient alors sur la capitale. Heureusement, ses fréquentations et sa présence à Paris lui permirent de répondre sans trop d'embarras mais, nostalgique, elle se surprit à remémorer les longues après-midi à lire un roman sous l'œil bienveillant de son grand-père et le regard amusé de Victor.
Les jumeaux suivaient toujours Cécile avec entrain, n'hésitant pas à écouter des conversations auxquelles ils ne comprenaient rien pour rester un peu plus avec elle. La comtesse, attendrie devant cette complicité affectueuse et effrayée par la solitude qui se profilait de jour en jour, répugnait à laisser repartir sa protégée dans son village.
— Restez, disait-elle régulièrement. Les permissions devraient bientôt arriver. Et le manoir est si vide en votre absence.
Vaincue, Cécile repoussait le jour du départ, et entraînait les enfants dans le parc pour des jeux interminables qui les ravissaient tous trois et faisaient grommeler les servantes devant les vêtements tachés de boue.
Hésitante, Madeleine eut toutefois un jour le courage de rappeler à la maîtresse des lieux sa mission et désormais, les jumeaux reçurent l'ordre de travailler la matinée avant de courir les bois.
Obéissants, ils s'installèrent dès le jour suivant dans le grand salon ouvert pour la circonstance et, assis face à elle, écrivirent consciencieusement la date, appliqués à ne pas faire de pâtés.
Madeleine feuilleta rapidement les manuels puis les cahiers d'écriture des jumeaux, et s'effara devant le retard accumulé ; à croire que les gouvernantes précédentes n'avaient jamais réellement fait apprendre une quelconque leçon aux enfants.
— Mmm bien, grommela-t-elle en ouvrant le livre aux pages consacrées au Moyen-Age. Quel est le dernier fait historique dont vous vous souveniez ?
Delphine et Thibault se regardèrent malicieusement, puis le garçon prit la parole :
— Le baptême de Clovis.
Madeleine ne put retenir un cri étouffé ; ces enfants ne savaient rien ! Ils auraient déjà dû en être à l'étude de Saint Louis !
Inquiète mais résolue, elle se mit à la bonne page et commença à dicter :
— Clovis, roi des Francs, se convertit au christianisme sous l'influence de sa femme Clotilde, une princesse chrétienne, et de l'évêque de Reims Remi qui le baptisa en 498, après la bataille de Tolbiac en 496 où le roi franc demanda l'aide de Dieu pour remporter la victoire en échange de sa conversion...
****
Les jumeaux sortirent en trombe du salon dès que le son des cloches du village résonna dans l'air ; avec un soupir, Madeleine rangea ses propres affaires et passa une main sur ses yeux, exténuée. En quatre heures, elle avait commencé à combler le retard gigantesque du savoir des enfants, mais de nombreuses lacunes étaient apparues, et la maîtrise de la grammaire française n'était pas plus brillante chez ses élèves.
Elle rangea précautionneusement les dictées dans sa mallette neuve pour l'occasion et remit en place le salon avant de sortir, sous l'œil inquiet de Lisa qui attendait patiemment dehors.
— Oui ? Sourit Madeleine en refermant la porte sur laquelle brillaient les armes de la famille Saint-Loup.
— Nous avions... Je voulais... Comment cela s'est-il passé ? Bafouilla la servante en l'accompagnant jusqu'aux cuisines.
— Eh bien, les enfants ont des lacunes inquiétantes, mais avec un peu d'ardeur et beaucoup de travail, nous pourrions parvenir à rattraper ce retard conséquent.
— Non, je veux dire... balbutia Lisa en posant la main sur son bras. Comment se sont comportés les enfants ? Ont-ils été sages ?
Madeleine s'arrêta devant l'office et la regarda, brusquement méfiante.
— Auraient-ils une raison pour être turbulents ? Murmura-t-elle en croisant les bras.
La servante parut se rendre compte de sa bévue ; horrifiée, elle porta la main à sa bouche, vivement, et se récria :
— Non, non ! Ce que je veux dire... ils sont souvent dissipés pendant une visite de Mademoiselle, et la perspective de passer le reste de la journée dehors n'est pas faite pour les calmer.
