24. (Sur)vivre

Madeleine fit face à ce regard sombre et trembla. Ses yeux étaient toujours gris, de ce gris insondable qui l'avait déstabilisée à chaque fois ; mais les paillettes dorées qu'elle aimait tant n'étaient plus là, anéanties. Il la sentit frémir et l'enlaça, faisant fi de soubresauts de son cœur. Son parfum léger l'enivra presque et il ferma les yeux, avide d'une étreinte éternelle. Autour d'eux, la fumée des locomotives s'emparait de la scène, rendant l'image brumeuse. Les passants eux-mêmes disparaissaient dans des volutes de brume grisâtre, brèves silhouettes fantomatiques perdues dans le panache de fumée des machines de fer. Elle s'accrocha à lui et murmura, le visage enfoui dans l'uniforme presque rigide :

—    Pourquoi... pourquoi cette lettre ?

Il garda le silence. Qu'aurait-il pu dire ? Il avait voulu qu'elle se détache de lui, qu'elle l'oublie, parce que lui-même était incapable de le faire. Et pourtant, qu'elle s'accroche ainsi apaisait sa douleur.

—    Je vous ai envoyé une lettre chaque jour, reprit-elle au bout d'un moment en levant les yeux vers lui. Mais ils m'ont dit que ça passait mal et...

Elle ne put continuer devant ce regard insondable. Qu'avait-il vu là-bas pour en revenir aussi marqué ? Et il y retournait déjà. Elle aurait voulu qu'il fuie, qu'il n'y aille pas. Pas encore, jamais.

—    Madeleine -et elle frémit ; il était de nouveau proche, à portée d'elle. Ce n'est pas de votre faute.

Elle fronça les sourcils, mais il se tut. Il n'en dirait pas plus, comprit-elle, et elle sentit la colère l'envahir. Eh quoi, devrait-elle se contenter de ça ? Un simple mot ?
Elle se détacha de lui et il aperçut la lueur orageuse dans ses yeux, surpris.

—    Madeleine écoutez. J'ai été blessé...

La colère fut balayée devant la peur dans les yeux bleus qui le fixaient et il se crispa. Il n'aurait pas dû le dire.

—    Je vais bien maintenant. Je vous le promets, insista-t-il en capturant sa main qu'elle lui abandonna.

—    Quand ?

—    Fin août. J'ai été rapatrié à Saint-Loup dès que j'ai été capable de marcher. Je ne voulais pas inquiéter ma mère.

—    Je ne le savais pas.

—    Je n'ai pas voulu le dire.

Elle le fixa de cet air mécontent qu'il n'avait jamais vu et il reprit presque précipitamment :

—    Je vous tiendrai au courant de tout désormais, je vous le promets.

—    Vous m'aviez déjà promis.

Il se tut, embarrassé. Il n'avait jamais été embarrassé par qui que ce soit, constata-t-il, sidéré.

—    En voiture !

Ils adressèrent le même coup d'œil agacé au chef de gare qui passait devant eux, le sifflet aux lèvres. Bruit strident. Premier coup de sifflet. Le train partirait bientôt. Durant un instant, ils avaient oublié sa destination. Et ce messager le leur rappelait brutalement.
Guy se retourna vers elle. Bras croisés, elle le fixait, sourcils toujours froncés.

—    Si vous ne me dites rien...

—    Je vous dirai tout, la coupa-t-il brusquement.

Il ne voulait pas parler du front. Pas maintenant. Il voulait effacer ce qu'il allait vivre dès demain.
Elle comprit ce qu'il pensait et s'adoucit. Il leur restait quelques minutes avant cet autre départ. Il l'attira de nouveau dans ses bras et elle ferma les yeux. Son eau de toilette lui avait manqué. Elle aurait pu se croire de retour à Saint-Loup de Naud, dans la bibliothèque ou sur les chemins de la région. Elle inspira pour s'imprégner de cette odeur qui l'obnubilait et il sourit.

—    Vous savez, j'ai cru que votre lettre était celle de l'Armée, reprit-elle. J'ai cru...

Il rit doucement.

—    L'Armée ne vous aurait pas prévenue Madeleine. Ils n'envoient une lettre qu'à la famille proche.

