21. Et la France prit les armes...
30 juillet 1914
L'ambiance était grave. Le soleil s'était couché depuis longtemps mais certains élèves-officiers, consignés dans l'école comme l'ensemble des Cyrards, refusaient de terminer aussi simplement cette journée particulière où la promotion Montmirail avait finalement eu son Triomphe tandis que la Croix du Drapeau était enfin baptisée par ses aînés. De leur propre initiative, les sous-lieutenants avaient tout organisé et le colonel avait fermé les yeux. Ces jeunes partiraient se battre dans quelques jours, l'on permettait tout à ceux qui versaient leur sang et donnaient leur vie à la terre de France.
Rassemblés devant le feu dont les étincelles s'envolaient vers le ciel, ils ne pipaient mot dans la chaleur de cet été étouffant. Les deux promotions se mélangeaient à travers la poignée d'élèves, sans souci d'âge ou de rang. Ne restait que l'amour des armes et de la France. La fierté d'être un officier sur le point d'accomplir ce pour quoi il était fait. Chacun savourait ce silence paisible qui suivait toujours chaque moment solennel. Les officiers toléraient ce relâchement ; ils en profitaient et inspiraient profondément cet air chaud de juillet. La guerre était imminente. Ils le savaient. L'Autriche-Hongrie avait déclaré la guerre à la Serbie le 28, la Russie avait mobilisé ses troupes aujourd'hui... L'Allemagne en profiterait pour régler ses contentieux avec son ennemie ancestrale, la France. Mais leur cœur jeune et ardent ne demandait pas autre chose. Ils étaient prêts.
— Prêtons serment, lança l'un d'entre eux le regard pétillant.
Tous le regardèrent ; Guy de Saint-Loup avait toujours été l'un des meneurs de la bande, celui que l'on écoutait et respectait. Ses idées donnaient une saveur plus épicée aux exercices, son expérience de la nature lui procurait souvent un avantage et le jeune officier, charismatique, entraînait les plus jeunes à se dépasser. La promotion Montmirail avait gagné un futur chef talentueux en 1912.
— Jurons de monter la première fois en casoar et gants blancs.
Alain de Fayolle hocha la tête, les yeux brillants d'audace, et le jeune Allard-Méus, connu pour être le plus fou et toujours suivre les plans les plus échevelés de ses camarades, sourit d'un air enjoué.
— Nous nous retrouverons dans le train qui nous mènera à Berlin, déclara-t-il. Et là-bas, nous boirons le champagne, ensemble et victorieux.
La quinzaine applaudit et Alain de Fayolle donna un coup d'épaule à Guy, narquois
— Le panache a toujours été ta caractéristique première.
— Chrétien, Français et Cyrard, ma gloire à jamais, répliqua-t-il seulement en souriant d'audace. Aurais-tu peur ?
— Je suis la tête brûlée de l'école, Saint-Loup. Tu me verras charger l'Allemand le sabre clair, comme nos parents en 1870. N'aie crainte, je serai à tes côtés.
Jean Allard-Méus se rapprocha de ses camarades et posa ses mains sur les épaules des élèves-officiers liés par ce serment si particulier.
— Alors mes amis ? A quoi songez-vous en cette chaude soirée de juillet, alors que nous venons de commettre ce qui sera probablement la plus grosse bêtise de nos vies insouciantes ?
Alain de Fayolle releva la tête et déclara en regardant les étoiles accrochées au ciel, la voix brusquement grave :
— A nos morts. A ceux qui sont tombés sans se relever pour que nous vivions libres, qui nous ont par leur exemple appris à vivre avec cette flamme mordante au cœur.
— Tu es bien trop sérieux Fayolle mais je partage ton sentiment. Et toi Saint-Loup, à quoi penses-tu ? Aux soldats de ton illustre famille ?
— Je devrais ? répondit simplement le jeune homme, le sourire aux lèvres.
Son ami n'insista pas et partit mettre le holà à deux élèves-officiers un peu trop bruyants. Le colonel pouvait arriver et mettre fin à cette cérémonie particulière. Sa voix s'éleva cependant dans la nuit claire et tous l'entendirent déclamer, la voix vibrante d'émotion :
— Vous nous avez volé l'Alsace et la Lorraine, vous n'arracherez pas ce sentiment humain germé de notre cœur, et qu'on nomma la haine.
