26. Tranche de vie dans les tranchées

15 décembre 1914

Ma chère Madeleine,

Je suis encore à Prosnes. Nous venons de nous faire bombarder par l'artillerie allemande, et les pertes sont nombreuses. Il faut refaire plusieurs galeries qui se sont effondrées. On a tenté de récupérer les hommes enfouis sous la terre et la boue, mais beaucoup manquent à l'appel. L'hôpital installé dans le village est débordé. Il y a vingt blessés pour un médecin.

Guy fronça les sourcils en relisant ces dernières lignes. Elle s'inquiéterait. Mais aujourd'hui, il n'avait pas le cœur à jouer l'insouciant.

Je n'ai rien reçu, rassurez-vous. Nous attendons une prochaine offensive, l'estafette devrait arriver d'une minute à l'autre. Nous allons devoir courir jusqu'à la tranchée de l'ennemi à un peu plus d'un kilomètre, en évitant les obus, les balles et les ornières causées par les combats d'hier. Mes soldats sont agités, ils n'en peuvent plus. Et beaucoup se demandent s'ils pourront fêter Noël chez eux. Pour moi, je n'ai plus d'illusion. Cette guerre durera, et nos tranchées resteront dans le paysage encore longtemps. Je ne sais pas si nous serons à l'arrière pour Noël, je l'espère.

—    Mon lieutenant ! s'écria un caporal arrivé voilà deux jours.

Guy releva la tête, comprit en un instant qu'ils y retournaient, et s'empressa d'écrire au bas de la feuille, l'enveloppe sur ses genoux :

J'espère que tout le monde va bien chez vous, et que la vie reste facile à l'arrière. J'attends avec impatience vos prochaines lettres qui sont toujours un réconfort ici, au milieu des cadavres.

Guy qui pense bien à vous

Il rangea sa plume, s'empara de son képi, et s'avança jusqu'au mur de terre. L'échelle ballotait, elle craquait chaque fois qu'un homme montait pour se retrouver sur la plaine dévastée par la guerre.

—    On a reçu l'ordre ? demanda le sergent Selès en rabattant le col de sa capote.

—    Pas encore.

—    Mon lieutenant ! Ils vont nous bombarder une deuxième fois ! hurla le caporal, les yeux exorbités.

—    Bordel ! jura l'officier en plaquant ses mains sur les oreilles.

Le canon tonna là-bas, et l'on entendit un sifflement, cet éternel sifflement qui préludait à la mort, vriller les tympans avant qu'un boum énorme retentisse. Des mottes de terre jaillirent et les aveuglèrent, les constructions grinçantes tanguèrent et sa vue vacilla sous les impacts qui se succédaient sans répit. La terre volait sur une centaine de mètres et tombait au fond de la tranchée. Cramponné à son fusil, l'on attendait, suppliant désespérément le ciel d'épargner sa vie. A chaque sifflement d'obus, l'on priait pour qu'il s'écrase dans le no man's land, loin, loin de la galerie. Ça n'en finirait jamais. Et les Boches continuaient à les mitrailler, le canon ne s'arrêtait pas, infatigable.
Guy ferma les yeux lorsqu'un nuage de poussière les entoura, faisant tousser les hommes. Les rats eux-mêmes s'étaient terrés, affolés par l'apocalypse qui se déchaînait, et l'odeur pestilentielle des tranchées soulevait les cœurs. Le caporal à ses côtés trembla de tous ses membres, cela faisait un quart d'heure. Péniblement, avec l'impression que le moindre mouvement allait le tuer -comme si les Boches allaient surprendre son geste et le viser-, l'aristocrate étendit à grand-peine le bras et broya l'épaule frêle qui portait l'uniforme. Le bonhomme sursauta, releva les yeux et marmonna quelque chose, couvert par le bruit du bombardement incessant. Guy baissa de nouveau les yeux et sa main gauche réfugiée dans la poche de son uniforme heurta le chapelet de buis que sa sœur lui avait offert le jour de sa première communion. Alors les grains s'enroulèrent autour de ses doigts sales et il pria âprement la Vierge, la seule qui pouvait l'aider. Au fond de la pochette, sur son cœur, une plume de son casoar tremblait au fil de sa respiration saccadée, mêlée à une photo de sa famille. Qu'ils ne l'oublient pas, qu'ils pensent à lui, perdu au fond de cette tranchée abominable, image de l'humanité rendue bestiale. C'est tout ce qu'il demandait.
Le canon cessa brusquement, et le monde se calma, comme essoufflé par cet accès de furie barbare. Les hommes relevèrent peu à peu la tête, quelques murmures heurtèrent le silence, intimidés. Les Boches pouvaient recommencer. Mais Guy comprit que c'était la fin et se redressa d'un coup.