Elle écarquilla les yeux avant de comprendre sa bêtise, et rit de bon cœur avec lui. Elle avait cru devenir folle ce soir-là, mais cela lui semblait lointain. Il était bien là, en chair et en os. Et l'Armée ne la préviendrait jamais elle-même.

—    Faites attention monsieur le comte, reprit-elle, un peu plus apaisée. Si je ne reçois rien...

—    Je serai fidèle à ma promesse mademoiselle.

—    Merci.

Madeleine redressa les épaules, déterminée. Sa présence lui redonnait du courage, enfin après ce mois de doutes. Elle l'aurait suivi sur le front si elle avait pu. Mais Papet l'attendait... il avait besoin d'elle. Si seulement elle avait pu... si seulement ils n'avaient pas à se séparer encore une fois. Si seulement elle avait eu le droit de vivre ce qu'elle ne pouvait pas ressentir face à celui qui hantait ses pensées chaque jour. Dans ses yeux brilla la tristesse et il frémit devant cet appel muet. Sa main se posa doucement sur la sienne et ils se rapprochèrent tous deux, jeunes gens irrésistiblement attirés l'un par l'autre, hésitants sur le nom de ce qui les chamboulait silencieusement, peu à peu. Le souffle du Saint-Cyrien s'écrasa sur sa joue, et il dévora du regard ce visage qui s'offrait à lui, plus ému qu'il n'aurait pu le dire.

—    En voiture !

Le sifflet strident accompagna le dernier appel et ils sursautèrent, comme surpris en faute. Guy jeta un regard haineux au chef de gare qui s'empressa de s'éclipser, sifflet en main. Mieux valait ne pas déranger plus longtemps. L'officier se tourna lentement vers Madeleine, à regret. La réalité s'imposait à eux et la vie se chargeait de leur rappeler. Mais elle prit les choses en main et, refermant soigneusement le dernier bouton de la veste militaire, lissa de la paume l'uniforme rugueux, un sourire courageux aux lèvres.

—    Je vous attendrai monsieur le comte. Je vous le promets.

—    Guy, s'obstina-t-il.

Elle secoua la tête, têtue, et il soupira. Quand comprendrait-elle que les convenances n'avaient plus à se dresser entre eux ? Probablement jamais, songea-t-il alors qu'elle l'entraînait vers son compartiment, main dans la main. Elle semblait attachée coûte que coûte à cette hiérarchie dont il ne se souciait plus.

—    Madeleine, reprit-il alors que son compartiment se dressait devant eux. Promettez-moi une chose.

Trois pas plus loin, le chef de gare hésitait. Ce soldat semblait être un homme grognon au caractère houleux, mais le train n'attendrait pas indéfiniment. Il porta peu à peu le sifflet à ses lèvres et recula précipitamment lorsque Guy releva la tête. Le lieutenant revint à la demoiselle qui hantait ses nuits et sourit imperceptiblement. Ils avaient encore quelques secondes.

—    Je veux que vous viviez.

Elle écarquilla les yeux devant cette requête incongrue et ouvrit la bouche, prête à protester. Mais il reprit en s'emparant de sa main :

—    Il ne faut pas vous enterrer et attendre ce qui n'arrivera peut-être pas.

—    Je ne veux pas vous oublier, déclara-t-elle, résolument farouche –et il sentit son cœur s'emballer.

—    Je ne vous demande pas ça –pas encore, songea-t-il. Mais il faut que vous viviez, que vous soyez heureuse.

—    Comment être heureuse quand... ?!

—    Madeleine. Là-bas, je ne vivrai que pour vos lettres. S'il vous plaît, je pourrais passer un peu de temps avec vous, imaginer que nous sommes à Paris, aux Tuileries ou au Panthéon.

Elle comprit soudain. La vie devait continuer ici pour qu'il ait l'impression que rien n'avait changé à l'arrière. Et puisque sa mère ne devait jamais se douter de ce que son fils endurait, puisque les jumeaux avaient par trop souffert et se retrouvaient sans cesse face à une famille déchirée, c'était à elle de le soutenir et de l'accompagner là-bas, afin qu'il ait sans cesse en mémoire un peu du parc de Saint-Loup, quelques bribes de leurs conversations en tête, et au cœur le souvenir heureux d'un visage familier. Elle hocha la tête, un peu à contrecœur, et il rayonna de reconnaissance. Spontanément, dans un geste impulsif qu'il ne regretta jamais, il se pencha et ses lèvres effleurèrent la joue rose. Pas plus. Ce n'était pas le moment, pas à la va-vite, à la sauvette, en coup de vent. Il voulait plus, infiniment plus... Autre part qu'ici. Un sourire, un demi-tour et le soldat monta déjà dans le train, prompt. Il était temps d'en finir avec les promesses muettes et les doutes tus. La guerre l'appelait.

