29. Mon capitaine (1)
Comme vous l'avez remarqué, la couverture de 1914 a changé. Un immense merci à @Ophelisia qui a un talent fou et m'a fait ce magnifique cadeau (je l'adore, merci Ophelisia !)
Je n'ai pas relu ce chapitre, je suis dessus depuis pas mal de temps :) Sorry !
Avril 1915
Guy se laissa tomber au sol avec une grimace de douleur. Ses pieds souffraient le martyre dans ses godasses abîmées. Il était temps que l'armée en donne de nouvelles. A ses côtés, son aide de camp souffla aussi fort que lui et retira d'un geste rageur ses godillots.
— Des kilomètres et des kilomètres qu'on fait pour aller d'un enfer à l'autre. Et voilà nos escarpins, grogna-t-il en fermant les yeux lorsque la souffrance s'atténua.
Le lieutenant resta muet, quelques hommes hochèrent la tête et le silence tomba quelques secondes, vite brisé par des coups de feu perdus. Là-bas, ils vidaient leurs chargeurs pour avoir le nombre de balles réglementaires. Chaque jour, ils devaient tirer cinq balles –en face sept, ils avaient compté. En mars, ils étaient partis pour Baconnes –une dizaine de kilomètres avalés en une demi-journée, une peccadille- et avaient laissé Prosnes sous la protection d'un autre régiment. Bon courage dans ce trou infect, avait lancé Selès en escaladant le talus qui menait à l'arrière. Et voilà qu'aujourd'hui, après une bonne semaine à être coincé ici, on partait à la rescousse des troupes repliées à Regniéville. Environ cent-cinquante kilomètres avalés, le 50e avait la pénible impression qu'on leur avait arrachés les jambes avant de les jeter là, en désordre, pour un court repos salvateur. Ce n'était pas la première marche exténuante qu'ils faisaient, on parcourait le pays à pieds, rarement en train. Mais cela faisait neuf mois qu'ils combattaient, un peu partout dans le nord de la France. On n'en pouvait plus.
Les doigts de Guy effleurèrent machinalement la pochette de son uniforme, mais le sourire qui étira ses lèvres et fit rayonner son visage fut aussi spontané que rafraîchissant. Elle était dans ses pensées de chaque jour, dans son cœur et à jamais près de lui, même lorsque les obus s'acharnaient sur eux –surtout lorsque les obus ne s'arrêtaient plus. Et elle le saurait lorsqu'il reviendrait.
Un sifflement de mauvais augure résonna et chacun se jeta à terre, les mains crispées autour de la tête pour tenter de se protéger au moins un peu. Guy songea, les battements de son cœur paniqué lui vrillant les tympans, qu'il devait d'abord rentrer. Il devait rentrer. Pour elle, pour lui faire comprendre, lui avouer avec des gestes doux ce qu'il cachait depuis si longtemps. Ce qu'il n'avait découvert que récemment. Il avait toujours été aveugle sur lui-même.
— C'est fini mon lieutenant, déclara un soldat étranger à sa section en lui tendant la main pour l'aider à se relever. Ils font toujours trois salves par jour ici, on est tranquille jusqu'à cette nuit.
L'officier se redressa, croisa le regard sombre du caporal Baclier. Ses hommes ne s'habitueraient jamais à l'horreur des bombardements. Tous vérifiaient que le voisin était encore là, que personne n'était enseveli sous un amas de terre et de pierres, mort dans l'indifférence générale. Sinon, il faudrait avertir les familles.
— Allez les hommes, s'ébroua-t-il en se redressant d'un bond. On se prépare.
**********
Est-il nécessaire de revenir sur l'exploit qui fit frémit le cœur des mères de famille, des sœurs et des promises du 50e régiment d'infanterie ? Le 8 avril, le lieutenant Guy de Saint-Loup entraîna brillamment ses troupes à l'assaut de la tranchée ennemie, arrachant une victoire incertaine aux mains des Allemands brutaux. L'état-major le récompensa d'une médaille, le capitaine succéda au lieutenant, et Guy reçut un jour des mains de son colonel le galon bleu. Il resta fier, silencieux durant la brève cérémonie -on était en guerre-, et ses hommes assistèrent à ce moment incongru au milieu des tranchées, perdus quelque part en France, pas très loin de la frontière. L'on n'osait pas parler trop haut, le regard étincelant du capitaine St-Loup figeait chacun dans un respect muet. Mais lorsque les officiers supérieurs s'éloignèrent, lorsque, relevant les yeux, tous réalisèrent que l'enfer continuait, que les lois de la guerre reprenaient leur droit, alors les soldats entourèrent leur capitaine ; qui lui serra la main, qui lui sourit, qui le félicita d'une voix chaude et brusque.
