27. Joyeux Noël les hommes
Pitié, savourez-le ce chapitre, le prochain ne devrait pas arriver avant le déluge ! ^^"
Bonne lecture, bonne année en retard, bon courage à ceux qui reprennent lundi, et à bientôt !
Elynion
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Prosnes, 24 décembre 1914, vingt-deux heures
— Attention ! Faites attention ! Faites attention j'vous dis !
On s'écarta tous pour laisser passer les quelques soldats pressés ; d'énormes sapins dans les bras, ils paraissaient enfouis sous les aiguilles piquantes, et grimaçaient douloureusement sous le poids des arbres. Autour d'eux, les autres les regardaient d'un œil éberlué. L'état-major français avait ordonné que les hommes sur le front le jour de Noël reçoivent des cadeaux. Depuis dix heures ce matin donc, l'on s'escrimait à attacher des guirlandes bariolées partout où l'on pouvait, à décorer les sapins venus d'on ne savait trop où, et à ranger les paquets dans la mairie. Les familles avaient envoyé des cadeaux, l'armée avait complété ou suppléé pour les orphelins, et Guy ouvrait de grands yeux devant la montagne qui s'entassait. Poulets, champagne, fruits frais... cela changeait du magma informe et infâme que formait leur pitance quotidienne. Lui-même avait reçu un colis de sa mère, un de sa demoiselle, et trois ou quatre lettres qui accompagnaient le tout. Il était gâté.
— Vous avez ben d'la chance mon lieutenant, nota Selès en frissonnant de froid, une boule vermeille dans la main gauche. Baclier, il a rien eu.
— Il est orphelin ?
— Sa mère est en Alsace. Il a plus de contact depuis que les Fritz ont déclaré la guerre.
L'on grogna de concert contre ces Boches qui avaient voulu cette boucherie, et le jeune homme rangea son courrier dans sa large poche d'uniforme. Il le lirait ce soir, à la lueur des longues chandelles qui orneraient les tables mises bout-à-bout. Il avisa son aide de camp qui réconfortait un jeune soldat. Accroupi sur le sol gelé, bras croisés et emmitouflé dans une écharpe tricotée grossièrement, le troupier avait le regard dans le vide.
— Mais moi sergent, j'ai rien. Ma famille m'a rien envoyé.
— Le colis a peut-être été retardé, la poste ne fonctionne pas bien.
— Je sais bien qu'ils m'ont rien envoyé. Ils pensent pas à moi. C'est plus dur à la ferme, ils ont pas le temps.
Guy baissa les yeux, gêné. Les préférences au sein d'une famille marquaient plus sûrement un homme que les malheurs ; Bérénice n'avait-elle pas été l'enfant chéri de sa mère, et ses enfants les rois du château ? Son père n'avait jamais caché son amour débordant pour sa fille, et lui-même avait été envoyé dans une pension, à trois-cent kilomètres de la maison, avec consigne laissée aux jésuites d'être particulièrement sévère. Il n'en voulait pas à ses parents -sa sœur lui avait toujours semblé être l'ange fait pour être adoré par tous. Et voilà quelques années, il s'était rendu compte, au fil d'une discussion avec son père vieillissant, que son statut d'héritier avait toujours guidé chaque décision le concernant. Il ne blâmait rien ni personne -ce qui était fait était fait-, mais sa tristesse chiffonnée remontait toujours à la surface lorsque ses souvenirs l'assaillaient.
Il se détourna vers l'école déserte devenue repaire des officiers. Ils avaient été rapatriés à l'arrière du front, à Prosnes même, et fêteraient Noël dans les rues du village détruit. Les soldats dormaient dans l'église à moitié détruite, lui était installé dans une salle de classe. Il serait en paix pour lire son courrier.