Madeleine resta longtemps le bras en l'air, sur la pointe des pieds pour apercevoir encore un peu ce train qui l'emportait. Puis, lentement, sa main retomba le long de son corps, et elle soupira, des larmes dans les yeux. Une nouvelle ère commençait, celle du courage silencieux à renouveler chaque jour. Il survivrait à ce qui se passait là-bas, elle le demanderait chaque soir. Et elle... elle veillerait sur tout son petit monde, brave pour lui.

**********

2 octobre 1914, Sept-Saulx, France

Guy descendit de son wagon, un peu ébloui par le soleil éclatant qui brillait au-dessus de lui, et resserra dans un frisson glacé son manteau autour de son corps. Le froid se faisait plus mordant de ce côté-ci de la France, et le lourd manteau réglementaire n'était pas de trop pour freiner les attaques de la brise mordante. Tout autour, les soldats s'activaient, se jetaient leurs besaces lourdes d'affaires militaires comme de sucreries des mères angoissées, et plaisantaient à qui mieux pour conjurer l'éclair de peur qui s'immisçait brusquement dans leurs regards. On n'avait peur de rien, le Fritz serait vaincu -pas tout de suite, on commençait à le comprendre-, mais la menace se faisait plus grande. Le bruit des canons de 105 et des shrapnells résonnaient au loin. Non, pas si loin que ça tout compte fait.

—    Mon lieutenant.

Il se retourna. Une voiture militaire rustique attendait, le moteur pétaradant de façon alarmiste. Au volant, un sergent que le jeune aristocrate ne connaissait que trop bien. Un large sourire éclaira son visage fermé et il sauta dans l'engin, son sac balancé à l'arrière sans souci. Le sous-officier lança la voiture et ils quittèrent le village où une cohue sans nom régnait. A cinq kilomètres, un autre village en proie à la guerre se dessinait. Le département avait été l'un des premiers à être envahi par les Allemands, et souffrait de la reconquête lente et pénible de l'armée française.

—    Bienvenue à Prosnes mon lieutenant. Ou du moins ce qu'il en reste, marmonna finalement le sergent.

—    Je vous ai connu plus optimiste Selès.

—    Mais je n'avais jamais mis les pieds ici mon lieutenant. En septembre, les habitants sont partis, les Allemands sont arrivés. Nous, on a débarqué le 13 et on les a chassés. Mais ces crevards se sont réfugiés dans les Monts, juste en face du village. On en voit quelques-uns depuis les tranchées. Ils tirent en l'air pour nous effrayer, souvent sur nous quand même.

—    Et mes gars sont là-bas ?

—    Oui mon lieutenant. Après Charleroi, ceux qui étaient encore debout ont été retapés vite fait, on a fait encore quelques escarmouches, des fameuses où on en a perdu pas mal, et puis on est partis à la Marne à pied. Plusieurs jours de marche.

—    C'était comment... ? demanda Guy, la gorge serrée à l'évocation des souffrances de ses hommes.

Le regard du sergent se fit grave et il prit son temps pour répondre, sérieux dans les souvenirs sanglants :

—    Ah mon lieutenant, c'était pas beau à voir. Sept jours de balles, d'obus, de morts... Il y en avait partout. Les obus nous pleuvaient dessus comme la pluie de là d'où j'viens. Ils étaient acharnés en face. Et nous... bah nous aussi mon lieutenant, que voulez-vous, c'était eux ou nous. Alors on y est allés, comme là-bas, à Charleroi. On a pensé à vous, parmi ceux qui restaient. On a imaginé le plumet blanc que vous aimez tant qui nous indiquait le chemin.

—    Il y a des nouvelles recrues ?

—    Fallait ben compenser les pertes de cet été. Entre nous mon lieutenant, j'crois qu'ils nous envoient au casse-pipe sans réfléchir. Y doivent se dire qu'ils ont assez de soldats pour tout envoyer quand ça leur chante.

