28. Au revoir monsieur Delorme (2)


Papet mourut un mois plus tard, à la mi-février, à trois heures de l'après-midi, alors que la pluie tambourinait contre la vitre. Son chapelet de premier communiant enroulé autour de la main gauche, le regard tourné vers le ciel orageux qui ne se devinait qu'au gré de ses caprices, le vieillard cessa définitivement de lutter et se laissa emporter par la mort qui le guettait depuis sa crise. Il partait en laissant sa protégée seule dans un Paris de plus en plus âpre et hostile. Mais une grande paix rassurait son cœur inquiet de grand-père aimant ; elle était protégée par plus puissant que lui désormais. Il y avait des étincelles dans les yeux des hommes qui ne trompaient pas. Et des silences féminins qui en disaient long.

Victor trouva Madeleine en pleurs, affalée sur la table de la cuisine, le visage enfoui dans son bras replié. Son cœur saigna, pressé par l'instinct infaillible qui ne se trompe jamais. Sans un mot, avec douceur, il posa ses mains sur les épaules agitées de soubresauts de désespoir, et l'attira à lui, l'enveloppa de ses bras, posa une main chaude sur la joue marbrée de pleurs. Elle s'agrippa à lui, terrorisée par la solitude qui l'accablait désormais et entendit au loin les paroles réconfortantes que le boiteux lui chuchotait à l'oreille. Il souffrait moins, en avait fini avec cette douleur qui le taraudait depuis trois mois. Il était mieux là où il était. Elle le laissa parler un long moment puis redressa lentement la tête et l'écouta, plus attentive. Toutes ces paroles creuses ne faisaient qu'agrandir l'écart qu'il avait instauré entre eux. Elle avait toujours haï ces mots vides de sens qui l'avaient poursuivie sa vie entière, pour ses parents d'abord, ses grands-parents ensuite... Et maintenant Papet. Son seul protecteur l'abandonnait. Ne restait que celui qui avait provoqué la mort de son Papet chéri, et l'éternel absent. Lui n'était toujours pas là. Toujours pas.
Un vent de révolte soufflait dans l'âme de Madeleine. Fut-ce un appel implicite lorsqu'elle se leva et s'empara d'une plume pour griffonner presque rageusement ces quelques mots fatals sur un papier aussi blanc que son visage ? Sans un mot, sans un regard pour un Victor désolé, elle sortit, son lourd manteau déposé sur ses trop frêles épaules, son léger chapeau manquant de s'envoler. Aujourd'hui, elle était réellement orpheline.


**********


Guy vit passer la capote bleue du facteur devant la fenêtre de la classe d'école et sourit, impatient d'enfin ouvrir son courrier. Le signe de tête de l'homme lui avait confirmé son pressentiment. Il avait une lettre. Celle-ci le surprit d'ailleurs par sa légèreté, et il fronça les sourcils. Une lettre brève n'était jamais synonyme de bonnes nouvelles.

Guy,

Papet est mort aujourd'hui, le 10 février. Le médecin avait raison, ce n'était que l'accalmie avant la tempête. Elle est venue la tempête, l'a emporté –et détruit celle qui l'aimait tant en passant.

Il releva la tête, livide. Elle était seule dans la capitale, à la merci du premier venu, du premier danger. Il avait eu raison.

— Et toi ! lança-t-il au facteur qui donnait des paquets de lettres à un sergent sur le pas de la porte. Attends.

— C'est que je dois finir ma tournée, protesta l'homme. J'ai encore quelques régiments à visiter, et j'aimerais bien...

— J'ai dit attends.

Il n'osa plus rien répondre et observa, ahuri, le lieutenant arracher d'un vieux cahier d'écolier une page à carreaux effacés, gribouiller d'une écriture pressée trois mots d'ordre, puis écrire une longue adresse sur une enveloppe qui gisait là à la lumière d'une bougie agonisante.

— Tiens, reprit-il, tutoyant dans son impatience tourmentée l'inconnu. Elle doit partir au plus vite.

— Mais je ne m'occupe pas de la levée aujourd'hui, je...

L'œil de l'officier étincela et le facteur capitula. Se mettre à dos cet ombrageux lieutenant ne lui rapporterait rien de bon.

— Très bien. Elle sera envoyée ce soir. Le service postal s'est largement amélioré et...

