25. Coup de Choc

Je n'ai pas pu relire ce chapitre, sorry ! Bonne lecture !

28 octobre 1914, Paris

La librairie vit passer le facteur le cœur serré et il sembla que le temps cessait de s'écouler jusqu'à ce qu'il dépasse la petite boutique de son même pas mal assuré. Alors l'on respira et Madeleine reprit sa couture. Papet se replongea dans ses comptes avec sa mine de papier mâché, et même Victor se remit à siffloter le petit air entraînant qu'il appréciait tant depuis quelques jours. Le comte avait demandé à sa mère de faire suivre à la petite Parisienne chaque nouvelle qu'elle jugerait importante –et la comtesse avait envoyé à la demoiselle un petit mot affectueux pour l'assurer de son soutien. Dans un sens, Madeleine avait apprécié le geste, signe qu'il se doutait de ce qu'elle vivait au jour le jour. Mais la peur était revenue ; il n'y aurait pas de cachet officiel pour les mettre sur la voie cette fois-là. Allons. Ce ne serait pas pour aujourd'hui.
Le jeune boiteux cracha encore une fois sur les vieilles bottes qu'il traînait depuis au moins cinq ans et les lustra de plus belle. Derrière lui, Hugues Delorme l'observa un instant silencieusement, puis recommença son addition en secouant la tête. Son protégé n'avait rien compris à ce qu'impliquait l'engagement. Après la mort de ses parents -il avait mené son enquête-, le Victor de dix ans avait erré dans un Paris hostile aux gamins des rues, se jetant un jour glacial sous les roues d'un cabriolet pour échapper à un maquereau amateur d'enfants. Laissé pour mort sur les pavés qui recueillaient précieusement son sang, abandonné de tous et soigneusement évité par les passants qui détournaient la tête, le garçon était peu à peu tombé dans une inconscience bienheureuse dont il ne serait jamais sorti s'il ne l'avait pas trouvé. Madeleine n'était pas là –et heureusement, songea le vieux libraire en y repensant, ç'avait été affreux à voir. Il l'avait récupéré, ramené à la librairie, puis soigné là, sur la table de la cuisine. La petiote était chez une amie alors, si sa mémoire était bonne. En rentrant, elle avait cru que son cadeau de Noël serait un frère. Il n'avait pas eu le courage de la détromper. Et Victor était resté avec eux, prenant un nom commun à tous ceux qui avaient perdu le leur, Martin. Le pied-bot, conséquence de ce drame et rappel permanent pour le jeune homme, avait été comme le prix à payer pour vivre ici.
Il n'était pourtant pas désagréable à regarder, songea brièvement Papet. Il était même joli garçon, et si les filles se détournaient de lui avec une moue déçue, elles s'arrêtaient volontiers tant qu'il était immobile. Sa démarche claudicante suffisait à l'envelopper d'une aura repoussante, et il en souffrait, lui le boiteux clopinant tant bien que mal dans un Paris toujours trop grand pour son pauvre pied déformé. Avait-il déjà songé à prendre femme ? se demanda son protecteur, les yeux rivés sur des chiffres qu'il ne voyait plus. Le pauvret aurait bien du mal, à moins de trouver celle qui ne s'attacherait jamais à sa difformité et l'aimerait sans lui coller cet adjectif qu'il haïssait tant. Faible. Victor détestait une seule chose dans sa différence, son apparence d'être plus faible que les autres.
Il releva la tête et surprit le soir qui tombait au-dehors. La journée passait si vite désormais. L'attente d'une lettre, la lecture des journaux pour s'informer des dernières avancées françaises, et les nouvelles sur les colonnes Morris... tout s'était centré autour de la guerre et si la vie continuait, elle avait pris ce goût morne de l'attente de la moindre information, bonne ou mauvaise. Et les blessés continuaient à revenir du front, traumatisés, à moitié fou, et les autres continuaient à partir, mobilisés ou volontaires. Il fallait se défendre contre les Allemands qui progressaient chaque jour un peu plus. On avait réussi à les stopper, la bataille de la Marne en septembre avait été la victoire tant désirée, mais les familles l'avaient payée cher. Encore une fois. La fatalité était peu à peu acceptée et les civils à l'arrière se résignaient à attendre. La vie continuait, les bonheurs devaient l'être aussi.