—    A nous les hommes ! On y va !

Les soldats bondirent et l'échelle grinça, trembla sous le poids de ceux qui partaient mourir. Guy les suivit, mais fut tiré en arrière. Derrière lui, le caporal pleurait, ses mains blanches tremblantes autour de la crosse de son fusil. Guy comprit en un instant ce qui se passait.

—    Caporal faut y aller maintenant !

Il secouait la tête, paralysé par la terreur qui courait dans ses veines, se mélangeant à son sang. Il ne pouvait pas y aller. Le bruit des balles le faisait frémir, les hurlements des soldats touchés qui s'effondraient lui donnaient des nausées.

—    Baclier c'est un ordre !

—    Lieutenant... lieutenant j'peux pas. J'peux pas !! rugit-il, pris de folie.

Le cœur de Guy se serra et il hocha la tête. Mais, une main sur un barreau de l'échelle, il tenta une dernière fois :

—    Baclier, si vous n'y allez pas, vous serez fusillé.

Mais le caporal, vingt ans à peine, n'entendait plus rien. Il regarda son supérieur sans le voir et, pris d'une nausée qui le secoua tout entier, il vomit brusquement. Guy se résigna. Il ne pouvait pas. Et la sanction de l'état-major ne servait à rien. Ils couraient à la mort, ce n'était pas un colonel ou un général qui les feraient avancer.

—    Restez ici caporal, et attendez-moi.

L'autre releva la tête, l'air effaré, mais le lieutenant avait déjà bondi en direction de la tranchée ennemie. Il était temps de suivre ses hommes. Ils se dessinaient au loin, cibles mouvantes. Beaucoup étaient tombés dans leur course. Sur cette terre, plus un arbre, plus un souffle d'herbe. Le sol était criblé par des milliers et des milliers de trous d'obus qui se rejoignaient, immense cratère sur lequel ils couraient. Il n'y avait plus rien, plus de barbelés, plus de défenses, seuls des hommes qui s'entretuaient. Il fallait courir, courir et viser, viser et tirer en même temps. Survivre aussi. Il fit trois immenses pas, visa un casque à pointe qui se devinait dans la fumée des tirs. Il était proche et se frayait un chemin à travers les cadavres de ses soldats morts, hier ou aujourd'hui. Peu importait. Il ne sentait plus rien. La peur s'était évanoui, la vision de ceux qu'il aimait avait disparu... Les balles l'électrisaient, faisaient sursauter son cœur et rendaient son esprit plus vif encore. Survivre. Il fallait survivre !
Au sol, des soldats français -ou allemands, il ne voyait plus- hurlaient de douleur. La neige avait commencé à tomber, doucement, silencieusement, et le monde devenait plus absurde qu'il ne l'était déjà, sanglant sous ce manteau blanc. L'on ne comprenait plus rien à ce qui se passait. Un obus éclata et le jeune homme se jeta au sol, le souffle court heurtant le sol retourné mille fois. Les entrailles de la terre se dévoilaient sous son nez, meurtries par ce conflit. Les Français tombaient comme des mouches, les Allemands visaient bien.
Une ombre se dressa devant lui et un haut-le-cœur le secoua. Un Boche levait son arme, le doigt sur la détente. Il fut plus rapide, et le coup partit avant même qu'il n'en prît conscience ; l'instinct de survie les guidait tous, et il n'obéissait plus qu'à cet appel primitif venu du fond de ses tripes. Il ne mourrait pas aujourd'hui. Pas aujourd'hui !