Ils l'écoutèrent, le cœur serré devant cette plus belle image de Cyr, et le barde de Montmirail termina dans un souffle brûlant, tourné vers l'Est, vers ce pays haï :
— Gardez votre pays, nous y serons... demain !
On éclata en vivats et hourras, les shakos furent jetés en l'air, comètes fugitives dans le ciel bleu de Bretagne. Guy sourit, leva à son tour les yeux sur la voûte étoilée et murmura pour lui-même, imperceptiblement, brusquement insoucieux de ses camarades de promotion qui chahutaient :
— Comme chaque jour depuis un peu moins d'un an, je pense à vous. Et c'est à vous, rien qu'à vous que je confie ce serment afin que je le tienne fidèlement.
Alain de Fayolle contempla son ami, pour une fois sérieux dans sa vie de trublion. Les mains dans les poches de son grand uniforme, le nez en l'air, Guy de Saint-Loup semblait absent, happé au cœur par une inconnue. Qui ? Il n'avait jamais daigné se confier, et Fayolle connaissait trop bien son ami pour oser insister. Cette nuit était particulière pour chacun de ceux ici présents, et qu'il pense à cette demoiselle ce soir prouvait l'importance qu'elle avait prise dans son cœur.
— Allez viens Saint-Loup, marmonna-t-il. Il reste du champagne et je compte bien le finir.
Guy se laissa entraîner. Après tout, cette nuit leur appartenait. Demain, ils verraient, vivraient avec cette désinvolture qui caractérisait leur génération. Demain, la France demanderait à ses fils de se battre. Ils seraient là.
**********
3 août 1914, dix-neuf heure et quinze minutes
« Il est mort quasi foudroyé. Mort de la plus sublime et de la plus sainte des morts, celle du militant, du héros, du martyr »
Hugues Delorme replia le journal du premier août qu'il relisait depuis deux jours et soupira, lassé de vivre devant le chaos qui s'enclenchait froidement. Devant lui, sur le comptoir, le journal de « l'Humanité » trônait, annonçant en grosses lettres « Jaurès assassiné ». Bien trop d'événements avaient suivi depuis -l'ordre de mobilisation des deux côtés du Rhin, l'entrée des troupes allemandes au Luxembourg et en Belgique. L'Allemagne se dévoilait enfin, elle et ses désirs belliqueux. Et la France suivait car ses enfants avaient soif de revanche, plus que tout. Et l'Europe suivait car les alliances inextricables entre les pays entraient aujourd'hui en action. Le tocsin avait sonné, se répercutant dans la France entière trois jours auparavant, avertissant les hommes plus sûrement que la mairie de ce qui venait d'éclater. Depuis, les autorités avaient lu sur les places publiques bondées l'annonce de la mobilisation des troupes. Les hommes étaient rentrés chez eux préparer leur paquetage, cherchant dans leur livret militaire les instructions à suivre. Il était temps. L'Allemagne avait finalement déclaré la guerre à la France aujourd'hui, à dix-huit heures.
— Seigneur, murmura-t-il, que nous réservez-vous avec cette guerre ? N'avons-nous pas assez souffert en 1870 ?
Madeleine entra de son pas léger et arrangea rapidement le bouquet de pâquerettes que Victor lui avait rapporté ce matin. Sa robe bleue virevolta autour de ses jambes et le vieil homme la regarda, ému, le cœur serré toutefois. Ils plongeaient dans un miasme qui l'effrayait, lui qui avait vécu la chute du Second Empire et la famine ici, à Paris. Il craignait pour sa petite-fille et Victor. Quel avenir leur était-il réservé ?
— Viens ici Moineau, grommela-t-il brusquement, bourru.
Elle obéit, docile, et embrassa les cheveux blancs qui scintillaient au soleil. Les rayons pénétraient dans la petite librairie, atténués par les épais rideaux blancs, et faisaient briller la reliure des livres. Tout était calme et tranquillité dans leur petit nid.
— N'ayez pas peur Papet, murmura la jeune fille en l'enlaçant tendrement. Nous saurons nous débrouiller.
— Mais si je disparais mon enfant. Si je meurs...
— Pourquoi voudriez-vous mourir ?