Une musique s'éleva dans la rue, près du music-hall qui avait finalement rouvert ses portes trois jours plus tôt après un vif combat ; l'interdiction de tout attroupement et activité nocturne éclairée avait suscité une vague de protestations, l'on voulait vivre pour oublier les bombardements, les blessés, les restrictions et les avions qui passaient dans le ciel, toujours si menaçants. Victor fredonna à la suite de la trompette qui s'élevait. C'était un tango s'il se souvenait bien, rappel des jours heureux. Que cela lui semblait loin, ce temps béni d'un Paris illuminé. Les concerts, théâtres, opéras et cabarets avaient pour la plupart rouvert, mais ce n'était plus la même ambiance. Les absents symbolisaient la rupture avec le temps d'avant, le temps d'avant août, si proche mais si lointain. Le jeune homme savait bien qu'il idéalisait le passé mais, face à ce qu'ils vivaient tous aujourd'hui, face à sa sœur qui devenait un peu plus pâle à chaque fois, il n'avait d'autre solution que de sublimer ses souvenirs. Qui l'en aurait blâmé ?

—    Moineau, viens ! s'exclama-t-il brusquement.

Elle releva les yeux du châle qu'elle ornementait d'une fleur de lys, commande d'une cliente qui ne se souciait pas de la guerre.

—    Quoi ?

Il tendit les mains vers elle et la jeune fille fronça les sourcils, perdue. La musique continuait à répandre dans la pièce ses notes enjouées. Ils jouaient drôlement fort. Tant mieux. Ce soir, il avait une brusque envie d'être heureux, d'oublier l'au-dehors.

—    Viens, insista-t-il.

Elle attrapa sa main et il l'entraîna près de la fenêtre. Ce soir, ils seraient heureux. Il l'avait décidé. Il la fit tournoyer et l'attira vers lui, son bras enserrant sa taille.

—    Non Victor, demanda-t-elle lorsqu'elle comprit.

—    Si si.

—    Pas ce soir s'il te plaît.

—    Moineau, répliqua-t-il simplement en la regardant les yeux dans les yeux, si nous sommes malheureux parce nos proches sont là-bas et que nous souffrons... alors nous avons déjà perdu.

—    Mais...

—    Sois heureuse Moineau. Savoure les moments de joie. Je t'en prie.

Ces mots résonnèrent étrangement à son oreille. Qu'avait-il dit avant de s'engouffrer dans ce train ? Elle devait profiter des moments de joie qu'elle trouverait. Pour lui. Pour qu'il tienne.
Elle répondit instinctivement au pas de tango que Victor amorça et il sourit. Sans savoir pourquoi, une étincelle venait d'éclairer son regard morne. Il souhaitait en être la cause, il le voulait désespérément. Il la rendrait heureuse, ce soir et jusqu'à ce que ces malheurs se terminent. Et après... lorsque la vie aurait repris, que les gars seraient revenus du front, alors ils auraient le reste du temps pour songer à plus, s'engager plus en avant, et lui demander si elle voulait le suivre sur le chemin tortueux dont il rêvait.
Ils dansaient ensemble depuis qu'ils étaient petits ; combien de fois le salon d'en-haut avait-il vu deux bambins glisser sur un parquet un peu trop bien ciré ? Hugues Delorme leur avait appris quelques pas et malgré son pied-bot, Victor se débrouillait. Son bras ferme retenait avec assurance sa partenaire et la guidait sur les notes de musique enjouées. Madeleine sourit puis laissa échapper un bref éclat de rire, et son grand-père releva la tête, amusé. Les soucis s'envolaient avec l'air enjoué -un tango ?-, et la fatigue qui paralysait peu à peu son pauvre corps usé par la vie et les privations s'évanouissait face à la si belle image qu'il voyait là. Le jeune boiteux se lança dans une série de pas complexe, manqua de tomber et son air pataud fit rire aux éclats la demoiselle qui battit des mains en cadence. Ce n'était plus un tango, on dansait sans règles, pour le plaisir de se perdre dans le bonheur familial aux dépends des malheurs et des peines qui attendaient, tapis derrière la porte, prêts à surgir.
Ils se séparèrent finalement et les yeux de Madeleine brillèrent pour de bon. Elle se pencha, embrassa de bon cœur la joue qui s'offrait, et Victor sourit de fierté. Il salua de façon grotesque, et Papet eut l'air quelques secondes plus apaisé. Il était pâle dans l'obscurité, et la lumière un peu blafarde du lampadaire au-dehors soulignait son teint presque maladif. Le cœur de sa petite-fille se serra et, brusquement, elle eut peur. Peur qu'on le lui arrache, qu'il disparaisse comme il l'avait prédit au tout début de la guerre. Spontanément, comme pour conjurer sa frayeur, elle l'enlaça et déposa un tendre baiser sur sa joue rugueuse.