**********

Ils rentrèrent en débandade dans leur tranchée, tombant les uns sur les autres et s'insultant pêle-mêle. Les Allemands gagnaient encore une fois et les Français qui restaient s'étaient repliés rapidement, après un quart d'heure de combat. Le no man's land avait encore une fois fait des ravages, cette course était comme toujours meurtrière. A l'abri dans leurs galeries souterraines, les Fritz ricanaient, ils leur semblaient les entendre. Selès leva un poing rageur dans leur direction, et rentra brusquement dans la tranchée dès qu'une balle siffla un peu trop près de ses oreilles.
Un lourd silence de mort tomba alors ; chacun regardait les autres, tentant de retrouver un camarade, un visage ami. On se cherchait, se comptait, on dressait mentalement une liste de ceux tombés aujourd'hui.
Guy enleva son casque, s'essuya le front avec la manche de son uniforme crasseux, et se laissa tomber sur la terre que recouvrait désormais une fine pellicule de neige. C'était une défaite, une de plus. Il n'osait pas compter les morts, il n'en avait pas le courage. Pas maintenant. Plus tard.
Son regard se releva et heurta celui du caporal. Accroupi contre le mur, les mains sur ses oreilles, il se balançait d'avant en arrière, sourd et indifférent au monde. Il n'avait pas bougé de sa place. Alors Guy se traîna péniblement jusqu'à lui, écrasé par la fatigue qui pesait sur ses épaules depuis plusieurs semaines, et sa main s'abattit lourdement sur le genou de son soldat qui sursauta. Ils étaient tous à fleur de peau. Entendre le combat depuis la tranchée n'était guère mieux.

—    On va se reposer, murmura Guy, la bouche pâteuse. On va... se reposer.

Selès hocha la tête, imité par le caporal après un temps d'hésitation, et chaque homme s'affala à même le sol, prêt à dormir.

—    Maurocque, tu prends ton tour de garde, Fénier, tu le remplaces dans une heure, eut encore le courage de lancer l'officier -et ses hommes acquiescèrent, obéissants.

Il ferma les yeux. Veiller, il devait veiller avec ses deux soldats. Il devait montrer l'exemple et ne pas se reposer quand ses hommes les protégeaient...
Ses yeux papillotèrent puis se fermèrent, et le jeune homme épuisé sombra dans une torpeur bienvenue. Le sommeil l'emportait loin de cette folie qu'il vivait depuis quatre mois.

Ce fut un rat grignotant sa botte qui le réveilla une heure plus tard. Dans un sursaute de dégoût, il se redressa et la bête fuit de ses quatre pattes dans un glissement apeuré. Ce n'était pas un cadavre, pas encore.
Son sergent siffla et il tourna la tête. En face de lui, le caporal Baclier était toujours endormi, bras croisés, la terreur inscrite sur son visage enfantin. La gorge du lieutenant se serra ; combien étaient-ils en France à mentir sur leur âge pour s'engager dans ce qu'ils pensaient être une guerre glorieuse, avant de se retrouver cernés par les immondices, les excréments et les rats gros et poilus ? La désillusion était le lot de tous.

—    Mon lieutenant, ils n'ont pas bougé en face.

—    Ils doivent être comme nous, marmonna Guy, à panser leurs plaies.

—    On en a tué pas mal.

—    On en a perdu plus, rétorqua-t-il d'une voix sèche.

