28. Au revoir monsieur Delorme (1)
Comme mes chapitres font désormais entre 3000 et 5000 mots, je vais les scinder en deux parties différentes, afin que ce soit plus agréable à lire. Ce sera plus facile de reprendre la lecture après une pause. Bonne lecture ! :)
Elynion
Janvier 1915
— Qui n'a pas de marraine de guerre ? Qui n'a pas de marraine les gars ?
L'officier passait entre ses hommes en agitant une feuille de papier et un crayon, manifestement pressé d'en finir avec cette tâche. Autour de lui, on se pressait, on réclamait une ligne pour inscrire son nom. A l'idée de recevoir du courrier, enfin, on se sentait le cœur plus léger. L'idée de côtoyer de nouveau l'odeur pestilentielle des latrines semblait même supportable.
— Saint-Loup, lança le lieutenant, un camarade de promotion de Cyr, tu n'as pas inscrit ton nom ?
— Non Eldin. J'ai déjà quelqu'un.
Le second lieutenant se retourna, l'air railleur, et lança :
— Le taciturne Guy de Saint-Loup aurait donc une dulcinée à l'arrière ?
Certains fantassins le regardèrent d'un air envieux ; le lieutenant avait une fiancée, une femme qui l'attendait. On s'en doutait un peu, il recevait des lettres lui, qu'il lisait avidement, et il avait depuis Noël dernier une photo dans sa poche qu'il protégeait jalousement des regards. On voyait tout dans la tranchée. Et on convoitait un peu ce qu'il avait, tout en reconnaissant que ce n'était que justice.
— Disons que j'ai une marraine de guerre à qui écrire, éluda gaiement le comte en nettoyant son arme.
— Mon lieutenant, le colonel vous attend au quartier.
Le Saint-Cyrien devint très pâle et passa nerveusement une main sur son uniforme défraîchi. Guy fronça les sourcils, en alerte. Sa section retournait dans les tranchées demain, remplacer au dépourvu celle de son camarade, sans qu'il sache pourquoi.
— Eldin, qu'est-ce qui se passe ? murmura-t-il en lui happant le bras au passage.
— On a fraternisé avec les Allemands il y a cinq jours, à Noël et au Nouvel An.
Il n'eut pas besoin d'en dire plus ; d'un geste, Guy l'avait relâché et le regardait partir, aussi blanc que lui désormais. Il avait entendu des bruits, des rumeurs, mais n'avait pas voulu y croire. Et pourtant.
— Mon lieutenant, hasarda Baclier, à quelques pas de lui. Qu'est-ce que c'est, ces marraines de guerre ?
— Mmm ? Oh, ils demandent à des femmes d'écrire à ceux qui n'ont pas de famille. Vous vous êtes inscrit caporal ?
— Je... j'ai pas osé.
— Allez Baclier, tente le coup ! lança Selès. Tu auras peut-être une jolie minette, et vous vous accorderez à la fin de la guerre.
Le jeune homme resta silencieux et Guy comprit qu'il évitait de songer à l'après-guerre. La vie reprendrait -quand ?- et ses actes lui exploseraient à la figure.
— On verra plus tard qui seront les témoins, intervint-il d'une voix bourrue qu'il ne se connaissait pas. Pour l'heure, on repart dans la tranchée.
Un concert de grognements, ces quelques jours avaient été trop courts. Selès montra du doigt une bouteille de champagne, relief des festivités, et fit un clin d'œil à un camarade. On s'ennuierait moins ce soir dans la cagna. Guy arriva le premier, fit la grimace devant l'odeur pestilentielle. Une ombre noire au ras de ses bottes usées fuit et le lieutenant frémit. Les rats. Il avait réussi à oublier les rats. D'instinct, ses doigts effleurèrent la poche où était enfermée sa photographie, et il sourit, apaisé. Il la reverrait bientôt, il voulait y croire.
— Mon lieutenant, on aura un assaut aujourd'hui ? demanda un soldat en posant à terre son sac.
— Je crois pas. Ça devrait être pour demain.
— Tant mieux, maugréa le soldat. Je vais ranger mon azor [1].
Guy se laissa tomber sur un endroit à peu près sec et sortit feuille et crayon. Il allait lui écrire. La lettre pour sa famille était partie hier, avec celles des autres, il avait du temps -on avait toujours du temps à tuer dans les tranchées- et comptait bien le mettre à profit.