— Parce que j'ai quatre-vingt ans Madeleine, répondit-il avec un sourire triste. Parce que c'est l'ordre naturel des choses et que je ne veux pas te laisser seule face à l'adversité. Une guerre est la pire chose qui puisse arriver à une demoiselle abandonnée.
Madeleine resta silencieuse. Son grand-père évoquait de plus en plus souvent sa mort et elle n'aimait pas ça. Son cœur frissonnait, elle sentait sa peau se glacer et les larmes n'étaient jamais loin lorsqu'elle l'imaginait froid, rigide tandis que le cercueil se refermait lentement sur lui. Elle secoua la tête pour chasser cette triste image et se pencha sur le journal, une moue aux lèvres.
— Victor sera toujours là pour moi. Même s'il se présente pour s'engager, il sera réformé et restera ici.
— Mais l'argent viendra à manquer. Je regrette que tu ne sois pas restée à Saint-Loup de Naud. La famille, à ce que tu m'as dit, est très bien. Et le comte aurait sûrement veillé sur toi.
Elle s'écarta et fit quelques pas, le souffle plus court. Le mois de juillet était passé lentement, désespérément lentement, et elle s'était forcée à oublier cette bouche qui l'avait meurtrie, cette poigne qui l'avait enfermée et pressée contre ce corps haï. Anna le lui avait répété cent fois mais elle le savait pertinemment. Si Guy de Saint-Loup n'était pas intervenu, elle serait aujourd'hui souillée et probablement renvoyée. Elle songea avec un frisson qu'un enfant aurait pu naître de ce viol. Et là, elle aurait fui, cette tache sur son honneur jusque-là immaculé. Son grand-père n'aurait pas supporté le choc, Victor n'aurait sûrement pas compris ou aurait tenté de retrouver le père... Elle ne leur avait rien dit et tentait d'oublier Saint-Loup, ce passage béni dans sa vie. Mais les lettres ne l'aidaient pas. Thibault et Delphine avaient pris la plume et sa table de chevet était le coffre-fort qui renfermait ces bouts de papier où deux écritures maladroites cohabitaient. Ils faisaient encore quelques fautes mais elle ne les remarquait pas tant leur peine transparaissait. Ils lui expliquaient combien elle leur manquait, comme ils s'ennuyaient maintenant qu'elle n'était plus là. La maison était insipide, leur oncle d'une humeur de dogue et leur grand-mère morne. Même les domestiques accomplissaient leur travail sans grand entrain et Anna soupirait à tout bout de champ. Delphine pleurait chaque soir avait écrit Thibault –et Madeleine avait relevé des taches sur le papier, comme des gouttes d'eau désormais sèches. Victor l'avait ensuite retrouvée en larmes sur son lit, recroquevillée sur elle-même, les lettres tout autour d'elle comme un bouquet éparpillé. Mais elle n'avait rien voulu avouer.
— La mort de Jean Jaurès bouscule tout, releva-t-elle finalement en jetant un coup d'œil au journal.
— Il était pour la paix. C'était une de ses rares bonnes idées, il en est mort d'ailleurs. Si on l'a tué, c'est pour qu'il cesse de parler de la paix en Europe. On a voulu la guerre. On l'aura.
Madeleine garda le silence, tête baissée. La France en guerre, ses soldats mobilisés le premier août, cela annonçait son départ. Il partirait se battre contre les Allemands.
— Pensez-vous qu'elle durera longtemps ?
— Si oui, nous partirons à la campagne. On y vit mieux qu'en ville en temps de guerre.
Il n'avait pas répondu à sa question –était-ce volontaire ?
— Vous savez, les gens disent que cette guerre sera finie à Noël. Qu'en décembre, nous aurons vaincu l'Allemagne. Certains disent même qu'on aura récupéré l'Alsace et la Lorraine.
— Je ne sais pas mon enfant. Nous sommes revanchards et voulons faire payer à ces Boches ce qu'ils nous ont fait tout en les réduisant à merci. Mais est-ce que cela suffit ?
Il ne répondit pas à sa propre question et partit, le regard lourd de doutes. Il n'était pas comme certains jeunes de vingt ans qui brûlaient de charger l'ennemi, de mourir au service du pays. Depuis la mobilisation le premier août, il avait vu défiler des mobilisés aussi jeunes que sa petite-fille, le regard fier et l'uniforme étincelant –moins assurés depuis que la guerre était vraiment déclarée cependant. Le fusil à l'épaule, certains défilaient dans les rues de Paris vers la gare et le train qui les emmènerait au front. L'on murmurait que tout commencerait en Lorraine, cette terre perdue restée fidèle dans les esprits, presque oubliée tout de même.