Selès se tut et Guy chercha dans une poche une cigarette. Il n'en pouvait plus. D'une main tremblante, il craqua une allumette tordue et protégea la flamme le temps d'allumer sa clope. C'était le cadeau de l'armée à ses soldats, un paquet de cigarettes, un morceau de fromage et une rasade de pinard par jour. Le Saint Pinard. On tenait le coup grâce à ça, c'était l'idée des généraux. On tenait grâce à du fromage piquant et de la piquette face aux canons de 75. Quelle ironie. L'état-major était fou. Mais on s'y raccrochait. On n'avait pas le choix.

—    Mon lieutenant... hasarda Selès.

—    Quoi ?

Le ton était rien moins qu'aimable. Guy ne demandait qu'une chose, que tout cela cesse. Qu'ils arrêtent enfin cette guerre et que les armes se taisent. La moindre détonation de shrapnells le faisait sursauter. Il en suait.

—    Votre lettre... Je l'ai trouvée par terre. Elle a dû voler hors de votre poche au moment de l'assaut.

Le papier blanc jurait avec la main sale qui la tenait. Guy la contempla longuement puis s'en empara doucement et l'ouvrit. Il avait besoin de relire ses mots, comme si les voir la ferait apparaître à ses côtés. Que faisait-elle en ce moment ? Elle avait trouvé un emploi dans une mercerie de la rue de Choiseul, c'est ce qu'elle lui avait expliqué. Il l'imaginait sans peine coudre, broder, piquer le tissu de son aiguille. Les cheveux blonds qui s'échappaient de son chignon -comme ce jour béni où il l'avait découverte dans sa cuisine, échevelée et riante- tombaient sûrement en spirales sur son travail. Dieu qu'il voulait la toucher, enrouler ses cheveux autour de son doigt, et l'embrasser. Lorsqu'il avait effleuré sa joue de ses lèvres, son corps tout entier s'était embrasé. Il n'avait jamais ressenti le besoin d'approcher les femmes, ces créatures de Dieu insondables et mystérieuses. Sa mère et sa sœur étaient ses modèles, Cécile une amie un peu encombrante. Mais elle... elle, il souhaitait la serrer contre lui, sentir son corps s'abandonner contre le sien et sa tête reposer sur son épaule, confiante et désarmée, enfin libérée de ces convenances. Il aurait abandonné titres et terres pour qu'elle cesse de les lui jeter à la figure comme elle le faisait depuis leur rencontre.

—    Mon lieutenant... Vous allez faire quoi pour Baclier ?

—    Je n'sais pas Selès, soupira-t-il, ramené dans cette tranchée qu'il haïssait. Je n'sais pas...

Le caporal dormait encore ; les dernières journées avaient été éprouvantes et il avait craqué. Personne ne l'en blâmait ici. Mais si l'état-major l'apprenait...

—    Vous allez faire un rapport ? insista Selès.

Il était le seul à se permettre cette familière insistance auprès de l'officier. Nul autre n'aurait osé lui poser la question. Mais Selès n'était pas n'importe qui.

—    Pas sur lui si c'est ce que vous voulez savoir. L'état-major ne serait pas capable d'entrer dans cette tranchée. Alors juger un bonhomme qui y est...