Malgré ses doigts qui le démangeaient, il posa sur son couchage la lettre de Madeleine et ouvrit celle de ses métayers. Les soucis et l'inquiétude dominaient chaque ligne, ils avaient peur du futur. Les hommes avaient manqué dès le début du conflit pour les récoltes, et sans les femmes, les métairies auraient été abandonnées en août. Elles avaient là aussi remplacé les hommes et fourni un effort exceptionnel que chacun saluait. Malgré tout, ils se tournaient vers lui dans l'espoir de trouver une solution. Il soupira. Il avait beau n'être qu'à cent-cinquante kilomètres de chez lui -ce qui le minait-, il avait la sensation qu'un univers le séparait de son château. Ces problèmes de main-d'œuvre le laissaient perplexe, presque indifférent. Ils étaient les restes du monde ancien, le monde qui s'écroulait chaque jour un peu plus sûrement, et lui traînait péniblement ces ruines qui pesaient sur son âme. Il avait vu ce que réservait le XXe siècle, il était la charnière qui observait et préparait la naissance douloureuse du monde de demain. Ces lettres le laissaient froid. Elles volèrent sous le lit, près de son havresac, et le jeune homme prit en tremblant la lettre de sa mère. Il avait beau ne jamais rien lui dire de grave, la vieille dame se doutait de ses secrets, de ses non-dits qui les séparaient irrémédiablement.
Saint-Loup de Naud, le 19 décembre 1914
Mon cher fils,
J'ai été fort peinée d'apprendre que vous ne seriez pas avec nous pour les fêtes de Noël. La défense de la France est parfois un bien lourd fardeau pour nous tous, aujourd'hui plus que jamais. Mais je vous garde dans mon cœur mon cher fils, aux côtés de ceux qui nous ont déjà quittés et nous attendent. Vous serez au château le soir du réveillon, en pensée du moins. Et pour que vous passiez une nuit aussi heureuse que possible malgré la déchirure de notre famille et les souffrances que vous vivez là-bas, je vous offre une bouteille de champagne et quelques douceurs de la région. Nos vignobles ont été particulièrement productifs cette année, le raisin a été beau et bon. Quant aux fruits, ils ont été séchés dans notre réserve avant de vous être envoyés.
Guy passa rapidement, fugitivement une main sur les yeux pour cacher son trouble. Il était pourtant seul dans la classe d'école, assis sur ce qui lui servait de lit, ses bottes martyrisant ses pieds endoloris. Mais l'aristocrate refusa de céder dans sa solitude bienfaisante ; c'était à lui de porter sa famille, ses hommes et ses terres.
En attendant de vous serrer dans mes bras, je vous embrasse tendrement et prie la Vierge de veiller sur vous, mon cher enfant. Les jumeaux se joignent à moi pour vous souhaiter un joyeux Noël et vous offrent ce qu'ils ont fait eux-mêmes.
Revenez-nous vivant mon fils, c'est tout ce que je demande au Seigneur chaque jour, avec la maison toute entière.
Votre mère qui vous aime,
Annie de Saint-Loup
Son soupir brouilla le silence opaque de la pièce, et la lettre resta de longues secondes étreinte dans ses mains. Il ne bougeait plus, une quiétude chaleureuse s'emparait de son âme. En fermant les yeux, il pouvait voir monsieur Gavorgue allumer une à une les chandelles de l'immense sapin de Noël. Les enfants courraient dans ses jambes, toujours prêts à faire une bêtise, et sa mère lirait tranquillement un journal dans le petit salon en attendant que le dîner de Marthe soit enfin prêt. Et elle... serait à côté de lui, assis près de la cheminée polie par le temps, sa main dans la sienne. Il la regarderait, levant les yeux de son livre -n'importe lequel, peu importait-, elle rougirait -elle rougissait toujours...
— Mon lieutenant, on va commencer.
Il sursauta, surpris dans son rêve heureux, puis jeta son courrier sur son lit.
— Tout est en place ?
— Oui oui. Les hommes sont prêts, ils n'attendent plus que les officiers.
Guy jeta un regard vers le front. Là-bas, d'autres veillaient -en face, ils étaient capables de tout, même la jour de la Nativité du Seigneur- seuls dans le froid. Les décorations de Noël et le repas appétissant étaient aussi pour eux, mais le cœur n'y était probablement pas. Tout le monde était loin de chez lui.
Il s'empara de la bouteille de champagne, des fruits secs et de la brioche de Marthe puis sortit à la suite du sergent. Il lirait la lettre de sa demoiselle plus tard. Ses hommes passaient avant ce soir.