Madeleine resta silencieuse un instant, mais préféra ne pas relever ce fait étrange.
— Ils ont reçu l'ordre de leur grand-mère de travailler chaque matin jusqu'au départ de Mademoiselle. Je suis persuadée qu'ils s'y tiendront, ne serait-ce que par l'éducation parfaite qu'ils ont reçue, à défaut de l'instruction, conclut-elle en s'installant à table.
Jacques lisait son journal en fumant une cigarette près de la cheminée. Dès qu'il la vit, il se précipita à ses côtés et observa sur son visage un quelconque indice.
— Alors, cette leçon ? Demanda-t-il, avide de savoir.
— Les enfants ont été agréables et curieux de tout, comme vous Jacques, répliqua Madeleine, moqueuse.
Tom arriva à ce moment-là, couvert de cambouis, ce qui épargna à Jacques les moqueries des deux servantes qui pouffaient de rire. Le chauffeur se laissa tomber sur un tabouret près de la cheminée et maugréa que la voiture avait besoin d'un long décrassage. Jacques leva les yeux au ciel, mais demanda des précisions sur les problèmes de carrosserie.
Madeleine sourit ; elle avait pu voir combien ces deux-là s'appréciaient malgré leurs taquineries incessantes. À défaut d'amitié solide, les deux hommes se respectaient.
— Et comment s'est débrouillé notre petite Parisienne ? Demanda gentiment Tom en se tournant vers elle.
— A merveille, l'interrompit Monsieur Gavorgue en arrivant dans l'office.
Tous se redressèrent brusquement et il attendit quelques secondes avant de hocher la tête. Les domestiques se rassirent dans un raclement bruyant.
— Les enfants Saint-Loup viennent tout juste de raconter à Madame leur leçon d'aujourd'hui. Je ne peux que vous féliciter, Mademoiselle.
Madeleine se rengorgea sous les sourires et exclamations des uns et des autres. Elle avait appréhendé cette première entrevue avec les enfants, et les compliments de tous les habitants la touchaient.
Le majordome ouvrit la bouche pour lui conseiller d'être prudente, puis haussa les épaules et se tut devant le visage radieux de la jeune fille. La réalité des prochains jours ne tarderait pas à lui apparaître.
— Je ne peux que vous encourager à poursuivre dans cette voie. Il semble que le pensionnat forme la jeunesse en plus de la santé, conclut-il avant de partir de son pas traînant.
Les domestiques attendirent de n'entendre plus aucun bruit avant de féliciter de nouveau la demoiselle qui rougit de plus belle. Marthe apporta une bouteille de vin -"de la piquette" déclara Jacques avec une grimace- et la déboucha elle-même, sous l'œil ravi de la tablée.
— A notre petite Parisienne ! S'écria Tom en brandissant son verre.
— A notre Parisienne ! Reprirent-ils tous.
**********
Cécile de Dampierre partit quelques jours plus tard. Malgré les demandes de la comtesse, la jeune fille ne pouvait rester plus longtemps, et elle avait reçu une lettre de son frère l'exhortant à rejoindre sa famille au plus vite, sur ordre de leur père.
Les jumeaux furent les plus attristés de la maisonnée. Ils refusaient de quitter Cécile d'une semelle, et avaient même réclamé sa présence durant les leçons. Mais Madeleine avait tenu bon et les jumeaux, furieux, lui lançaient de temps à autre de méchants regards.
Néanmoins, les leçons se déroulaient sans anicroche, et les enfants travaillaient assidûment, comme pressés de savoir pourquoi les Croisades avaient été lancées et ce qu'était devenu Saint Baudouin de Jérusalem. Les dictées régulières montraient un apprentissage rigoureux des règles grammaticales, et la gouvernante se félicitait d'avoir bénéficié des leçons des religieuses au pensionnat. Quant au latin, les enfants se débrouillaient avec les conjugaisons, même si cela n'était manifestement pas leur tasse de thé.
Le jour du départ de Cécile, les jumeaux demandèrent la permission de rester la journée entière avec elle, et il fallut toute la fermeté bienveillante de leur grand-mère pour leur opposer un non ferme, sous le regard de Madeleine.