Un dernier coup d'œil à son interlocuteur lui fit comprendre qu'il valait mieux pour lui se taire. Aussi, prestement, il remit sa casquette, salua d'un bref signe de tête apeuré cet irascible officier, et repartit sur la route boueuse qui menait à Sept-Saulx. Là où on vivait encore presque normalement. Là où l'on n'était pas prisonnier des tranchées.
Guy s'assit sur le perron et plongea ses mains dans ses cheveux salis par la poussière et la crasse des tranchées. Ils venaient d'être repliés à l'arrière pour quelques jours et lui n'avait pas eu le temps de se laver. Peu importait. La vision de sa demoiselle pleurant son protecteur qui lui avait été un père et une mère lui donnait un vertige nauséeux. Il l'imaginait errant dans les rues parisiennes, agressée par un fou ou un soldat permissionnaire. Et si elle faisait une mauvaise rencontre dans une ruelle sombre et mal famée ? Emportée par son chagrin, elle pouvait ne plus être sur ses gardes et lui, saisi par ses peurs les plus sombres, était assailli d'images plus folles les unes que les autres. Perdu à Prosnes, à quelques centaines de kilomètres de chez lui -plus loin encore de Paris, chez elle-, il ne pouvait rien faire. Le colonel n'accepterait jamais de lui accorder une permission -personne n'en avait eu depuis le début de la guerre voilà sept mois, excepté les blessés. Et les morts. Et lui ne faisait pas partie de sa famille. Pourtant, à l'annonce de la mort du vieux libraire, son cœur se serrait. Cet homme avait protégé celle qui régnait désormais sur son cœur en maîtresse incontestée. Il avait veillé sur elle avant de lui céder la place ; car c'était son rôle désormais. Alors le jeune homme releva la tête, l'air farouche. C'était son tour maintenant. N'en déplaise à ce frère adoptif un peu trop présent qui menaçait ce que lui-même éprouvait, il allait se battre et s'imposer, la défendre et lui faire entendre raison. Il ne l'abandonnerait pas.


**********


26 février 1915

Monsieur le comte,

Je suis encore à Paris suite à votre lettre, mademoiselle Delorme a accepté de m'héberger le temps de mon séjour. Je crois, sauf votre respect, que vous avez eu raison de m'envoyer là-bas.
L'enterrement s'est déroulé samedi dernier, à la Saint-Aimé. C'était un spectacle bien triste à voir Monsieur. Mademoiselle pleurait sans bruit toutes les larmes de son corps, seule parmi tous ceux qui avaient connu monsieur Delorme. Son frère adoptif était là aussi, à côté d'elle, sans la toucher. Elle ne lui a pas parlé une seule fois.
J'ai cru comprendre en voyant l'archiviste de la Bibliothèque Nationale de France que son grand-père avait travaillé un temps là-bas, et laissé une profonde marque de sympathie et de respect. Un petit groupe l'entourait, apparemment de respectables professeurs et thésards.
Ah monsieur, je n'ai jamais rien vu de plus triste que cette demoiselle pleurant son grand-père emporté. Le prêtre a béni le cercueil, et cette ombre noire, si pâle, était là, seule, se détachant de tous. Lors de la procession, elle ne quitta pas le cercueil des yeux, et sa robe sombre tranchait si cruellement avec ses cheveux blonds détachés par le vent violent que j'ai un instant cru qu'elle s'envolerait. En réalité, elle ne semblait plus de ce monde, et tout le monde se gardait bien de la toucher, respectueux, et comme moi peut-être, un peu effrayé de cette personnification du deuil et du chagrin. Lorsqu'elle m'a vu, elle m'a serré les mains, silencieuse dans sa reconnaissance. Moi monsieur le comte, je n'ai rien dit. Je n'aurais rien pu dire, j'étais trop ému.
Ils sont progressivement tous partis -même le frère. Elle est restée seule, encore une fois, encore une fois si vivante image de la peine. Et puis elle s'est effondrée sur la tombe en pleurant. Je crois qu'elle avait tenu tant qu'il y avait quelqu'un, puis qu'elle a laissé tomber le masque lorsqu'elle n'a plus senti de présence autour d'elle. Les larmes ont coulé jusqu'aux fleurs déposées sur la terre grossière, et il m'a semblé qu'elles ne faneraient plus jamais, éternellement vivifiées par ce désespoir. Si vous aviez vu ce spectacle, monsieur le comte, si vous aviez été là, vous auriez comme moi été bouleversé par cette peine déchirante. Je n'ai pas pu la laisser là-bas, devant la motte de terre fraîchement retournée. Je suis allée la chercher, et j'ai eu l'impression d'être sa planche de salut, la main de compassion qui la secourait. Elle s'est accrochée à moi comme si elle se noyait, et j'ai compris pourquoi vous m'aviez envoyé là-bas.