Madeleine, restée seule, commença à ranger les quelques exemplaires livrés par le commis. Si les temps s'annonçaient aussi difficiles que le prédisait son Papet, elle devait s'attendre à ce que les clients se raréfient et disparaissent peut-être. Mais la guerre serait sûrement courte, tout le monde le disait. Elle voulait y croire, véritablement y croire pour se rassurer. Si la guerre se terminait à Noël, il rentrerait sain et sauf, serait en sécurité dans son château. Elle n'avait aucune nouvelle de lui depuis le début du mois et cela lui manquait désespérément. Son eau de toilette si enivrante lui manquait, stupidement. Ce regard qui la transportait ne se posait plus sur elle, indéchiffrable.
Elle se tourna vers la rue ensoleillée, ouvrit la porte et s'engagea sur le perron. Il fallait laisser passer le soleil et l'air plus ou moins frais. Depuis les rebondissements diplomatiques de juillet, et plus encore depuis le début de ce mois, Paris était en effervescence. Des inscriptions sur les murs avaient fleuri et les « A Berlin », « Mort au Boche » était le plus commun. L'on voyait des dizaines de soldats dans les rues, fiers et portant haut leur arme. Les civils admiraient l'uniforme propre, les femmes joignaient les mains, exaltées devant la mine gaillarde de leurs petits, inquiètes tout de même. Une crainte sans nom leur serrait l'âme, cette peur que chaque mère, sœur, fiancée ou épouse éprouve en voyant son fils, son frère ou son fiancé partir à l'appel des armes, auréolé de cette lumière sans nom qui illuminait le soldat et capturait le regard. Elles priaient la Sainte Vierge de leur ramener sain et sauf les hommes de la famille, imploraient sa clémence et s'essuyaient fugitivement les yeux pour ne pas gâcher le départ du petit. Madeleine soupira et rentra s'occuper des livres ; ils attendaient son bon vouloir et seraient ses prochains camarades pour les prochains mois. Eux ne décevaient jamais.
Elle s'installa au comptoir, baissa la tête pour déchiffrer les pattes de mouche d'un précédent libraire... et le silence se fit. Le tumulte de la rue s'estompa et la demoiselle se retrouva isolée, seule dans son monde. Elle avait toujours réussi à faire abstraction de ce qui l'entourait et elle songeait, dans ses rêves, à l'avenir, incertain et brumeux. Il lui faudrait soigner davantage encore Papet ; les personnes âgées souffraient toujours plus des privations. Victor la seconderait.
— Madeleine... ?
Elle releva la tête et écarquilla les yeux, figée. Il était là, en grand uniforme, somptueux. Pâle mais les joues rouges, la respiration brève, il la contemplait et elle restait devant lui, hébétée, clouée sur place et la bouche entrouverte. Lui revenait en mémoire, non pas ce dernier jour où ils avaient été déchirés par le désir d'un autre, mais ces promenades qu'ils avaient faites l'un à côté de l'autre, leurs confidences anodines qu'elle s'était répétée mille fois. Y songeait-il lui aussi tandis que son shako surmonté du traditionnel plumet blanc et rouge tournait lentement entre ses mains ? Il la dévorait du regard. Elle rosit et il prit la parole, calme, tout en remettant son shako sur la tête :
— Je suis venu vous dire au revoir.
Elle déglutit et son regard sembla le caresser en se posant sur lui. Il était magnifique dans son uniforme de Saint-Cyrien, et le mot était faible. Elle comprenait désormais les soupirs agacés de Marthe alors qu'elle tentait de décrire le comte. Son uniforme était la plus belle chose qu'elle avait jamais vue ; il incarnait la prestance et l'élégance des officiers de France, ces fils assez audacieux pour monter à l'assaut de l'ennemi à vingt ans, assez braves pour s'engager le sourire aux lèvres. Elle balbutia quelques mots décousus puis sortit de derrière le comptoir et s'approcha lentement, sa main à peine levée vers lui. Il la regardait faire, immobile. Le shako lui conférait une prestance indéniable, emblème chargé d'histoire. Les cinq boutons dorés resplendissaient sur la veste sombre tandis que la hongroise s'effilait en arabesque sur les manches. Les épaulettes d'or, mouvantes, suivaient chaque mouvement du Cyrard, et le ceinturon noir où pendait l'étui du revolver soulignait sa taille. Il était svelte et musclé, le pantalon rouge sillonné d'une bande noire sur chaque côté le laissait deviner. Il était plus beau que jamais.