— Félicitations mon capitaine !
— Ils auraient dû vous nommer général, grogna Baclier, éternellement admiratif face à son supérieur hiérarchique.
Guy hocha la tête, ému en silence devant la ferveur bourrue de ses hommes. Selès s'approcha, en retrait jusqu'alors, et murmura simplement, de manière à ce que seul le comte l'entende, comme intimidé face à ce qu'il allait avouer :
— Pour nous, vous êtes déjà général. Dans not' cœur, mon lieut... mon capitaine.
Ces mots résonnèrent dans l'âme du jeune homme, se fichèrent à jamais dans son esprit. Il ne put rien répondre à celui qui l'accompagnait depuis le début, depuis Charleroi. Une simple poignée de main fut sa réponse, suffisante pour le sergent. Ils n'avaient guère besoin d'en dire plus. Jamais un mot de trop entre eux, les deux hommes se comprenaient sans cesse, avec peu.
On se détourna enfin de la preuve matérielle de son avancement, chacun reprit son poste. Il ne devait pas y avoir d'assaut aujourd'hui, mais qui savait ce qui pouvait arriver d'ici une heure, dix minutes, quinze secondes ? Un obus pouvait leur tomber dessus d'un instant à l'autre, envoyé de l'autre bout de la plaine. Regniéville, derrière eux, était devenu un village-fantôme, entièrement détruit, un peu comme Prosnes, ou presque. Et eux avaient l'amère sensation de semer le chaos sur leur passage, d'être les gardiens de lieux à jamais ensevelis sous les décombres de la guerre, impuissants protecteurs de la terre française. Allons, s'admonesta Guy en s'ébrouant. Il ne fallait pas songer à ce genre de choses. Aujourd'hui, il allait -encore une fois- lui parler, toujours à distance, mais plus pour longtemps, il voulait y croire. L'état-major semblait peu à peu réaliser la nécessité de renvoyer les hommes chez eux pour quelques jours au moins.
Ma chère Madeleine,
Il sourit bêtement en songeant combien ces trois mots lui étaient désormais familiers, combien il souhaitait aller plus avant maintenant. Il mouilla brièvement la mine de son crayon bleu et poursuivit sur le papier propre –il en prenait soin, support, incarnation de leurs discussions toujours trop brèves :
J'ai été nommé capitaine ce matin, à l'aube. J'ai reçu mes nouveaux galons. Je vous les enverrais volontiers si je le pouvais, vous veilleriez sur eux bien mieux que n'importe quel homme, que n'importe quel coffre-fort.
Il s'arrêta. En disait-il trop ? Et le couinement d'un rat qu'un soldat tuait d'un coup de talon lui fit hausser les épaules. Perdu en Champagne, il était fatigué de veiller aux mots dans ses lettres.
Je vous ai raconté je crois le rôle qu'a joué un camarade de promotion dans l'affaire de Noël comme on l'appelle ici. Lui et ses hommes ont fraternisé avec les Allemands en face. Eldin m'a confirmé la véritable amitié qui est apparue ce jour-là entre les deux peuples ennemis. Cela a duré un peu moins d'une semaine, et j'ai appris que c'était apparu à plusieurs endroits du front. Eldin a été envoyé à l'Est, sur le front russe, ses hommes dispersés dans plusieurs régiments pour éviter que la chose ne se reproduise. J'étais moi-même à l'arrière, je ne risque rien rassurez-vous -il la connaissait, elle s'inquiéterait s'il ne mettait pas d'emblée les choses au point-, mais cet événement a perturbé plusieurs régiments et provoqué une grande inquiétude à l'état-major. Ils réalisent que les hommes sont à bout et ne comprennent plus pourquoi ils se battent, pour quelle raison ils meurent loin de chez eux.
M. Charpentier m'a fait un compte-rendu de son séjour à Paris. J'aurais aimé être à vos côtés en ces moments douloureux, vous soutenir moi-même. Tout Saint-Loup de Naud s'est associé à votre peine, moi plus que quiconque. Je ne sais ce que vous avez décidé, mais je ne peux envisager Paris comme lieu sûr maintenant que vous êtes seule -et il s'obligea à rajouter « presque seule », la bouche tordue de mécontentement-, et persiste à penser que le château serait le meilleur endroit pour panser vos blessures. Je ne saurais vous forcer à quoi que ce soit, mais vous demande une nouvelle fois de songer à ma proposition. Je sais bien que je suis têtu et obstiné, vous ne devez plus lire ces lignes qui sont dans chacune des lettres que vous recevez, mais je m'inquiète pour vous.