Le sergent opina du chef et songea brièvement que son lieutenant risquait pas mal de choses pour son soldat. Le caporal Baclier était un fou qui s'était engagé sur un coup de tête, il l'avait aussitôt deviné en le voyant arriver. Et ce gamin le payait aujourd'hui. Il l'entendait hurler chaque nuit, il fallait sans cesse qu'un homme le réveille d'une claque pour le faire cesser. Le lieutenant dormait dans une classe de l'école désaffectée avec deux autres officiers du front lorsqu'ils étaient relevés, et ne se doutait de rien.
Guy se redressa péniblement et replia la lettre qu'il rangea au fond de sa poche. Il allait la terminer, lui raconter d'autres choses. Il avait besoin de passer encore un peu de temps avec elle pour oublier ce qu'ils vivaient tous ici. Machinalement, il se gratta le crâne avant de grimacer. Les poux étaient une véritable calamité, il en avait attrapé dès son deuxième jour. Il y en avait dans sa veste, son pantalon, ses cheveux... Tout le monde en avait dans les tranchées, et de véritables chasses aux poux étaient faites lorsque l'assaut était annulé. Mais pour une bestiole attrapée, cent autres restaient sur le corps. Dans ces moments-là, il était content qu'elle ne le voie pas ainsi, rongé par les poux, enterré dans ce souterrain à ciel ouvert. Il ne fallait pas qu'elle voie l'état de décrépitude dans lequel il vivait au quotidien. Le refuge dans lequel il dormait lorsqu'il était avec ses hommes, la cagna, était sale, empuanti par des odeurs qu'il préférait ne pas identifier. Et sur une petite planche de bois qui surmontait sa paillasse, la photo de sa sœur était sur le point de tomber. Il la redressa avec une précaution qui contrastait dans ce décor de fin du monde, et se laissa tomber sur le drap. La boue avait taché ses affaires et il préférait ne pas regarder pour ne pas désespérer. Tout cela se terminerait un jour. Par la paix ou sa mort.
Il reprit sa plume et eut un brusque frisson glacial. Dieu qu'il mourait de froid ! Décembre et son souffre givré étaient désormais bien installés et les couvertures que distribuait l'armée ne suffisaient pas à réchauffer les corps endoloris. L'on gelait au fond des tranchées, et l'une des plus grandes peur des hommes était de mourir de froid dans la nuit pour être retrouvé au petit matin bleu. L'alcool ne réchauffait que quelques secondes et laissait au passage un goût âpre et amer au creux de la gorge. Personne n'avait jamais imaginé que l'on passerait l'hiver en guerre, et l'organisation militaire s'affolait face aux rapports alarmants des officiers. Il fallait trouver des solutions rapidement sous peine de voir le nombre de morts de froid exploser d'ici Noël.
Guy souffla péniblement sur ses mains pour tenter de les réchauffer, puis les frotta l'une contre l'autre et ressortit d'un pas lourd.

—    Les totos vous emmerdent encore mon lieutenant ?

Guy se figea net. Il avait recommencé à se gratter jusqu'au sang les cheveux sans s'en rendre compte. Les poux étaient décidément partout. Il faudrait encore organiser un épouillage en règle sous peine de ne plus avoir de peau.

—    C'qu'on s'caille, grogna Selès en soufflant sur ses mains presque bleues. J'ai jamais eu aussi froid.

—    Vous êtes de Bretagne pourtant, le taquina Guy.

Le sergent releva la tête et déclara fièrement :

—    Mais il fait souvent beau en Bretagne mon lieut'nant !

Le patriotisme breton. Malgré les efforts de la IIIe République qui avaient envoyé ses hussards noirs instruire sérieusement la population, certaines régions restaient fidèles à leur patois, et la Bretagne n'y échappait pas. Certains avaient du mal avec le français mais se révélaient capables de parler avec une aisance parfaite dans leur langue d'enfance. Selès était un des rares chanceux à parler les deux ; et il prenait la relève lorsqu'un jeune Breton arrivait, déboussolé et craintif, perdu et incapable de comprendre vraiment ce qui se passait.

—    Mon lieutenant, reprit le sous-officier, vous voulez pas que je vous coupe les cheveux ? Il serait temps, pour Noël.

La gorge de Guy se serra. Noël. Déjà.

—    On n'est que le 15, Selès. On a le temps.

—    Mon lieutenant... j'sais pas si on aura le droit de rentrer chez nous pour les fêtes. Ils vont pas demander aux Boches de rester là où ils sont pour trois jours.