— Com... comment ?
— Monsieur Charpentier m'a donné votre adresse. Je voulais emporter un souvenir de vous avant de partir.
Leurs yeux se croisèrent et les deux jeunes gens ne bougèrent plus, bêtement émus. Elle plissa ses lèvres et il baissa les yeux sur sa bouche. La petite main tremblante se posa finalement sur sa veste bleu nuit et il posa la sienne par-dessus, lentement. Il ne voulait pas l'effrayer. Leurs visages se rapprochèrent et ils s'observèrent ainsi, simplement, sans rien attendre d'autre, heureux dans ce silence paisible. Ils se sourirent doucement. Cet instant était leur.
— Moineau, viens m'aider à... Sapristi qui est-ce ?
La grosse voix bourrue de Papet résonna dans la librairie. Le charme fut rompu et Madeleine sursauta, se retourna à-demi vers son grand-père, balbutiant de plus belle sans savoir que dire. Guy releva la tête et déclara poliment :
— Bonjour monsieur Delorme. Je suis le comte Guy de Saint-Loup. Je suis venu rendre visite à votre petite-fille avant de partir rejoindre mon régiment.
Hugues Delorme en laissa tomber ses livres de stupéfaction et dévisagea sans même s'en rendre compte celui qui l'avait privé de sa petite-fille pendant dix mois. Ses yeux notèrent les deux mains entrelacées, la gêne de Madeleine et l'œil étincelant du Saint-Cyrien. Il hocha la tête.
— Je comprends. Savez-vous où on vous emmène ?
— Le front Est est la seule indication que l'on nous a donné. Les ordres nous seront donnés là-bas. Pour l'instant, je dois retrouver mes camarades à la gare. Nous partons.
Le vieux libraire acquiesça et les deux hommes n'eurent besoin d'aucun mot pour s'entendre. Le soldat de 1870 et celui de 1914 se comprirent d'un simple regard.
— Je dois y aller, murmura finalement Guy.
Madeleine redressa aussitôt la tête et prit conscience de leur position. Il n'avait pas lâché sa main et elle n'avait pas bougé. Son grand-père sourit discrètement en les voyant ainsi mais elle ne s'écarta pas. Elle n'en avait pas la force.
— Je... il ne faut pas que vous manquiez votre train, bafouilla-t-elle cependant.
Guy se décomposa et Papet intervint :
— Voyons Madeleine, accompagne-le.
— Mais...
Elle se tourna vers le comte. Mais il ne dit mot, se contentant d'attendre sa décision.
— Mais vous serez seul Papet.
— Cela ne me dérange pas mon enfant. Pars, pars vite. Les Cyrards n'attendront pas éternellement.
Il salua le sous-lieutenant et s'éclipsa dans l'arrière-boutique en se frottant les mains. Le rideau retomba sur lui et Madeleine se retourna lentement vers l'officier ; il l'entraîna simplement hors de la boutique, un sourire de roi aux lèvres. Ils marchèrent d'un bon pas dans les rues illuminées de Paris. Les soldats se dirigeaient vers la gare en s'interpellant toutes les quatre minutes. Certains emportaient leur instrument de musique. Il fallait bouter l'Allemand hors des terres qu'il occupait impunément en musique. Le Luxembourg, la Belgique... On les libérerait en chantant. Guy secoua la tête d'un air réprobateur en voyant ces quelques énergumènes s'agiter. Ils étaient rares, rares et inconscients.
Madeleine suivait de très près le comte sans parvenir à croire ce qu'elle voyait devant elle. Les Parisiens se pressaient vers les gares d'où partaient leurs enfants. Après la stupeur en entendant le tocsin qui n'annonçait qu'une chose en ces temps troublés était venu la résignation. La presse avait préparé le pays à cette éventualité, l'assassinat de Jaurès semblait avoir confirmé l'issue de ces péripéties diplomatiques. Entre consternation et enthousiasme, le sentiment du devoir à accomplir était le seul à persister aujourd'hui, alors qu'on partait sans savoir où.