—    Je vous aime Papet.

Une sirène retentit et Victor se redressa, le regard pétillant. Les avions allemands se préparaient à survoler la capitale.

—    Tu viens Moineau ? On va assister au spectacle.

—    Vous ne devriez pas ! s'exclama le vieux libraire, les yeux écarquillés. C'est dangereux les enfants !

—    Allons Papet, ils visent toujours au même endroit et ne lâchent presque plus rien désormais. Je vous assure que nous ne risquons rien.

Les deux jeunes gens arrachèrent à la hâte leurs manteaux de la patère sur pied et s'engouffrèrent au-dehors. Il faisait froid désormais dans les rues de Paris, et les maladies se déchaînaient contre les corps harassés de fatigue. Les privations avaient leur lot de victimes.

—    N'y allez pas... murmura Hugues Delorme, un éclair de terreur dans les yeux.

La porte se ferma lentement, la clochette émit ce petit bruit caractéristique, et il se laissa retomber dans son fauteuil, accablé. Ils ne l'écoutaient plus.
Dans la rue, Victor attrapa la main de Madeleine, la glissa dans la poche de sa veste et son pouce effleura avec tendresse la peau douce. Dans la lumière un peu aveuglante des lampadaires, elle paraissait plus pâle que d'habitude. Mais se dégageait d'elle une force déterminée venue d'il ne savait où. Son chignon était strict, lui donnant un air plus vieux, et elle fronçait régulièrement les sourcils, toujours prise par un souci. Elle portait la maison depuis son retour brutal et inexpliqué, en juin. Et si les cernes s'étiolaient sous ses yeux bleus, si à la fin de la journée, elle se taisait rapidement, exténuée par la charge qui faisait ployer ses frêles épaules, elle maintenait le cap, souriante toute la journée dès qu'il fallait passer devant Papet ou bien avoir l'air serein.

—    Dis-moi Moineau... chuchota-t-il soudain, alors que les passants se dirigeaient vers la place de la République, ou filaient au contraire se terrer chez eux. As-tu juré d'être une héroïne ?

Elle releva les yeux, interloquée, puis comprit et sourit malicieusement. Elle avait réellement changé, constata-t-il avec surprise. Son côté timide et parfois gauche cédait progressivement la place à un caractère plus affirmé, plus intrépide et résolu. Elle se battait hardiment, intraitable sur certains points.

—    Simplement de vivre, répondit-elle au bout de quelques minutes passées à regarder en l'air dans l'espoir d'apercevoir l'aile d'un avion.

—    A lui c'est ça ?

Et le regard du boiteux s'assombrit. Qui était-il cet homme pour venir s'emparer de sa sœur de cœur sans considérations envers lui, sa famille ? Et monsieur Delorme, pourquoi ne réagissait-il donc pas ? Ne réalisait-il pas combien sa petite-fille souffrait à cause de cet inconnu ?

—    Ton grand-père est au courant ? demanda-t-il finalement, l'air mauvais.

—    Je ne lui ai jamais rien caché Victor.

—    Et l'histoire des jumeaux ? Lui as-tu raconté sa lettre déchirée ?

Madeleine se tut ; le jeune homme sentit l'âcre poison de la jalousie dévorer ses entrailles et se força à rester silencieux. Elle comprendrait seule.

—    Il vaut mieux ne rien lui dire. Les jumeaux se sont montrés adorables, et Papet est bien trop faible actuellement pour entendre des histoires sordides et sans importance.

—    Je ne savais pas que la robe de tes dix-neuf ans était sans importance.

—    Vas-tu te taire ? lança-t-elle, soudain impatiente à l'évocation des crimes de ceux qu'elle chérissait tant.