Ma chère Madeleine,
Ils n'ont toujours pas annoncé la date des permissions. Je les soupçonne d'être débordés et d'agir au jour le jour, comme nous pour les assauts. Nous attendons parfois des heures avant d'apprendre que l'attaque est repoussée. Ce n'est pas moi qui m'en plaindrai. Quand on court vers la tranchée en face, on oublie tout. On ne ressent plus rien. Pas même la peur ou l'amour. On court simplement, on tente de survivre. Mes soldats sont à bout. J'ai l'impression de répéter cette phrase vingt fois par jour à mes supérieurs, sans qu'ils entendent. J'ai toutefois bon espoir de rentrer bientôt. Les métayers s'inquiètent et la ruine guette le château. Je dois absolument régler mes dettes ; mais me permettez-vous de venir vous voir ? J'aimerais saluer votre grand-père. Dans votre lettre, vous me disiez qu'il semblait aller mieux, j'en suis soulagé. Les médecins se trompent souvent, j'espère sincèrement que le vôtre se trompe également.
L'armée a décidé d'attribuer aux soldats des marraines de guerre, des femmes qui écriront pour les bonhommes qui n'ont personne à l'arrière. Peu importe leur âge tant qu'elles sont aimables, bien disposées envers les pauvres hères qu'elles soutiennent épistolairement, et qu'elles ont de l'affection pour eux. Je dois admettre que l'idée est bonne. J'ai quelques soldats dans ma section qui sont privés du soutien d'une mère, d'une sœur ou d'une promise et se renferment sur eux-mêmes.
On m'a demandé si j'avais besoin de ce soutien ; je crois déjà l'avoir. Mais afin d'officialiser la chose, je vous le demande, à vous...
La plume resta suspendue en l'air alors que Guy hésitait, taraudé par le doute. Pouvait-il déjà l'appeler ainsi sur le papier ? « Sa demoiselle » pouvait s'effaroucher, se cabrer. Son cœur criait ce nom, bondissait vers l'image qu'il avait gardée d'elle, insouciant des barrières qu'elle élevait l'une après l'autre entre eux. Elle était sa demoiselle, il ne le niait pas. Mais son absence suscitait l'incertitude. Il devait encore attendre, l'avoir en face de lui pour être sûr, pour tenter sa chance. Aussi reposa-t-il la plume imprégnée d'encre noire sur le papier, un peu déçu de son manque d'audace.
Acceptez-vous d'être ma marraine de guerre ? Je peux remplir une demande en bonne et due forme et vous l'envoyer. Ou plutôt, je vous donne ici une description du bon soldat consciencieux et patriote que je suis. Jeune homme de vingt-trois ans, bientôt vingt-quatre si Dieu me prête vie, officier et Saint-Cyrien. Possède un château à Saint-Loup de Naud -connaissez-vous cette région ?-, et ne demande qu'un peu d'affection par le biais de lettres réconfortantes et rassurantes. Cherche marraine de guerre gentille, aimable, et soucieuse de prodiguer du courage.
— Mon lieutenant, on organise une chasse aux rats avec les hommes ! résonna une voix sur sa gauche. Vous venez ?
Il releva les yeux et fit un bond en arrière, son dos heurtant douloureusement le talus contre lequel il s'appuyait. Là, devant lui, une main dépassait de la terre boueuse et, s'extirpant avec peine de cette gangue, le visage d'un soldat mort -quand ?- l'observait, le regard vide, l'œil blanc. La pluie avait peu à peu déterré le pauvre bougre qui gisait là sans bruit. Instinctivement, il chercha une arme, quelque chose avec lequel se défendre contre ce cadavre. Sa main se referma sur la boue neigeuse et il émit un grognement plus bestial qu'autre chose, emporté par l'instinct de survie. Ce ne fut qu'au bout de longues secondes de confrontation haletante qu'il réalisa l'absurde de la situation. Le pauvre fantassin était mort depuis longtemps, emporté vers une terre plus clémente et paisible. Il reposait en paix, sa dépouille charnelle oubliée de tous enlisée dans ce cloaque infect. Et lui ne l'avait pas vu. Guy souffla longuement et reprit sa plume. Les cadavres pourrissant à côté de soi étaient monnaie courante depuis le début de la guerre. On n'avait pas le temps de donner une sépulture décente à tous, pas les moyens parfois. Quand un camarade disparaissait lors d'un assaut, tous se doutaient que le corps était probablement à quelques mètres, enterré, abandonné par la nature elle-même. L'armée envoyait alors une lettre à la famille l'avertissant de la disparition du soldat avant de le déclarer mort quelques semaines ou mois après, selon les indices trouvés lors des recherches.