Il ne verrait pas Saint-Loup de Naud cette année, pour la première fois de sa vie. Coincé dans ce trou à rats, face à un peuple qui pataugeait comme eux dans la boue, il ne pourrait qu'imaginer le réveillon dans la grande salle à manger, sa mère au bout de la table et ses neveux en train de lorgner les plats. Bérénice était toujours à la droite de son père et leur discussion endiablée sur tout et rien enflait peu à peu jusqu'à éclater dans un rire heureux. Son beau-frère, lui... près de ses enfants, face à lui, il expliquait chaque année comment son frère Rodolphe, installé aux États-Unis, développait son entreprise de cigares, cigarettes, pipes, et ce sans jamais lasser son auditoire. L'Amérique du Nord était un panier de rêves et fantasmes.

—    Il a dû faire fortune avec la guerre ce Rodolphe, marmonna-t-il en sortant une nouvelle cigarette de l'étui.

—    Comment mon lieutenant ?

—    Rien rien... D'accord Selès, coupez-moi les cheveux.

Ils s'installèrent dans le petit endroit réservé au sergent. Coiffeur de formation, tous les hommes passaient sous les mains expertes du sous-officier -l'on s'organisait comme on pouvait dans cette guerre qui durait trop-, et le sol enneigé était jonché de mèches de cheveux bigarrés. Le lieutenant s'assit sur le tabouret bringuebalant, fierté de l'ancien coiffeur, et le soldat sortit d'une trousse qui criait grâce des ciseaux et un peigne.

—    Mon lieutenant.

Il releva la tête. Face à lui, deux troupiers attendaient son attention, silencieusement respectueux. A côté d'eux, dansant d'un pied sur l'autre, le caporal Baclier fuyait son regard, mains dans le dos.

—    On n'aura pas d'autre assaut aujourd'hui...

—    Non soldat. On ne devrait pas.

—    Est-ce qu'on peut aller à l'arrière quelques heures ?

Le silence tomba aussitôt entre les hommes. Les mains crispées sur les genoux, un semblant de serviette sur les épaules et le sergent-coiffeur derrière, Guy regardait l'un après l'autre les trois combattants. Il n'y avait pas besoin de plus d'explications, il avait compris. Dès le début de la guerre, des filles avaient suivi les régiments et bataillons, prêtes à réconforter les soldats contre quelques sous. Et quelquefois, souvent, certains s'échappaient quelques heures des tranchées pour se réfugier dans les bras d'une prostituée. L'état-major fermait les yeux sur ces allées-venues et lui-même ne pouvait rien dire. Après tout, ces prostituées, parées de tous les vices aux yeux de la société, étaient les seules présentes pour écouter les récits des soldats. Installées dans les villages tout près du front, elles vivaient elles aussi les bombes, les obus, la musique comme on l'appelait ici. On rendait visite à ces femmes, troupiers et officiers, pour oublier quelques temps la misère dans laquelle on vivait, pour éclipser le temps d'une étreinte sordide la mort qui les attendait au tournant. Les maladies sexuelles explosaient depuis août et les médecins militaires tiraient la sonnette d'alarme, en vain. Les filles de joie ne devaient pas être ici, et ne l'étaient pas officiellement. Aussi taisait-on ces fréquentations rapides et bestiales, seul instant de bref répit dans la tourmente.

Le cœur de l'officier se serra, pris d'une espèce de dégoût nauséeux. C'était un aspect de la guerre qu'il n'avait jamais soupçonné, et pourtant, ce lien entre soldat et fille de joie existait depuis toujours. Son père en 1870 avait sûrement connu cela -et si sa mère l'avait su, elle avait toujours pudiquement fermé les yeux. Alors pourquoi cela le troublait-il autant ? Il vivait comme eux, au milieu d'un enfer qui ne s'arrêtait jamais. Même lorsqu'ils étaient repliés à l'arrière, ils entendaient le bruit des canons et le sifflement des obus qui tuaient –ce bruit hantait ses nuits.