Il ouvrit la bouche, stupéfait par son ton, puis la referma, plus taciturne que jamais. Elle avait en effet changé, trop. Et il se doutait de la cause de tous ces bouleversements qu'il abhorrait. Madeleine retira sa main, remit nerveusement une mèche derrière l'oreille, hâta le pas en direction de la place. C'était un des lieux de rassemblement de la foule lorsque des avions menaçaient de lâcher des bombes sur la ville. On vivait avec cette menace, la dissimuler ou feindre de ne jamais la voir ne taisait pas la peur qui macérait sournoisement dans les entrailles. Victor leva les yeux, les mains dans les poches, renfermé. Il avait espéré passer une fin de soirée -minuit approchait- en la compagnie de celle qu'il aimait le plus au monde, et voilà qu'à cause d'un bellâtre d'officier, elle le battait froid. Il ne l'avait jamais rencontré, ce Saint-Loup. Papet lui avait glissé deux mots admiratifs, et l'envie flamboyait depuis dans son âme, toujours désireuse de plus, de tout. Cet homme avait attiré l'attention de Madeleine, il était un nuisible à éliminer dans le cœur de la demoiselle. Il avait régné en maître dessus bien trop longtemps pour céder la place sans se battre avec hargne.

–       Regarde !

Le doigt pointé en direction d'une forme sombre qui se détachait du ciel noirâtre, Madeleine avait déjà oublié leur querelle et suivait des yeux l'avion, obnubilée par cet oiseau mécanique. La guerre avait accéléré la production d'avions, principalement de reconnaissance pour l'instant. Mais ces outils semblaient être l'une des clefs de la victoire future si l'on en croyait certains journalistes. Alors elle tentait d'entrapercevoir leur forme, leurs ailes, et suivait d'un œil presque enjoué leurs arabesques. Elle n'avait jamais été touchée par ces bombes qui détruisaient des pans entiers de Paris, elle refusait de croire à ce danger imminent pour maintenir un semblant de bulle autour de son petit monde.
Victor leva à son tour les yeux vers le ciel et se surprit à rêver. L'armée acceptait peut-être les inaptes dans les avions. Après tout, nul besoin de courir, de s'accroupir ou encore de porter une arme. Piloter cet engin fantasmagorique, voilà qui le faisait rêver.

—    Tu penses encore à t'engager hein ? murmura Madeleine en l'observant d'un air douloureux.

—    Mmmm.

—    Si tu passes devant un bureau de recrutement et que cette idée te reprend, pense à nous avant de commettre cette folie. Pense au vide que tu laisserais à mes côtés et à la terreur que je vivrais chaque jour, à t'imaginer dans ces tranchées boueuses ou bien dans ces avions de malheur.

—    Tranchées boueuses ? Comment sais-tu cela ? demanda-t-il, intrigué.

Madeleine rougit. Il était parti depuis un mois, et avait tenu parole. Les lettres arrivaient, au moins une par semaine. L'armée avait fini par remettre de l'ordre dans les services postiers entre le front et l'arrière, et les lettres arrivaient plus ou moins régulièrement.
Il n'eut pas besoin d'explications supplémentaires. Son visage s'assombrit de plus belle et il observa en silence la foule qui s'exclamait et riait à chaque apparence de pirouette de l'avion qui passait et repassait. Il ne larguerait rien ce soir.

—    Allons, rentrons. Il va bientôt partir. Et ton grand-père doit se faire du souci.

Elle acquiesça et le chemin fut long de rancœur, de non-dits âcres et de doutes qui taraudaient l'âme. Entre eux, l'ombre de l'absent planait, Victor le sentait bien. Mais Madeleine, perdue dans sa journée du lendemain, ne se souciait pas de ce qui croissait dans le cœur de son frère.

**********

3 novembre 1914

La veille avait décoré la semaine de tristes sentiments qui endeuillaient les cœurs. La fête des morts prenait une autre résonnance cette année, et l'on songeait à ceux qui étaient là-bas sur le front comme à ceux qui étaient partis pour de bon sans qu'on ait pu leur dire adieu. Paris était triste, et les lourds nuages noirs reflétaient l'affliction de la population.
Madeleine releva un instant les yeux de son travail de couture et grimaça devant les énormes gouttes de pluie qui s'écrasaient sur la vitrine de la librairie. Le nom Delorme qui s'étalait en lettres blanches sur la vitre était presque déformé vu de l'intérieur, meurtri par la pluie. Avec un soupir, elle se pencha de nouveau sur l'élégant gilet qu'elle confectionnait ; il était chaque semaine plus difficile d'acheter suffisamment de nourriture, chaque jour plus dur de survivre. On avait crié en août que tout cela ne durerait que trois mois, et voilà que novembre toquait à la porte. La femme qui l'employait avait réussi à conserver quelques clientes aisées qui ne désiraient qu'une chose, oublier la guerre et ses conséquences. Aussi les commandes s'enchaînaient-elles, sans souci de la dépense. Certains pouvaient continuer à s'offrir le plus coûteux, à elle d'en profiter.
Face à elle, Papet souffla à son tour et tenta de soulever un lourd traité d'astronomie. Qui se préoccupait encore de cette science mystérieuse aujourd'hui ? La guerre avait brutalement arraché à la société française cet élan intellectuel qui fleurissait, si prometteur, et les plus grands penseurs se retrouvaient sans avenir, beaucoup sur le front, à se battre aux côtés des plus pauvres, des moins cultivés. La défense du pays avait tout fait cesser.