À quinze heures, Tom était devant le perron, l'automobile déjà en route. Le jeune homme avait actionné la manivelle et secouait encore sa main endolorie par l'action ferme, une grimace éloquente sur le visage.
Jacques, parfaitement à l'aise dans son uniforme de valet de pied, souriait aux deux servantes qui chuchotaient à voix basse, l'air apparemment inquiet.
Madeleine observait le lac au loin, à moitié caché par le saule pleureur. Le temps se dégradait rapidement depuis le début du mois, et les manteaux étaient sortis des greniers sous l'œil vigilant de Monsieur Gavorgue, intransigeant devant la moindre trace de poussière.
Cécile sortit du château, élégamment habillée comme toujours. La jeune femme irradiait littéralement, comme un souffle d'air frais qui embrassa affectueusement le majordome et salua le reste du personnel avant de se pencher légèrement vers les jumeaux qui boudaient près de leur grand-mère.
– A bientôt, Thibault et Delphine. N'oubliez pas de veiller sur votre grand-mère et de bien lui obéir.
Elle caressa tendrement la joue de la petite fille mais celle-ci recula précipitamment tandis que son frère baissait la tête, manifestement furieux.
La jeune aristocrate ne se démonta pas et lança d'une voix sévère que Madeleine ne lui avait jamais entendue :
— Quand on est un Saint-Loup, on demeure courtois en toutes circonstances. Seriez-vous devenu félon, Thibault ?
Le petit garçon releva précipitamment les yeux, honteux. Il s'avança et accepta le baiser tendrement donné. Devant l'exemple de son frère, Delphine fit à son tour trois pas et embrassa de bon cœur la jeune femme qui les serra contre son cœur et murmura :
— Je reviendrai très vite, mes petits anges. Et n'oubliez pas que votre grand-mère a besoin de vous.
Madame de Saint-Loup sortit son mouchoir de soie, écrasant une larme solitaire que tout son personnel vit mais ne releva pas, pudique.
Cécile se releva, lui serra affectueusement la main et déclara :
— Je serai là dès l'annonce des permissions, je vous le promets.
La vieille dame acquiesça et Cécile de Dampierre, sur un dernier sourire poli à toute la maisonnée, monta dans la voiture, respectueusement aidée par Charpentier. Ce dernier s'assit à son tour dans la voiture et la lança sur le chemin poudreux de la propriété vers les grandes grilles forgées.
Cécile se pencha par-dessus la fenêtre à moitié ouverte et salua gaiement le groupe, au mépris de toutes les convenances.
Chacun attendit que la voiture disparaisse, puis retourna d'un pas lourd à ses occupations. La jeune demoiselle était appréciée de tous ici, et son départ assombrissait la comtesse tout autant que les domestiques.
Les enfants restèrent seuls devant le parc et Madeleine nota les yeux pleins de larmes de la petite fille, tandis que Thibault serrait les poings de crispation, rageur. Prudente, elle préféra ne rien dire et rentra à son tour dans la demeure.
**********
La nuit tombait doucement sur le château illuminé ; les domestiques achevaient de préparer le dîner, le couvert, les lumières, le salon...
Avec un soupir, Madeleine marcha vers sa chambre pour se préparer rapidement. Au pensionnat, la règle était simple : les élèves se changeaient pour le dîner et revêtaient leurs plus beaux habits. Elle n'avait qu'une seule et même robe de jour, la même que celle d'Anna et Lisa, mais mettait un soin tout particulier à la défroisser avant de redescendre dîner avec le reste du personnel.
Elle ouvrit la porte qui grinça, de ce même grincement particulier qui caractérisait chaque porte des chambres de cet étage, et soupira en replaçant une mèche rebelle.
Elle se figea brusquement, les yeux rivés sur le lit.
Celui-ci était propre, fait, exactement comme lorsqu'elle était descendue ce matin.
Mais sa robe favorite, celle que son Papet lui avait offerte pour ses dix-neuf ans, était déchirée, amas de tissus informe, soie réduite en lambeaux.
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