—    Mon lieutenant ? hasarda un des trois soldats.

Il sursauta. Cet homme de trente ans, plus vieux que lui -mais n'avait-il pas pris cent ans depuis son arrivée ?- avait probablement une femme et des enfants chez lui, en Auvergne s'il se souvenait bien. Et lui... lui n'avait personne.
Un visage s'imposa aussitôt à lui. Elle était son soutien -le savait-elle au moins ?- qui l'aidait à tenir, lui qui se sentait ballotté par les événements comme un navire dans la tempête. Il ne tenait pas grâce à sa foi qu'il perdait progressivement devant la boucherie inhumaine. C'était elle et sa pureté qui l'obligeait à rester droit dans ses bottes dans la bataille ; elle veillait sur son idéal vacillant dans l'horreur.

—    Entendu les gars, vous pouvez y aller. Soyez de retour dans une heure. Ou vous mangerez froid.

Ils hochèrent tous la tête, ravis de sortir des tranchées. Prosnes les accueillerait et ils se perdraient dans les bras des prostituées -elles étaient venues pour ça.
Le regard de Guy croisa celui du caporal Baclier, vague et fuyant. Le jeune Alsacien était rouge, suant, mal à l'aise. Son officier sourit de commisération puis baissa la tête, laissant le peigne du sergent Selès s'activer sur quelques mèches récalcitrantes.

—    Vous voulez pas v'nir avec nous mon lieutenant ? hasarda un soldat, à moitié tourné vers le village qui se dessinait à quelques centaines de mètres.

—    Non soldat, ça ira. Allez-y.

Il n'insista pas. L'honneur du lieutenant n'était plus à prouver, et chacun savait qu'il ne fréquenterait pas ces maisons-closes infâmes.

—    Vous y êtes déjà allé Selès ? demanda-t-il au bout d'un long silence troublé par ses pensées qui s'entrechoquaient dans sa tête.

—    Une fois mon lieutenant. L'endroit est infâme. J'y remettrai pas les pieds. Et puis la fille était sale.

Guy ne poursuivit pas la conversation. C'était inutile. Mieux valait se tourner vers le château familial et celle qui attendait, là-bas à Paris. Il aurait aimé qu'elle revienne chez lui, en sécurité dans sa demeure. Il aurait été plus serein. Mais la demoiselle de ses pensées n'abandonnerait jamais sa propre famille, ni son cher grand-père ni ce Victor qu'il n'avait jamais vu mais détestait cordialement. Il devinait une complicité entre ces deux êtres que son cœur incertain n'appréciait pas.

—    Vous saviez que les troupes coloniales sont rentrées dans des camps, à l'arrière ? demanda brusquement le sergent en regardant au loin. Ils ont trop froid, plus que nous d'après l'état-major, ils résistent moins bien. Alors pendant l'hiver, ils s'en vont.

—    Pas chez eux Selès.

—    Ah non, pas chez eux. C'est trop loin. Déjà que sur cinq jours de permission, on en perd deux à faire la route. A quoi ils pensent les généraux, hein ? On va mourir ici et eux boiront du champagne sur nos cadavres.

—    C'est Noël qui vous met dans cet état ? releva Guy, railleur pour dissimuler l'inquiétude que ces propos soulevaient en lui.

—    Pardon mon lieut'nant, grommela le sous-officier. C'est juste... j'ai une femme enceinte à la maison. Et la grossesse s'annonce pas bien vous savez.

Guy hocha la tête. La nuit tombait, il était temps de reprendre leur rôle de soldats. Son aide de camp s'éloigna, probablement pour ranger quelques affaires avant de rejoindre ses camarades, et le jeune aristocrate s'étira, las de tout. Encore une autre veille. Ils seraient bientôt à l'arrière, et chacun dormirait tout son soûl, troublés malgré tout par les sifflements des armes qui ne cessaient jamais réellement.
Un petit coup d'œil par-dessus le talus surmonté de matériaux divers pour se protéger, plus par acquit de conscience que pour réellement espionner les agissements d'en face. Les Allemands étaient solidement enracinés, embusqués dans leur position.