—    Papet, laissez, je le ferai, finit-elle par intervenir, agacée du souffle saccadé qui brisait le silence.

—    Ranger ce pavé en haut de l'étagère ? Tu n'y penses pas Moineau, grogna le vieillard en s'épongeant le front avec son grand mouchoir à carreaux. C'est trop lourd pour toi.

—    C'est trop lourd pour vous aussi maintenant, répliqua-t-elle. Vous ne mangez plus que la moitié de votre repas, c'est sûrement lié.

Il se figea.

—    Tu l'as vu ?

—    Vous n'êtes pas discret. Vous essayez d'en mettre de côté pour nous, ou pour plus tard et...

—    Je veux être sûr que vous ayez assez à manger.

—    En vous affamant ?

La voix claqua, sèche. Elle était fatiguée des cachotteries de son grand-père, des sautes d'humeur de son frère. Elle avait parfois l'impression d'être seule face à ses soucis. Et lui qui était là-bas. Leurs lettres étaient d'humeur légère, non pas pour se tromper mutuellement sur la difficulté à vivre, mais pour se rassurer. Elle veillait à ne lui raconter que les événements gais de son quotidien, et lui tournait tout à la plaisanterie, même si la terreur se dessinait derrière les phrases élégantes. C'était comme un accord tacite entre eux ; elle lui décrivait la vie parisienne -et dissimulait sciemment les problèmes qui surgissaient toujours plus nombreux, toujours plus âpres-, et il lui expliquait ses journées, l'attente, les lettres qui rythmaient son temps, ses soldats qui étaient tout pour lui. Il ne lui confiait rien ou pas grand-chose sur les duretés de la vie dans les tranchées, et les familles voisines lui avaient confirmé ce silence ; les soldats ne pipaient mot de ce qu'ils subissaient et se tournaient vers leur famille pour oublier quelques minutes l'enfer où ils étaient plongés. Aussi, face à ce mutisme qui l'inquiétait davantage encore qu'une vérité crue, elle finissait les nerfs en pelote et la patience en miettes.

—    Madeleine, ne me parle pas ainsi, répondit Hugues Delorme en tentant de prendre un air sévère.

—    Papet, je suis fatiguée de vous surveiller pour vous empêcher de faire des bêtises. Ce n'est pas en refusant de manger que vous améliorerez les choses. Je vous assure que c'est votre refus d'être raisonnable qui me mine plus que le reste.

Le vieux libraire fit la moue puis baissa la tête. Quand était-elle devenue ce petit bout de femme autoritaire ? Dieu, qu'elle lui rappelait sa bru, cette femme qu'il n'avait réussi à apprécier qu'au terme d'une soirée où elle avait décidé de mettre les choses au point entre eux. Il ne méprisait pas ce côté impérieux, tous les Delorme -nés ou de cœur- l'avaient.

—    Entendu Madeleine, se résigna-t-il en renonçant à porter le traité d'astronomie, le dos douloureux, je te causerai moins de soucis. J'essaierai.

Madeleine sourit et la porte claqua violemment, les faisant tous deux sursauter. Mais ce n'était que Victor qui revenait d'on ne savait où. Les yeux brillants, les joues rouges et l'écharpe enroulée à la va-vite autour de son cou gracile, le jeune homme avait des taches de boue sur son manteau d'hiver, et était manifestement porteur d'une nouvelle mirobolante.

—    Devinez ce qui se passe ! lança-t-il, aussi joyeux que lorsque son protecteur lui avait acheté des bottes.

—    La guerre est finie ! s'exclama Madeleine.

Mais son cœur refusait d'y croire, et Victor secoua la tête comme pour confirmer son instinct.

—    Si seulement. Non, c'est autre chose.

Papet leva un œil soupçonneux vers le boiteux et se massa une nuque endolorie par l'effort avant d'articuler d'une voix pâteuse :

—    Tu as trouvé du travail à la mairie ? Tu en rêvais je crois.

—    Non non, mon travail à la Compagnie Générale des Omnibus me va. Enfin m'allait.