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Paris, 24 décembre 1914, une heure et demie du matin
Madeleine ne prit pas le temps de retirer ses gants et courut vers la chambre de son grand-père. Le médecin s'était montré alarmiste et l'avait prévenue franchement. Son cher Papet ne survivrait pas longtemps à l'apoplexie terrible qu'il venait de vivre. Il pouvait végéter ainsi trois jours ou trois mois, guère plus. La petite Parisienne avait beaucoup pleuré, et ses yeux rouges témoignaient de la peine immense qui brisait son cœur, telle une bourrasque sans pitié.
— Je suis là Papet, chuchota-t-elle dans le silence de la petite chambre.
Hugues Delorme remua à peine, mais elle comprit. Ils avaient développé tout un nouveau langage pour se comprendre, elle avait son attention. Aussi enleva-t-elle précipitamment son écharpe avant de s'asseoir sur le drap, sa main fraîche posée sur le front brûlant.
— Nous avons bien prié pour vous ce soir à la chapelle, et l'abbé m'a promis que la messe de demain serait pour votre prompt rétablissement.
Un éclair traversa les yeux du vieux monsieur et Madeleine poursuivit :
— Non, il n'est pas encore parti. Il est sorti chercher je ne sais quoi. Mais il vous souhaite un joyeux Noël, tout comme moi Papet.
Elle se pencha, effleura de ses lèvres la joue parcheminée. Les larmes lui montèrent aux yeux et il parut froncer les sourcils, comme pour l'interdire de pleurer. Elle se contint, difficilement.
— Je vous laisse dormir mais je suis là si vous avez besoin de moi.
Il acquiesça, se rendormit presque aussitôt, comme s'il avait attendu sa présence. Madeleine caressa tendrement les cheveux blancs et se mordit la lèvre. Noël était affreux.
La porte s'ouvrit dans un grincement imperceptible et Victor entra, les épaules voûtées. Depuis le terrible après-midi qui avait failli emporter son protecteur, le boiteux ne vivait plus, tourmenté par les regrets.
— Est-ce qu'il dort ?
— Oui.
La réponse était sèche. Madeleine lui en voulait. Sans son désir stupide de s'engager afin de prouver elle ne savait quoi, son grand-père serait encore en pleine santé. Aujourd'hui, il n'était plus qu'un vieillard à moitié emporté par la mort, agonisant au fond de son lit. Victor s'assit à son tour sur le lit et demeura longuement silencieux avant de reprendre brusquement la parole :
— Moineau, je... je suis désolé.
— De ?
— Tu sais bien, souffla-t-il en passant une main dans ses cheveux indisciplinés.
— Tu aurais pu y songer avant.
— Je... je n'irai pas.
Elle leva un regard étonné. Comment pouvait-il refuser d'y aller ?
— Tu t'es engagé. C'est trop tard.
— Non. Non... J'avais soudoyé un médecin pour qu'il me déclare apte au combat. Mais quand le médecin a dit pour Papet... je suis parti demander à cet ami de changer ma fiche.
— Oh Victor...
Le soulagement se mêlait à la rancœur soudaine chez Madeleine. Le voir ainsi en bonne santé, bouleverser son monde comme si de rien n'était pour ensuite tout rétablir sans se préoccuper de ses sentiments était plus qu'elle ne pouvait en supporter.
— Tu as agi en égoïste, murmura-t-elle d'une voix sifflante. Tu as cru que ton engagement ne serait rien pour nous. Et puis, devant ce que vivait Papet, tu as commencé à regretter. Mais tu l'as fait pour toi Victor, pas pour nous. Tu l'as fait pour toi, pour te soulager l'esprit et ne plus culpabiliser.
Le jeune homme hoqueta tel un poisson hors de l'eau, chercha une réponse pour lui prouver le contraire, mais dut se taire face à l'évidence. De toute façon, elle n'était pas disposée à écouter ses arguments ; elle souffrait trop, et il le comprenait.
— Je resterai près de toi Moineau, jusqu'à ce que tu me chasses, chuchota-t-il enfin en se levant. Mais sache-le, je ne te quitterai pas de mon plein gré. Je veillerai sur toi, et sur lui.
Madeleine jeta un regard à son grand-père et déclara au bout d'un moment :
— Tu ne le feras pas longtemps alors. Tu as entendu le médecin.