En attendant, je survis ici, dans l'espérance de vous revoir bientôt. Si vous restez à Paris, je vous rendrai visite dès que mes supérieurs m'auront accordé quelques jours de repos. Si vous choisissez de partir pour Saint-Loup, je vous rejoindrai là-bas, rassuré sur votre sort.
Il signa au bas de la page, plia les quelques feuillets et, dans un mouvement de ferveur, embrassa tendrement ces lignes qu'elle lirait d'ici plusieurs jours, la poste militaire faisait de son mieux. En attendant, il devait rendre rapport des dernières heures au colonel. Ses galons brillèrent au soleil timide d'avril, et il sourit fièrement. Cette reconnaissance militaire, il la lui devait, elle qui était chaque seconde près de lui, à l'arrière, dans les tranchées, dans le no man's land. Il avait croisé son ange gardien.
Madeleine reçut la lettre trois semaines après, incomplète et raturée. Si le passage sur la montée en grade du jeune homme était lisible, si les dernières lignes étaient sauves, tout un paragraphe était barbouillé de poix rouge. Quelques mots se détachaient ici et là, rares, Eldin, russe, inquiétude, à bout, mais les mots « Censure militaire » en lettres majuscules s'imposaient sur le papier fragile, simple justification. Son cœur battit plus vite. Il allait avoir des soucis, trop imprudent et confiant dans ses confidences sur ce qu'il vivait.
Un soldat vint effectivement rendre visite au capitaine Saint-Loup alors qu'il inspectait la solidité d'un remblai avec ses hommes et lui fit signe de se retirer à l'écart pour discuter. Méfiant -le comte n'avait jamais apprécié les faibles qui étaient soudainement dotés de pouvoir-, il le suivit.
— Mon capitaine, je dois vous informer que nous avons retrouvé dans votre courrier des informations classées secret défense.
Il ne comprit pas tout de suite. La lettre était partie voilà plusieurs semaines, il en avait envoyé et reçu d'autres depuis, où il se forçait à être anodin pour ne pas inquiéter. Face à lui, le soldat suait à grosses gouttes, mal à l'aise maintenant qu'il se heurtait à ce regard froid. Éplucher les lettres des hommes assis derrière un bureau, barrer des phrases et des phrases, répandre un peu de poix sur le papier voire détruire une correspondance complète, voilà qui était autre chose qu'affronter directement celui qui vivait jour après jour ce que lui raturait.
— Vous avez partagé avec des civils des événements jugés dangereux pour la sécurité du pays par l'état-major.
Le regard de Guy étincela et il fit un pas en avant. Il commençait à comprendre.
— Vous voulez dire que vous lisez mes lettres ? murmura-t-il d'un ton bien trop calme pour rassurer.
Ils le savaient tous depuis des mois, l'armée ne s'encombrait pas de scrupules pour préserver le moral du pays. Mais la réalité lui explosait en pleine figure aujourd'hui. Et on lui envoyait un simple soldat boursoufflé de son importance. Le dit-soldat se tassait peu à peu devant la colère froide du capitaine.
— Je dois vous transmettre l'avertissement de la part du colonel, bafouilla-t-il, raide. Vous n'avez pas le droit de partager une quelconque information militaire jugée sensible. La prochaine fois...
— Mes soldats vivent le pire ici, l'interrompit sèchement l'officier en enfonçant ses mains dans les poches pour contenir sa rage. Ils voient depuis près d'un an ce que vous ne pouvez pas imaginer, et l'expression « prochaine fois » n'existe plus. Et vous oseriez me donner des ordres sur ma correspondance ?
— Mais mon capitaine, ce sont les ordres...
— Retournez à l'abri soldat. Et ne vous avisez plus jamais de me menacer, ou je vous colle en première ligne pour un mois.
— Vous ne pouvez pas, je suis affecté à la censure et...
— Dehors ! rugit le capitaine en bondissant -et il semblait réellement fou, les yeux exorbités, les cernes étirant toujours plus son visage pâle, une ombre de barbe lui donnant un air sale-, dehors ou je vous jure que je vous tue !
Le soldat se le tint pour dit et fit demi-tour, glissa dans la boue, manqua tomber dans son repli précipité. Guy le regarda fuir les poings serrés, le cœur tambourinant. La vision de ses lettres ouvertes et lues par un autre avant qu'elle ne les reçoive, tronquées et dénaturées, lui fit horreur. Ses émotions qu'il avait contenues grâce à son caractère et son éducation revenaient en force aujourd'hui, exacerbées par ce monde infernal.
Selès comprit aussitôt que quelque chose de grave s'était produit. Sans un mot, il fixa le capitaine assez longtemps pour que celui-ci sente le regard grave sur ses épaules, puis se détourna. Son officier était à bout de nerfs. Il craquerait bientôt.
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