Alors sa famille eut un noir pressentiment et, relevant la tête dans le même mouvement inquiet, chuchota en chœur :

—    Victor... qu'as-tu fait ?

Le jeune homme prit le temps d'épousseter son pantalon d'une trace de poussière imaginaire, puis se redressa et lissa du plat de la main son manteau usé avant de déclarer, les yeux plantés dans ceux du vieil homme qui l'avait recueilli voilà une dizaine d'années :

—    Je me suis engagé.

Le silence de mort qui s'abattit contrasta étrangement avec les pleurs qui résonnaient dans la rue. Les Plotin à côté pleuraient leur fils mort voilà deux semaines, tué en Alsace. Ils avaient appris la nouvelle trois jours plus tôt.
Papet se dressa, blanc comme un linge, et murmura d'une voix d'outre-tombe, sa grosse patte tremblante posée sur le livre ancien :

—    Qu'as-tu fait Victor ? Qu'as-tu fait ?

Et cette phrase résonna dans la petite librairie de la rue Soufflot. Elle s'incrusta dans la pierre pour bruire encore un siècle plus tard. Lorsque l'on entre dans cette boutique parisienne, cette question bourdonne à nos oreilles, dernier vestige de ce moment maudit.
L'homme au pied-bot s'avança résolument, sa démarche brisée par cette claudication disgracieuse, et répéta fermement :

—    Je me suis engagé Papet. Je pars pour le front.

Ils se regardèrent en chien de faïence de longues secondes. Les mains sur les joues, les ongles labourant sa peau, Madeleine ne respirait plus. Des étoiles apparaissaient par intermittence devant ses yeux éblouis. Elle ne voyait plus rien et entendait comme à travers un brouillard les paroles déformées de son grand-père. Victor partait. Il s'était engagé, avait signé. Il finirait là-bas comme lui, à risquer sa vie. A mourir.

—    Comment... pu... ?! ... Pensé à...

—    Je l'ai... Il faut la pr...

—    En te faisant... Qui as-tu soudoyé... ?! Réponds ! Réponds !!

Les hurlements allaient crescendo, il lui semblait que tout Paris entendait la dispute entre son grand-père et Victor. Les deux hommes ne se préoccupaient plus d'elle et étaient prêts à en venir aux mains. Victor était rouge, les cheveux en bataille. Hugues Delorme était essoufflé et suant. Son mouchoir ne lui était plus d'aucune utilité, mais il continuait à éponger son front, vainement, comme si cet acte lui permettrait de revenir dans le passé effacer ce que son protégé avait fait.

—    Tu es... inconscient ! s'époumona-t-il encore une fois.

—    Monsieur Delorme, cela ne sert à rien ! rétorqua Victor, les poings serrés. Je...

—    Aaaah ! Aaaah...

Le vieil homme leva la main comme pour le conjurer de s'arrêter et trembla incoerciblement. Victor se tut, déboussolé, et Madeleine sortit de sa torpeur devant le silence soudain, s'avança.

—    Pa... papet ?

Il leva des yeux terrifiés vers elle, ouvrit la bouche et s'effondra sur le parquet ciré de sa librairie. Elle hurla et courut s'accroupir à ses côtés, cherchant désespérément à le retourner pour lui parler, l'aider.

—    Papet ! Papet, qu'y a-t-il ?! Papet répondez-moi !!

Victor resta les bras ballants, estomaqué, puis se ressaisit et se précipita pour aider la jeune fille. Le vieillard haletait, incapable de respirer, rouge et haletant. Il étouffait sous leurs yeux.

—    Victor ! rugit-elle en attrapant sa main. Aide-moi ! Aide-moi !!

Il balbutia, tenta de le soulever, dut y renoncer. Le libraire pesait un âne mort.

—    Va chercher un médecin ! s'écria-t-elle finalement, des larmes de rage et d'effroi roulant le long de son visage. Va chercher un médecin !!

Il voulut dire quelque chose, renonça et sortit en trombe, manquant de tomber dans sa précipitation. Le docteur Molin habitait à côté, il saurait lui. Madeleine resta seule près de son grand-père, sa petite main désespérément agrippée à la sienne.

—    Oh Papet, Papet !! Papet ne mourez pas, je vous en supplie ! Pas maintenant, pas aujourd'hui, jamais ! Pitié Papet, pitié !!

Seuls les yeux autrefois si doux du vieillard restaient encore vivants dans ce visage éteint. Sous ses yeux, Papet se mourait, frappé d'apoplexie.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top