Victor baissa la tête et sortit pour de bon. Mieux valait la laisser tranquille. Madeleine resta un instant immobile puis s'allongea à côté de son cher grand-père et pleura, pleura jusqu'à s'endormir, son chapelet enroulé autour de ses doigts crispés. Il y a un an, elle promettait à Delphine de rester toujours près d'elle. Aujourd'hui, elle était à Paris, seule ou presque, sur le point de perdre l'être qui comptait le plus à ses yeux. Ce soir, elle avait une brusque envie de révolte contre Dieu qui les faisait souffrir, elle et tous ceux qu'elle aimait. La tempête se levait en son cœur assoiffé d'espérance.
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Les bougies s'entremêlaient aux branches des petits sapins et faisaient doucement scintiller la scène joyeuse. Le champagne coulait à flot, à point nommé pour oublier qu'on fêtait Noël loin des siens. C'était une tristesse qui restait dans le cœur mais s'atténuait ce soir. On était entre camarades, au fond on se comprenait ici.
Guy avait été acclamé par ses hommes lorsqu'il était apparu, une bouteille de champagne à la main et un foie gras dans l'autre. Marthe avait fait des merveilles -l'arrière s'en tirait mieux qu'eux, notait-il sans vouloir relever la touche amère qui noircissait ses pensées-, et ne l'oubliait pas. Les fruits secs étaient dans sa poche, pour demain matin. Ils devraient rester là encore deux jours, ils seraient en paix. Dans son autre poche, la lettre de Madeleine. Il avait hâte de l'ouvrir.
— Mon lieut'nant, un peu de rôti ? lança un soldat, debout devant tous. Il est bien meilleur que la barbaque (1) qu'on a habituellement !
L'ambiance était bon enfant. Les officiers se mêlaient à leurs soldats, l'on oubliait la guerre à quelques centaines de mètres, et on riait avec entrain. L'aumônier avait célébré la messe puis rejoint les hommes qui étaient dans les tranchées inondées. La neige se transformait en boue.
Quelqu'un entonna « Il est né le divin enfant ». Qui ? Oh, peu importait. Guy se mêla de bon cœur au reste du régiment, les mains nouées près d'un des deux feux. Sa voix grave s'éleva de concert, quelques fausses notes lui échappèrent. Il n'avait jamais beaucoup chanté. Mais ce cantique faisait vibrer le cœur de chacun et rappelait les messes de Noël à minuit, les yeux qui papillotaient devant l'autel illuminé de mille cierges, puis le repas gargantuesque où l'on se retrouvait en famille. Il baissa la tête. Les mots de sa mère lui revenaient.
Le sergent Selès observa un instant son supérieur s'effacer de la fête, puis bouscula un soldat pour qu'il apporte plus de champagne. Mais il n'y en avait plus. Alors le lieutenant se leva et tendit la bouteille de chez lui.
— Du champagne de Saint-Loup les hommes ! Faites-y honneur, quelque chose qu'ils n'auront pas là-bas !
On acclama l'officier, on regarda quelques instants vers les tranchées qui se dessinaient dans le paysage, sombres lignes éclairées par intermittence -ils avaient aussi des sapins. Ce soir, on n'y était pas, il ne fallait pas y penser. Mais s'élevaient les mêmes chants de Noël qu'ici. On les entendait chanter. Et les Anglais -ou étaient-ce des Écossais ?- avaient leurs cornemuses.
— Merci mon lieut'nant, murmura timidement Baclier en ouvrant à grand-peine la bouteille.
Les mercis résonnèrent comme une litanie ; au milieu des guirlandes qui se faufilaient parmi les branches piquantes des petits sapins de Noël, des boules de Noël qui scintillaient délicatement à la lumières des chandelles chaleureuses, on se sentait bien. Le foie gras du château faisait le tour avec le bricheton (2), on se resserrait près des feux de bois qui craquaient joyeusement... oui, c'était un Noël inhabituel, qu'on n'aurait jamais cru vivre un jour, avec des gens qu'on ne connaissait pas il y a un an. Mais la guerre bouleversait tout. Et bouleversait les convenances, il voulait l'espérer, songea Guy en jetant un énième coup d'œil à la lettre qui brûlait sur sa poitrine. Il savait qu'il aurait pu l'ouvrir là et la lire, personne ne lui en aurait tenu rigueur. Mais il était avec ses hommes ce soir, ils devaient être ensemble pour fêter la Nativité. Plus tard. Le clocher sonna deux heures du matin et certains soldats baillèrent, comme un signal attendu. On éclata de rire, le cœur encore un peu plus léger. L'état-major semblait les avoir oubliés ici, dans ce coin perdu de la France, et ils ne s'en plaignaient guère. Ils étaient entre eux, tout s'effaçait, même l'ennemi qui fêtait sûrement Noël de son côté. Peu importait, on était hors du temps.