Le jeune homme tenta tant bien que mal de faire abstraction du regard vide qui le fixait toujours et posa résolument sa plume sur le papier sale. Mais les mots ne venaient plus. L'instant de grâce était rompu. Il était bel et bien revenu dans l'enfer des tranchées. Alors il griffonna rageusement trois mots de politesse aimable, jeta sa plume, furieux contre tous et surtout contre lui-même qui était trop faible pour ne pas se faire à cette horreur, et se leva d'un bond colérique. Il plia d'un geste sec la lettre, la glissa dans l'enveloppe fournie par l'armée. Elle partirait aujourd'hui.
Un soldat à l'autre bout de la galerie écrivait lui aussi une lettre, d'une plume résolument appliquée. La langue à moitié tirée, symbole d'une extrême concentration, sourcils froncés et front plissé, le fantassin écrivait à toute allure, s'arrêtant parfois de longues minutes pour réfléchir au mot suivant, le nez en l'air comme pour tenter de trouver l'inspiration dans le ciel chargé de nuages gris. Il faisait décidément trop froid aujourd'hui. Guy se pencha et lut discrètement les phrases immenses qui s'étiraient presque voluptueusement.
Il est vrai que je suis bien malade, mais la science des médecins ne peut rien à cette... Elle ne doit pas m'aimer... C'est peut-être ma faute. Quand donc pourrais-je... Je la reverrai bientôt. Je serai bien heureux...
Le lieutenant sourit. La maladie lui était connue, doux, doux tourment qui frappait sans prévenir. Le poilu était jeune -vingt ans tout au plus, lui aussi-, et chantait la dame de ses pensées dans son courrier. Il regarda sa propre lettre. Mais il n'avait pas le cœur à feindre une gaieté insouciante. Elle partirait aujourd'hui.
— J'en ai un ! rugit un soldat en exhibant un gros rat noir qui griffait l'air de ses petites pattes affolées.
— J'en ai chopé deux ! répliqua un autre.
Guy se dirigea vers la cagna. A lui d'en trouver. Leur tableau de chasse serait largement complet d'ici ce soir, il faudrait en construire un autre.
**********
Madeleine sourit en lisant ses derniers mots et glissa la lettre de son lieutenant dans la poche de son tablier. Seigneur qu'il lui manquait, son sourire, ses yeux pétillants, son calme hiératique qui cédait parfois le pas à une gaieté tranquille. Papet toussa là-haut et son visage s'assombrit. S'il était là, elle se réfugierait dans ses bras, reposerait sa tête sur son épaule, le laisserait s'occuper du chaos qui l'entourait. Elle ne serait plus seule face aux malheurs qui fondaient sur eux sans répit. Le médecin restait pessimiste quant au futur du vieux libraire. Il ne vivrait plus longtemps. Et Victor dépérissait, rongé par les remords.
Elle monta lentement l'escalier étroit, le cœur battant d'incertitude. Voir son cher grand-père vivant chaque jour avec plus de difficulté, voilà une épreuve qu'elle n'aurait jamais cru pouvoir vivre. Ses prières inlassables pour sa guérison lui semblaient futiles, mais son cœur de petite-fille se rebellait face à cette résignation qu'on lui imposait, et elle se battait pour qu'il survive, qu'il vive encore un peu, qu'il ait encore quelques joies. Pourtant, aujourd'hui, elle voulait lui annoncer quelque chose. Lui annoncer ses projets, une idée à laquelle elle réfléchissait depuis plusieurs semaines.
Lorsqu'elle ouvrit la porte avec cette douceur qui la caractérisait, le visage d'Hugues Delorme rayonna, sans plus. Il avait retrouvé la parole, difficilement, et Madeleine voulait y voir un signe encourageant vers la convalescence. Le médecin, lui, y voyait le dernier sursaut avant la mort. Mais allez dessiller les yeux d'une petite-fille au cœur saignant de douleur. Il s'était tu devant ses protestations.
Elle s'installa tranquillement sur le lit, lissant du plat de sa main abîmée par les travaux le drap fin -sa maigre dot, cadeau de sa mère, rien n'était trop beau pour son Papet- puis se lança :
— Papet... je voudrais vendre mes bijoux.
Il observa pensivement sa petite-fille qui se tordait nerveusement les mains, face à son lit.
— Tu...n'en as pas beaucoup mon enfant.
Et la voix, rendue rauque par le silence, résonnait désagréablement dans la pièce. Papet se mourait. Le savaient-ils ?
— Mais ils valent un peu d'argent. Je pourrais en tirer un bon prix.
— Viens là.