—    Dites pas ça Selès, marmonna Guy en songeant qu'au contraire, son sergent n'avait sûrement pas tout à fait tort.

—    J'y peux rien mon lieutenant. Les hommes sont pas loin de penser la même chose vous savez. Je fais comme ce que je pense que vous devez dire, je dis que c'est pas vrai, mais enfin... ils le voudraient qu'ils s'y prendraient pas autrement, non ?

Guy resta silencieux et le sergent Selès aborda un virage sec la mine froncée. Le vent les gifla de nouveau, féroce.

—    Et finalement, ce qui restait du 50e, ils l'ont envoyé ici.

—    On est combien à avoir vécu Charleroi ?

—    Une dizaine... ? Il n'en restait pas beaucoup fin août, et la Marne a fini d'achever ceux qui restaient.

—    Ils sont au courant que j'arrive ?

—    Mon lieutenant, répondit Selès, le regard lourd de reproches. Ils voulaient venir avec moi mais fallait tenir la position pas vrai.

La gorge de Guy se serra de nouveau, d'émotion. Auprès de ses hommes du 50e, il se sentait bien. Face à l'enfer, il n'était pas seul, et ne le réalisait que maintenant.

—    Merci Selès.

—    De rien mon lieutenant. J'avais peur que vous ne vous en tiriez pas en Belgique. Ç'aurait d'ailleurs p'têt été mieux que vous soyez réformé. Vous seriez pas là, à Prosnes.

Le village se découvrit alors sous ses yeux ébahis et Guy retint un hoquet de stupeur. De Prosnes, il ne restait qu'une quinzaine de maisons encore debout tant bien que mal, branlantes et tout près de s'écrouler. A l'horizon, juste en face, les Monts se dessinaient. Le sergent avait raison, ils dominaient la position française.

—    Méfiez-vous mon lieutenant, marmonna Selès en coupant le moteur. Ils sont probablement au courant que vous êtes là.

Guy sauta à terre, saisit sa besace d'une main et partit saluer ses supérieurs. Le sergent s'accouda au mur et attendit patiemment, une cigarette de mauvaise qualité aux lèvres. Par ce temps, tout prévalait contre le froid qui glaçait les os. Devant lui, les murs lézardés des bâtisses grisâtres abritaient encore quelques civils qui avaient, sans qu'on sache pourquoi, décidé de rester ici, au cœur des affrontements. Les Boches étaient à quelques centaines de mètres, l'état-major et l'infirmerie avaient pris possession du village, et une poignée d'habitants se terraient là, sans raison. Ils fuiraient bientôt, ils n'auraient plus le choix.
Le jeune aristocrate sortit finalement de la maison où l'état-major avait élu domicile et, sans mot dire, suivit Selès vers les tranchées. A peine arrivés, le 50e régiment avait creusé, creusé, jusqu'à s'enterrer au plus profond d'une terre boueuse désormais. Ils vivaient comme des rats, terrés dans l'attente. Ce fut un choc pour Guy. Il avait vécu un mois à Saint-Loup, reclus et refusant de lire quoi que ce soit, sous l'œil inquiet de sa mère et des domestiques. Les jumeaux ne l'avaient pas approché et tous s'étaient bien gardés de l'informer des mouvements du front. Il s'était brièvement informé dans le train, sans plus. Aussi, lorsque le sergent Selès descendit prestement une courte échelle de fortune et atterrit d'un bond dans ce qui apparaissait comme un labyrinthe terreux, Guy eut d'abord un haut-le-cœur. Des rats au pelage noir couraient dans les tranchées, prompts à fuir toute présence humaine, des corps sur le no-man's land gisaient, visibles depuis sa place, abandonnés là depuis plusieurs jours, peu à peu pourris par le temps et rongés par les animaux. Des cratères éclataient ici et là, signe visible des bombardements. Les obus étaient énormes.

—    Mon lieutenant, faut pas traîner.

Il se ressaisit et sauta à son tour. Il avait compris, là-bas à Charleroi, que cette guerre ne serait en rien semblable à celle de ses ancêtres. A lui de faire preuve de courage. Pour lui, ses hommes, sa famille, et pour elle. Ils s'enfoncèrent lentement dans les chemins sinueux des voies souterraines et Guy frissonna en se remémorant les bêtes luisantes qu'il avait vues. Elles avaient l'air gras...