— L'on dirait que nous partons chercher la victoire comme si elle allait se laisser cueillir aussi facilement, nota-t-elle, anxieuse.
— Nous partons la fleur au fusil, releva Guy avec son sourire tranquille.
Elle le regarda quelques instants, soudain songeuse.
— Vous êtes ainsi pour nous rassurer, déclara-t-elle lentement. Vous souriez et chantez afin que votre famille ne soit pas effrayée et qu'elle ne songe pas à ce qui vous attend là-bas, au-delà de la frontière.
Il s'arrêta et l'observa, à son tour pensif. Elle avait raison. Et ce qu'elle venait de réaliser, combien de soldats le pensaient en embrassant leurs parents, leur promise ? Ils jouaient tous une comédie, feignaient plus ou moins la gaieté. Il ne fallait pas inquiéter davantage la mère déjà effrayée de ce départ sans promesse de retour, ou bien faire croire au père qu'on était pris d'un accès de faiblesse. Ils se montraient braves, ces jeunes de 1914, parce que leur famille devait l'être aujourd'hui face à eux. Tout autour, la foule s'agitait encore, sans les bousculer. Ils étaient dans leur bulle et les gens étaient trop occupés à marcher en direction des trains pour se préoccuper de ces deux jeunes gens qui restaient plantés là, à se contempler comme assoiffés l'un de l'autre.
— M'écrirez-vous Madeleine ? demanda-t-il finalement –et elle frissonna lorsqu'il prononça son prénom.
— Si vous me le permettez monsieur.
— Guy.
— Je ne peux pas vous appeler ainsi. Ce n'est pas convenable.
— Cette guerre se prépare à bouleverser nos coutumes et détruira notre monde. Nous n'en avons pas encore l'impression, mais le vingtième siècle débute aujourd'hui pour de bon. Alors effacer cette distance entre nous n'est rien à côté... Madeleine.
Elle sourit, obtempéra et il l'entraîna à l'intérieur de la gare. La fumée des trains donnait à l'image qui se dessinait devant eux une impression d'irréalisme qui la laissa rêveuse. Sa main agrippée à celle du jeune sous-lieutenant, elle le suivit sur le quai, à la recherche de son compartiment. Les familles embrassaient le fils, les mères dessinaient un signe de croix sur leur front ou dans leurs cheveux, discrètement, comme pour ne pas les effaroucher de cette protection divine. C'était un aveu de faiblesse qu'elles admettaient, une angoisse sourde de mère. Madeleine contempla les visages, la dizaine d'uniformes différents qu'elle entrapercevait ici et là au milieu des petits groupes et des bagages, et son cœur se serra. Il était comme les autres et partait loin. Elle n'avait jamais été optimiste et tremblait à l'idée qu'il meure là-bas, à cette frontière qu'elle imaginait nimbée de nuages menaçants.
Le compartiment où une vingtaine de Saint-Cyriens avait élu domicile apparut enfin –un impertinent avait dessiné un petit casoar sur le wagon. Les vitres étaient baissées et l'on entendait des rires s'élever, interrompus par des chants. L'air des « Casos » résonnait joyeusement et le visage de Guy s'illumina un instant ; la voix d'Allard-Méus dominait les autres, ce joyeux barde de la Montmirail toujours prêt au moindre calembour. Mais le sous-lieutenant se tourna aussitôt vers la jeune fille, sa main tenant toujours la sienne. Il baissa les yeux puis les releva et, une flamme dans le regard, murmura dans la cohue :
— Ne m'oubliez pas Madeleine. S'il vous plaît.
— Jamais, répondit-elle brusquement, la gorge nouée.
Sa main tremblait. Elle ne voulait pas le lâcher, pas tout de suite. Si elle le laissait monter dans ce train, il partirait pour de bon, s'en irait avec ses camarades se battre contre cet ennemi dont on parlait tant et qu'elle redoutait sans l'avoir jamais vu. Il intercepta son regard affolé et se rapprocha à brûle-pourpoint, son bras enserrant cette taille plus fine que dans son souvenir de janvier. Elle releva la tête et il posa doucement sa main sur la joue rosie par l'émotion.