Elle se rapprocha avec précaution sur les draps usés par le temps, prit entre ses mains la vieille patte du libraire. Il maigrissait chaque jour davantage, plus encore depuis sa crise. Dans un élan d'amour, elle embrassa cette main tordue par le travail et le temps.
— Pour...quoi veux-tu les vendre ?
— Nous avons besoin d'argent... n'est-ce pas ?
Il soupira. Elle était maligne, la petite. Il ne pouvait l'en blâmer.
— Que ferais-tu....de cet...argent ?
— Je vous le donnerais...
— Seulement à... à moi ?
Elle baissa la tête et il songea tristement que le temps où elle lui appartenait toute entière n'était plus. Elle n'était plus cette petite fille qui jouait joyeusement dans les bacs à sable du jardin du Luxembourg, des brins d'herbe dans les cheveux. Un autre avait capturé son cœur, et lui s'effaçait, barbouillé de peine. Il serra ses mains, toutes petites près de la sienne, avant de murmurer dans un effort :
— Je ne veux pas que tu vendes tous tes bijoux ma chérie. Il le mérite... certainement puisque c'est lui que tu as choisi –ici, elle releva brusquement la tête et rougit avec violence tandis qu'il souriait d'un air entendu-, mais je suis persuadé qu'il se... serait attristé de te voir sacrifier tout cela pour lui.
— Mais Papet... il est là-bas !
Ce cri désespéré jaillit à peine de sa poitrine martelé par un cœur amoureux et terrorisé qu'elle se mordit la lèvre, cette fois blême comme la mort. Elle s'était trahie et avait rompu ce silence tacite entre eux par son angoisse trop grande. Il ferma les yeux devant ce cri qui poignardait son amour de grand-père. Elle était donc bien loin de lui désormais.
— Ainsi... reprit-il difficilement, ainsi tu l'aimes mon petit ?
Ses yeux la trahirent alors qu'elle secouait la tête et il sentit une fissure se faire jour en lui. Elle ne lui appartenait plus, s'était confiée à un autre. On la lui avait volée. Quand cela était-il arrivé ? Il n'avait rien vu, rien compris. Et il était malheureux comme les pierres aujourd'hui.
— Je ne peux pas... te forcer mon enfant, murmura-t-il enfin, broyé sous cette révélation. Mais réfléchis bien... et fais évaluer tes bijoux. Je ne veux pas qu'un... escroc profite de ta peur.
Elle acquiesça mais resta près de son seul protecteur, indécise, puis se pencha et chuchota, blottie contre lui :
— Pardon Papet... pardon...
— Oh ma chérie... il... n'y a rien à pardonner. C'est moi qui dois... chambouler ma vie pour faire une place à ce garçon. Mais... et lui ?
— Il n'y a rien, répondit-elle, la gorge nouée. Il est celui qui m'employait et je n'étais que la gouvernante de ses neveux.
— Ça Madeleine, ce sont... sont les classes sociales, ce que la société a élevé entre vous. Je te parle de ce que... tu ressens envers ce jeune homme. Et de ce que lui t'a dit.
Le regard d'Hugues Delorme se fit incisif, dangereux, et Madeleine frissonna en se rappelant les mains brutales qui s'étaient emparées d'elle avant qu'il ne la sauve, cette étreinte brutale qui contrastait tant avec ces effleurements qui chamboulaient son âme. Cet épisode resterait marqué à vie dans sa mémoire à vif. S'il savait...
— Il n'y a rien Papet... rien qu'une imagination débordante quand je suis devant lui.
Il soupira de plus belle. La pousser dans ses retranchements ne servirait à rien, elle était sa digne petite-fille.
— Je ne te demanderai qu'une... chose mon enfant. Ne fais pas attention... aux barrières entre vous.
Elle voulut protester, argumenter, lui rappeler combien ces barrières permettaient l'ordre. Il remit simplement, d'une main rendue pesante par la lourdeur de son bras débile, une mèche blonde derrière l'oreille avec toute la tendresse que cet enfant lui avait inspirée dès le premier jour, alors qu'elle grommelait seule dans son couffin, admirée par toute la famille réunie. Elle se tut, déstabilisée, perdue. Puis embrassa avec amour la joue parcheminée.
— Merci Papet, chuchota-t-elle dans le silence de la chambrette.
— N'oublie jamais ma petite... ne le fuis pas. Ou la vie se charge... se chargera de l'éloigner de toi.
Madeleine baissa les yeux puis acquiesça et sortit à pas feutrés de la chambre. Il fallait le laisser se reposer. Elle verrait ce soir s'il aurait envie de la soupe de poireaux qu'elle préparait.
[1] L'azor désigne le sac des combattants dans leur argot.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top