—    Mon lieutenant...

Il sursauta, le cœur battant. Enterré dans cette tranchée, il était sans cesse sur le qui-vive, presque aux abois, terrorisé par l'ennemi en face et leurs balles qui déchiraient l'air dans un bourdonnement affolant. A chaque bruissement, il ressentait l'atroce douleur d'août ronger ses entrailles. Il revivait cet instant chaque nuit dans ses cauchemars, mêlé à ce qu'il vivait depuis plus d'un mois.
Face à lui, le caporal Baclier le regardait, manifestement déconcerté. Son officier tremblait, une main sur le cœur, essoufflé comme s'il avait couru cent mètres. Il regardait au loin depuis une bonne demi-heure sans bouger, sans même cligner des yeux. Les soldats n'avaient pas osé le déranger, un peu craintifs devant cette immobilité.

—    Mon lieutenant... répéta-t-il lentement, apeuré.

—    Ça va, ça va Baclier... Juste un instant de frayeur.

Le caporal songea un instant que son supérieur était à bout, comme tout le monde. Pour la première fois depuis son arrivée, il le voyait comme un homme, un qui pouvait avoir peur quand la musique des bombardements s'élevait, lorsqu'il fallait monter à l'assaut ou que les autres s'écroulaient sans jamais se redresser.

—    J'voulais juste vous dire... on est revenus.

Guy hocha la tête et regarda son soldat. Il était toujours aussi gêné qu'une heure plus tôt. Il craignait manifestement une remontrance.

—    Caporal, je ne vous juge pas.

—    Mon lieutenant... ?

—    Vous n'avez pas à me rendre des comptes sur ce que vous faites là-bas, avec ces femmes.

Sur le visage du caporal, plusieurs sentiments confus se mêlaient. La reconnaissance le disputait à l'incompréhension sur ce visage marqué par les privations et la terreur.

—    Mais mon lieutenant... ce n'est pas bien n'est-ce pas ?

Guy souffla, les yeux baissés. Comment lui faire comprendre que le mal et le bien s'effaçaient ici, chamboulés, détruits par ce chaos enfanté par les folles pensées des hommes ?

—    Je ne vous jette pas la pierre Baclier. Moralement, c'est peut-être inacceptable, et la bonne société vous jugerait. Mais la bonne société n'est pas là. Ce que vous faites ici, vous battre et survivre, peu de gens pourraient le faire.

Baclier eut un sourire gêné, mais s'assombrit aussitôt, comme frappé par le souvenir de la matinée.

—    Et mon lieutenant... pour ce matin...

Il releva la tête et entraperçut dans l'obscurité l'ombre d'un sourire rassurant.

—    Il ne s'est rien passé ce matin caporal. Dans deux jours, on sera de nouveau à l'arrière, et on se reposera. Vous êtes brave, n'en doutez pas.

—    Merci mon lieutenant...

—    Ne me faites pas mentir caporal. Et soyez avec nous la prochaine fois. On y va tous ensemble, quelle que soit l'issue.

Le gars de vingt ans sourit courageusement, acquiesça puis s'éclipsa, peu désireux de rester sur le souvenir glauque de ce matin. Il serait présent demain, cette nuit, maintenant, avec ses camarades de guerre.
Guy soupira de plus belle et leva les yeux vers la voûte étoilée qui se dessinait insensiblement au gré des étoiles scintillantes. Où était-elle en ce moment, que faisait-elle ? Si tout se passait bien, il recevrait bientôt une lettre. Et son cœur battit un peu plus fort, sa prière s'envola dans la nuit sombre. Qu'elle aille bien et soit en sécurité, heureuse surtout, c'est tout ce qu'il demandait pour Noël.

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