Guy souffla dans ses mains gelées par le froid mordant et sourit à ses hommes. Certains se levèrent pour partir dormir -l'épuisement ne les quittait jamais. D'autres voulaient écrire, même si c'était d'une écriture maladroite, une lettre à leur famille. Guy leva les yeux vers un ciel troublé par les étincelles du feu et songea qu'il ne la reverrait pas avant longtemps. Il en avait acquis la certitude ce soir. La guerre serait longue, et emportés dans sa tourmente, il ne l'aurait près de lui que le jour où il serait réformé suite à une blessure jugée trop grave pour poursuivre la lutte. Ou à sa mort.
Une main pesante s'abattit sur son épaule et il sursauta. Son aide de camp le regardait, l'air de se douter de ses pensées.
— Y songez pas mon lieutenant, marmonna-t-il, le ton lourd. Lisez plutôt vot'lettre, elle vous attend j'crois.
Le jeune homme regarda autour de lui, surpris. Ils n'étaient plus qu'une petite dizaine autour des feux. La plupart somnolaient sur place, gavés. On avait oublié la peur ce soir. Les obus s'étaient tus.
— Mon lieut'nant.
Encore la voix de Baclier. Cette fois, il le regardait franchement, les mains dans le dos cependant, el un enfant attendant la sentence.
— Est-ce qu'on peut avoir une heure de libre ? On voudrait voir les filles.
Guy baissa les yeux, une grande lassitude tombant sur ses épaules. C'était une simple question de formalités, la majorité des hommes y allait désormais. Il hocha silencieusement la tête et les quelques soldats s'échappèrent en bondissant vers la maison. Ils termineraient la nuit dans les bras d'une femme qui leur ferait oublier leur peur et les écouterait. Le caporal seul resta le temps de demander, comme d'habitude maintenant :
— Vous venez avec nous mon lieutenant ?
Guy leva les yeux, brusquement harassé de fatigue. Le désespoir se rappelait à lui ce soir, alors que l'ambiance festive s'effilait avec les minutes. Sa foi vacillante n'avait jamais été aussi près de s'éteindre, le doute la consumait férocement, alimenté par sa peur des balles et son dégoût de la faiblesse humaine. Et pourtant, montait en lui ce tourment vicieux. Ils vivaient au moins quelques temps ces gars-là, ils redevenaient des hommes par cette étreinte, sale et répugnante, peut-être, mais présente. Et lui venait l'envie de se perdre à son tour dans les bras d'une fille de joie, d'oublier dans son lit, au moins pour quelques heures, la terreur qui brûlait sans cesse son cœur. Se sentir exister, reprendre conscience qu'il vivait encore par la femme, quelle qu'elle soit. Savoir ce que c'était, se prouver qu'il était encore un homme.
— Mon... mon lieutenant ?
Il sursauta. Et la lettre de Madeleine émit un petit crissement dans sa poche. Alors il inspira profondément, nerveux.
— Non Baclier, c'est bon.
Le caporal tourna les talons. Le lieutenant ne craquait jamais devant ses hommes. Alors lorsqu'il voyait une étincelle dangereuse dans son regard, il préférait détourner les yeux. Le sergent Selès semblait pareil, qui remuait le tisonnier dans le feu sans regarder personne. Guy souffla, ferma quelques secondes les yeux puis sortit le papier froissé. Elle l'avait sauvé, lui et son idéal. Encore une fois.