—    Eh la compagnie ! Devinez qui arrive !

Les soldats étaient mornes, chaque visage penché vers la ratatouille froide qui s'étalait misérablement dans les gamelles de fer. Leurs souffles se transformaient aussitôt en petites bouffées de buée tremblotantes qui faisaient frémir l'air sec. Ils étaient harassés de fatigue, épuisés émotionnellement, et ne souhaitaient qu'une chose, dormir, sans se préoccuper de ce monde pris de folie qui s'écroulait autour d'eux. Pourtant, lorsqu'ils relevèrent la tête, un, deux, trois visages s'éclairèrent, puis cinq, sept, et une dizaine de soldats bondirent de leur place, abandonnant là gamelle et pitance pour saluer chaleureusement le lieutenant qui ne les avait jamais abandonnés.

—    Mon lieutenant ! C'qu'on est ravis d'vous voir si vous saviez !

—    Sans vous, c'était pas pareil. Vous étiez pas là pour nous guider.

—    Comme à Charleroi !

—    Comme à Charleroi, reprirent-ils tous, comme une scansion à réciter religieusement.

—    Comme à Charleroi, répéta-t-il à son tour, farouche et ému.

Il serrait les mains qui se tendaient avidement vers lui, il happait au passage un regard ému, deux yeux brillants d'émotion, un sourire gaillard... qu'ils étaient braves ses hommes, à tenir une position dont le monde entier se foutait, à garder un semblant de joie alors qu'ils étaient perdus dans un entrelacement de galeries quasi-souterraines. La pitance était froide, leur uniforme boueux et rapiécé, les barbes et moustaches poussaient sans ordre ni contrainte -l'Allemand les aurait à l'usure- et les mains tremblaient imperceptiblement, signe d'une fatigue qui ne datait pas d'hier. Mais là, aux côtés de leur lieutenant, ils étaient heureux, bêtement et simplement heureux. L'ennemi en aurait certains aujourd'hui, cette nuit ou demain, mais pour l'instant, ils se retrouvaient après un mois d'absence. Et entre eux, le nom de Charleroi résonnait, souvenir que seule leur bande pouvait comprendre. Ils n'avaient pas pu se confier à leur famille à propos de cette boucherie d'août. Ils ne comprenaient pas à l'arrière, ils n'avaient pas vu ce qu'eux avaient vécu ce jour-là. Ils n'avaient pas vu les corps s'effondrer, les shrapnells déchirer tout homme encore vivant, et même les cadavres qui en surmontaient d'autres. Ils étaient là-bas, protégés par la ligne qu'eux formaient. Ce qu'on avait vu, il n'y avait que les camarades qui pouvaient comprendre.
Guy serra encore quelques mains puis fit le tour de la troupe. Ils faisaient grise mine ces hommes envoyés défendre ce morceau de ligne de front. L'Allemand les titillait et eux, sur ordre de l'état-major, continuaient à attendre, à sortir de leur trou lorsqu'il le fallait, et à se faire tirer dessus comme des lapins.

—    Oui, comme des lapins mon lieutenant ! Ils n'attendent que ça.

—    On passe des heures à attendre une offensive, et on se fait tous canarder dès qu'on se retrouve à courir.

Il écouta silencieusement ces peurs qui jaillissaient des mots, ces récits qui reflétaient à peine la terreur qui habitait et guidait les soldats. Dans un lent demi-tour sur lui-même, il prit le temps d'observer chaque visage crispé puis murmura, sa voix presque noyée dans le bruit :

—    Et pourtant les gars, on va devoir y retourner.

Un lourd silence s'abattit dans la tranchée. Les Allemands devaient se demander ce qui se passait pour provoquer un tel raffut.

—    Mais lieutenant...

—    Oui lieutenant, intervint le sergent Selès avec sa brusquerie coutumière. On ira, et on vous suivra. Comme en Belgique.

On se concerta du regard, on chercha l'approbation ou le refus chez les autres, un signe pour s'encourager à réagir. Puis, peu à peu, tous hochèrent la tête, résignés, presque fatalistes. Le lieutenant avait raison, on ne pouvait rien faire d'autre que se battre.

—    Bien, trancha le jeune officier en se frottant les mains dans une vaine tentative de se réchauffer. Montrez-moi ces galeries les gars !

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top