— Madeleine... Je reviendrai. Je vous le promets.
Qu'en savait-il ? Rien, il en était conscient. Son côté pragmatique pressentait que la guerre ne serait pas aussi facile qu'on le disait, ne se révélerait pas être un jeu rapide à gagner. Mais il voulait y croire, la persuader qu'il serait de retour dans les prochains mois. Elle posa à son tour sa main sur celle, chaude, de l'officier. Et ils se rapprochèrent lentement l'un de l'autre. Leurs fronts s'effleurèrent et ils fermèrent les yeux, leurs souffles se mélangeant, leur respiration devenant plus rapide. Elle inspira et cette eau de toilette qui la faisait chavirer l'environna de nouveau, comme s'ils étaient encore à Saint-Loup, sous cette boule de gui qui avait tout précipité. Comme si elle n'était jamais partie. Elle s'agrippa à ses épaules et il déposa un baiser sur son front, silencieusement. Les mots ne servaient plus à rien.
— Saint-Loup ! On va partir botter le cul des Boches sans toi ! l'avertit aimablement un camarade de promotion.
Ils se détachèrent à regret et il embrassa une dernière fois sa main, ses yeux rivés aux siens. Elle sentait les larmes poindre mais se retenait tant bien que mal. Il fallait qu'il emporte une image de courage pour le soutenir.
— Adieu Madeleine. Priez pour moi et pour tous mes camarades, je vous en prie.
— Guy ! –et elle s'étonna que l'appeler ainsi soit aussi naturel. Pour... pourquoi êtes-vous habillé ainsi ?
Il parut d'abord étonné de la question puis sourit malicieusement et ses dents brillèrent, tranchant la fumée de la locomotive. Ce n'était plus le comte de Saint-Loup qui se tenait debout devant elle mais le Saint-Cyrien passionné. Il écarta les bras et lança joyeusement :
— Le serment de 14 me lie et nous chargerons les Allemands ainsi !
Son cœur s'arrêta ; il était fou. Mais derrière lui, une clameur s'éleva. Les sous-lieutenants approuvaient vigoureusement leur camarade de promotion à grand renfort de vivats et de sifflements. Il grimpa prestement dans le train et se faufila parmi le groupe compact de Cyrards pour atteindre la vitre afin de rester encore un peu avec elle. Juste un peu, le temps que le train s'ébranle, s'éloigne et les sépare plus efficacement que ces satanées convenances qui l'effrayaient tant. Elle leva la main et agita son mouchoir blanc, presque désespérément. Les larmes coulaient à flot maintenant qu'il était monté. Elle pouvait se laisser aller, il avait rejoint ses compagnons d'armes. Et lui songeait, en la voyant rétrécir, que ce quai de gare était probablement le lieu où il avait été le plus heureux. Les autres disparaissaient dans un halo de lumière blanche et elle restait là, devant lui –ou peut-être l'imaginait-il, il avait appris par cœur les traits de son visage ces dix derniers mois. Il agitait toujours son shako et le casoar rouge et blanc récupérait le moindre souffle de vent. Il ne la vit plus lorsque le train amorça un tournant raide et il soupira, ébouriffé. C'était donc bien fini. Une époque s'achevait, une autre s'amorçait. Dieu veillerait sur eux.
Il s'écarta de la vitre et se laissa tomber sur la banquette marron où Alain de Fayolle et Jean Allard-Méus se chamaillaient à propos d'un quart.
— C'est pas bientôt fini oui ? lança-t-il simplement en croisant les bras au-dessus de sa tête.
— Tu as raison, enchaîna Allard-Méus, pressé de garder sa prise de guerre. Parlons plutôt du serment.
Ils frissonnèrent et les poils de leur nuque se dressèrent. Dans le cœur de ces Français assoiffés de revanche, le vent de l'Histoire soufflait. Les vingt officiers se turent un instant. Parmi ceux qui avaient prêtés serment, presque tous étaient là.
— Je ne retrouve plus mes gants blancs, grommela Fayolle en fouillant encore une fois dans sa musette. J'étais pourtant sûr de...
Allard-Méus les lui tendit, un rictus malicieux étirant ses lèvres, et son ami le fusilla du regard, amusé malgré tout.
— Un peu de malchance et tu manquais à ta parole Fayolle. Tu connais la vieille tradition de se mettre en gants blancs pour la bataille.