Ce qui attira d'abord son attention fut un carré de papier qui jaillit de l'enveloppe lorsqu'il souleva le rabat d''un geste sec. Il le rattrapa au vol et lut « Paris, 16 décembre 1914 ». Sur le recto, Madeleine le contemplait de cet air grave qui ne l'avait jamais quittée chaque fois qu'elle veillait sur ses neveux, ce même air qui lui plaisait tant. Un léger sourire étirait ses lèvres toutefois et surtout, surtout, une profonde douceur dans son regard faisait scintiller les yeux qui se posaient tranquillement sur lui, figés et pourtant vivants sous l'œil du photographe. Il eut un coup au cœur, un de plus, puis lui rendit enfin son sourire, plus apaisé. Elle était son ange venu le protéger malgré ses doutes et ses tentations. Ses coups de folie.
Il se concentra sur la lettre, exceptionnellement courte aujourd'hui ce soir. Elle avait dû manquer de temps.
Monsieur le comte...
Il grimaça aussitôt. La peste soit de cette jeune fille trop têtue ! Son titre ne signifiait plus rien ici, au fond de ce village bombardé par l'ennemi. Il le lui répéterait à son retour ; il reviendrait, ne serait-ce que pour la secouer et lui faire comprendre ce que lui-même avait pressenti dès le début de la guerre. Les convenances volaient en éclat.
Je viens de terminer plusieurs commandes importantes pour une riche demoiselle américaine que ses parents veulent doter. Nous n'avons pas eu beaucoup de temps, et je n'ai pas pu vous écrire avant aujourd'hui. Malgré la guerre, Noël est toujours synonyme de cadeaux, même chez les plus pauvres.
Le jeune homme fronça les sourcils. Il avait la pénible impression qu'à l'arrière, tout était plus facile. Ils ne vivaient pas sous les obus, eux, n'affrontaient pas l'ennemi qui était à seulement quelques centaines de mètres d'eux, ne cohabitaient pas avec les rats, les puces et les poux. Seigneur, il haïssait ces oisifs, les planqués qui restaient à l'arrière. Elle lui racontait souvent les difficultés qu'ils traversaient pour survivre, mais tout se perdait dans l'obscure sensation de civils qui faisaient la fête pendant qu'eux mouraient ici, écorchés par la peur et les éclats d'obus. Il secoua la tête. A quoi bon ressasser cette amertume qui lui broyait le cœur ?
J'aimerais bien vous décrire les rues de Paris sous la neige, avec les décorations des magasins et des maisons. On essaie d'oublier autant que possible la guerre ici. Je crois que les gens ont compris aujourd'hui que ça durerait plus longtemps que trois mois. Vous l'aviez-vous-même écrit dans votre dernière lettre. Vous aviez raison.
Papet est tombé mal, bien mal. Pardonnez-moi de vous écrire ceci quand je devrais vous raconter les flocons de neige qui scintillent à la lueur des lampadaires, ou bien la chaleur du feu qu'on entretient chaque jour. Mais je suis très inquiète. Victor a voulu s'engager, et Papet en a eu une crise cardiaque.
Le cœur de Guy s'arrêta. Elle était seule à Paris, sans appui, sans ressources, seule à pleurer son grand-père, le dernier membre de sa famille. Et cet enfoiré qui l'abandonnait pour se faire tuer. Il l'aurait volontiers étranglé de ses propres mains s'il avait été ici, à Prosnes.
Le médecin s'est montré très inquiet, il doute de le voir passer le Nouvel An. En attendant, je le veille et tente de le garder près de moi. Mon frère a finalement pu rester devant l'état de son mentor et me soutient.
La mine de Guy reflétait bien mieux ses pensées que le moindre mot prononcé dans le silence du village. A ses côtés, le sergent Selès demeurait plongé dans ses pensées, son regard alerte notant simplement les mains crispées de son officier sur le papier tordu. Les nouvelles n'avaient pas l'air bonnes.
J'ai appris par le biais de votre mère que vous n'aviez pas eu de permissions depuis notre rendez-vous sur le quai de la gare de l'Est -il nota avec une tendresse gênée la façon dont elle évoquait la blessure qu'il lui avait infligée ; cette demoiselle jouait de velours en toute circonstance. J'ai pensé devant cette boutique de photographie que vous seriez moins seul là-bas avec cette image. Une amie fiancée à un soldat du 6ème régiment d'infanterie m'a expliqué que vous aviez tous des souvenirs de chez vous dans les poches de vos uniformes. Mais le photographe était un vieux bonhomme qui m'a eue par surprise, alors que j'étais plongée dans mes pensées.