Madame la comtesse m'a permis de rester à Paris autant de temps que nécessaire, et j'en profite pour seconder aussi efficacement que possible mademoiselle Delorme. La vie ici est devenue difficile, bien plus que ce que je pouvais l'imaginer. Le prix des pommes de terre a triplé, les maladies courent les rues, et les familles orphelines du père sont mises à la rue un jour ou l'autre, trop pauvres, trop faibles sans le chef de famille. Vivre au château est déjà compliqué, Marthe a beaucoup de mal à trouver de quoi nourrir tout le monde sans vendre toute sa cuisine, mais c'est bien pire dans la capitale. Je ne sais pas ce que vous confie mademoiselle Delorme, j'ai cru comprendre qu'elle avait gardé contact avec vous. Mais monsieur le comte, je crois que la laisser à Paris, toute seule ou presque est synonyme d'abandon. Que dois-je faire ? Elle refuse de partir -je crois bien que la librairie est le seul lien tangible avec son grand-père désormais-, et je ne peux rien faire de moi-même. Je préfère la laisser libre de choisir son avenir, et j'espère suivre votre volonté en agissant ainsi...

La lettre partit le lendemain et Tom regarda se faire la levée, indécis jusque dans ses os. Il lui faudrait bientôt repartir, le château avait besoin de la voiture pour rester relié au monde. Mais son cœur se serrait devant celle qui avait vécu presque un an avec eux. Elle avait beaucoup maigri depuis son départ de Saint-Loup, et il avait été frappé de son apparence plus fragile que jamais. Depuis combien de temps se privait-elle de tout ? Il n'avait osé lui poser la moindre question, malgré sa curiosité affligée et dévorante. Il était là pour la soutenir.
Elle entra et se força à sourire, un livre dans les mains qu'elle rangea sur une étagère.

— N'avez-vous guère envie de vous promener ?

— Oh non, j'aime bien rester...

— Vous devriez profiter du beau temps, cela ne durera sûrement pas.

Il comprit la demande implicite, prit son chapeau et sortit. Les rayons du soleil chatouillaient la nuque, on se sentait heureux tant qu'on ne se posait pas de questions sur l'année que l'on vivait. Comme cette demoiselle qui sortait d'une voiture, élégante mais le nez baissé pour échapper au moindre regard. Il balbutia quelque chose, un borborygme peu compréhensible, avant de s'exclamer, inconscient du reste du monde :

— Mademoiselle de Dampierre ?!

Elle sursauta, se retourna et sembla hoqueter silencieusement face à cette figure du passé, lorsqu'elle était encore la future reine de Saint-Loup, lorsqu'on la voyait au bras du comte. Ses traits fins se crispèrent, et il comprit. Il était la réminiscence de douloureux souvenirs, lui le seul spectateur de la rupture entre ces deux familles puissantes de la région. Il n'avait pas oublié ses yeux noirs d'encre. Il ne pourrait jamais oublier. Il s'avança rapidement, comme pour ne pas la laisser fuir, et s'inclina respectueusement, à trois pas d'elle. Il n'avait jamais osé la regarder aussi hardiment au château -mais ils étaient seuls aujourd'hui.

— Pardon mademoiselle, je ne sais pas si vous vous souvenez de moi...

— Vous êtes le chauffeur de monsieur de Saint-Loup, l'interrompit-elle avec un sourire poli. Comment va-t-il ? Et les enfants ?

Le visage de Tom était une réponse suffisante, et Cécile pâlit. Alors, sans un mot, elle se rapprocha et déclara, avec un air décidé qu'il ne lui avait jamais vu, à elle la jeune demoiselle toujours si propre sur elle.

— Venez avec moi, vous me raconterez tout ce qui s'est passé depuis mai.

Il obéit promptement, ravi d'obtempérer, heureux sans vraiment savoir pourquoi. Ou plutôt, il se refusait à regarder en face ce qui traversait son esprit un peu trop poète. La réalité se rappellerait bien trop tôt à lui.



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