— Dussé-je en mourir, j'accomplirai ce serment. Notre serment.
— Tu as ton casoar ?
Guy n'écoutait plus leur babillage. Ses yeux parcouraient le compartiment d'un air absent, notant au passage la présence de tel ou tel camarade qui avait partagé ses deux ans à l'école, vécu avec lui la boue, les exercices et les marches. Ils étaient tous en grand uniforme, les shakos sur les banquettes ou les genoux. L'uniforme détonnait dans cet espace déjà usé par les passagers. L'armée avait réquisitionné seize-mille-cinq-cents trains dont l'immense majorité partait pour la frontière franco-allemande. En attendant que l'État-Major coordonne au mieux tous les régiments, la plupart des soldats partaient défendre le front de l'Est. Une partie des Saint-Cyriens avaient pu se retrouver pour partir ensemble.
— A quel régiment appartiens-tu ? demanda encore une fois Allard-Méus.
— Le 50e régiment d'infanterie, je te l'ai déjà dit, soupira lourdement Alain de Fayolle.
— Toi aussi Saint-Loup ?
Il hocha simplement la tête. Sur sa droite, la tête contre la vitre sale, un Saint-Cyrien -en grand uniforme comme tous les officiers- récitait silencieusement le chapelet, les yeux fixés sur le paysage qui lui semblait défiler à toute allure. Sa main égrenait nerveusement les grains de buis. Il était pâle, presque livide. Autour de lui, ses camarades ne pipaient mot, respectueux de sa peur. Guy l'observa puis se pencha.
— Comment t'appelles-tu ? –et l'autre sursauta, surpris dans sa prière à la Vierge.
— Ju... Jules Lemarchand.
Il devait être de la promotion de la Croix du Drapeau, nota Guy. Il ne l'avait jamais vu avant.
— Où as-tu été affecté ?
— Le... le 21e bataillon de chasseurs à pied, à Raon-l'Étape.
L'ignorance devait se lire sur son visage car le jeune homme précisa :
— Je rejoins le front des Vosges.
Guy acquiesça poliment et nota subrepticement du papier et une plume usée sur ses genoux. Jules Lemarchand suivit son regard et enchaîna :
— J'ai écrit une lettre à ma mère hier, avant de partir de Saint-Cyr. Je veux en envoyer une à ma sœur avant de...
Il se tut et ses voisins détournèrent pudiquement la tête pour ne pas voir son trouble. Guy se frotta les mains et reprit :
— Que lui as-tu dit ? A ta mère.
— Que je partais... que j'étais heureux de me battre pour la France.
— Alors elle sera fière de toi.
Jules Lemarchand déglutit puis hocha la tête et se remit à prier, plus détendu. Un camarade lui broya à moitié l'épaule et il sourit. Ils partaient réunis face au sort inéluctable.
Allard-Méus, lui, observa en silence le Saint-Cyrien puis reprit pour détendre l'atmosphère :
— Je suis au 162e régiment d'infanterie moi ! Autrement dit, nous devrons nous séparer à la descente du train.
— Je survivrai à ce déchirement, répliqua Alain de Fayolle, railleur.
Mais Allard-Méus aperçut l'émotion qui l'étreignait et, compréhensif, se tourna vers Guy :
— On s'écrira ? Je n'aimerais pas apprendre que vous avez reçu la médaille militaire sans moi.
— Tu comptes l'avoir ? lança Guy en s'affalant dans son fauteuil.
— Aie confiance, je te tiendrai au courant.
Un éclat de rire sembla secouer le compartiment entier tandis que le train s'élançait en direction de l'Est de la France. Les Saint-Cyriens, perdus parmi tous les autres mobilisés, répartis dans plusieurs armes, régiments et compartiments différents, s'envolaient vers leur destin.
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"Saint-Cyr, le 2 août 1914. Chère mère, un mot en toute hâte pour te fixer sur mon sort. [...] J'ai l'intention dès maintenant de faire mon devoir [...] et suis heureux de me battre avec les chasseurs à pied et des premiers."
Le sous-lieutenant Jules Lemarchand tomba quelques jours plus tard sur le front des Vosges. Au col de la Chipotte, lors d'une contre-attaque allemande, il s'effondra, touché en plein cœur, au service de la France.
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