L'officier regarda de nouveau la photographie. Le sourire était indéniablement rêveur, le regard perdu au loin. Sa petite Parisienne attendait. Quelqu'un ? Il scruta encore quelques secondes la photographie, avide d'indices qui rassurerait son cœur trop inquiet à son goût, puis lut la suite de la missive. Il arrivait au bout.
Je vous imagine facilement avec vos hommes, dans la tranchée telle que vous me l'avez décrite. J'aimerais être à vos côtés -oh qu'il battit délicieusement plus fort, le cœur du jeune lieutenant ; elle n'avait jamais été aussi franche et surtout audacieuse- et discuter avec vous, de tout pourvu que vous oubliiez un instant où vous êtes et ce que vous vivez. Je prie pour vous, afin que vous me reveniez vivant, en bonne santé, le plus rapidement possible.
Et, posé comme un souffle, écrit rapidement comme pour ne pas laisser fuir le courage qu'il lui fallait pour sciemment laisser échapper ce cri du cœur :
Je vous embrasse Guy et vous promets encore une fois de vous écrire tous les jours tant que vous serez loin de moi,
Votre Madeleine
Lorsque le jeune homme releva la tête, il avait un large sourire heureux aux lèvres. Sans un mot, il replia la lettre et la fourra dans sa poche, les yeux rivés sur la photographie, son cadeau de Noël –le plus beau. Ses cheveux blonds rendus blancs par l'objectif semblaient onduler et faisaient ressortir ses yeux noirs, son sourire pensif. Un chaton somnolait sur ses genoux, idée du photographe ? Il n'en savait rien. Mais là, à la lueur du feu, sa demoiselle lui semblait mille fois plus jolie, infiniment plus mystérieuse que tout ce qu'il avait jamais pu imaginer d'elle. Si elle avait été là...
— De bonnes nouvelles mon lieut'nant ? osa Selès, presque narquois devant le sourire extatique de son supérieur.
Guy tressaillit, se tourna vers son aide de camps, et murmura :
— Cela dépend Selès. Elle, elle souffre là-bas. Moi... je suis le plus heureux ce soir.
Elle. Le mot était jalousé, envié. On n'avait pas tous une « elle » qui nous attendait fidèlement de l'autre côté de ce miasme. La solitude remplaçait souvent la promise.
— Vous avez donc quelqu'un qui vous attend mon lieut'nant ? demanda le sergent en se fustigeant mentalement -un homme aussi beau et élevé que le comte de Saint-Loup, officier et Cyrard de surcroît, avait forcément une fiancée jolie et agréable.
Guy leva les yeux au ciel et contempla sans mot dire la voûte étoilée, ses bras enserrant ses genoux pour avoir moins froid. Dieu avait créé la beauté partout, il l'oubliait, perdu ici. Et pourtant... la beauté sous toutes ses formes venait de se rappeler à lui ce soir.
— Non Selès. Mais la promesse d'avoir un jour cette personne est là.
Et, sans un mot de plus, avec une simplicité désarmante, il embrassa tendrement la photographie. Le soldat détourna les yeux, pudique. On l'était tous devant un camarade qui éprouvait l'absence des êtres aimés, encore plus un officier.
Le soir, Guy s'endormit emmitouflé dans sa couverture militaire, en position fœtale pour garder le plus de chaleur possible. Contre son cœur, la photographie était étreinte par des doigts très doux. Durant cette nuit, Madeleine avait triomphé pour un temps de la guerre dans l'esprit de son Saint-Cyrien.
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Voici Noël 1914, plus triste et mélancolique hélas, mais avec une touche d'espérance ! Bonne année à tous très en retard, avec une pensée pour ces hommes et femmes d'il y a 103 ans <3
P.S : Madeleine et Guy se retrouveront bientôt, promis ;)
(1) Barbaque : désigne une viande, souvent de mauvaise qualité
(2) Bricheton : désigne le pain, la miche de pain, le pain blanc
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