2. Les habitudes de la maison
La cloche tintinnabulait joyeusement depuis de longues minutes. Du moins, c'est ce qu'il sembla à Madeleine lorsqu'elle émergea peu à peu du sommeil, les cheveux ébouriffés, le nez retroussé et les yeux encore bouffis.
Avec un sursaut, elle se rappela brusquement où elle se trouvait, et sauta à bas du lit pour se préparer, affolée à l'idée de se faire reprendre dès le premier jour.
Sur une chaise à bascule qu'elle n'avait pas remarquée la veille se trouvait un uniforme. Une jupe bleu foncé, un chemisier blanc et un gilet noir, tel était désormais son habit de la semaine. Elle fronça un instant les sourcils, puis haussa les épaules, résignée ; cela ne changeait que peu du pensionnat et elle avait l'habitude des vêtements imposés.
Dix minutes plus tard, le temps de faire un chignon correct, elle se présentait aux portes de l'office, où déjeunaient déjà l'ensemble du personnel. En silence, elle compta trois hommes et quatre femmes, tous attablés devant leur repas, discutant à qui-mieux-mieux des dernières nouvelles.
— Ah ! Mademoiselle Delorme, annonça le majordome en allant à sa rencontre.
Il lui serra la main sans autre forme de salut, puis se décala pour présenter le personnel restant.
— Vous avez devant vous la domesticité de la maison de Saint-Loup. Chacun a ici un rôle bien précis, et n'aura certainement pas le temps d'exécuter des tâches en plus, prévint-il avec un regard étrange.
La jeune fille se demanda avec une certaine anxiété pourquoi il lui disait cela, mais se rassura devant les sourires plus engageants de la tablée.
— Nous sommes Anna et Lisa les deux sœurs, déclarèrent en chœur les deux servantes, dont l'une était celle qui l'avait guidée la veille. Nous sommes ravies de vous rencontrer.
— Ravie. Je m'appelle Madeleine, sourit la nouvelle venue, plus rassurée devant ces visages féminins du même âge.
Un autre majordome, aux côtés des sœurs, tourna son regard vers elle et inclina la tête pour la saluer. Madeleine frissonna ; elle avait l'impression que parmi tout le personnel présent, seul Tom et les femmes de chambre paraissaient réellement sympathiques. Même Mr Gavorgue, qui hier semblait d'humeur affable, ne s'occupait plus d'elle, échangeant discrètement avec sa comparse assise à sa droite, Mme Leludre. Devant sa gêne, Tom se leva d'un bond et tira la chaise à côté de lui en l'engageant d'un chaleureux sourire à prendre place.
— Et voilà Charpentier qui joue à nouveau les jolis cœurs, marmonna le jeune homme en face tout en écrasant sa cigarette dans le cendrier. Jacques, se présenta-t-il ensuite en tendant la main à Madeleine par-dessus la table. Je suis le second majordome de la maison.
Tom se renfrogna et marmonna quelque chose dans sa barbe que Madeleine n'entendit pas au milieu des bruits de vaisselle. Prudente, elle se contenta d'esquisser un sourire poli à Jacques et se plongea dans son thé.
— Eh bien ! S'écria brusquement une femme replète en déboulant de ce qui devait être la cuisine. La nouvelle gouvernante est parmi nous et je suis la dernière à être au courant ? Où est-elle donc, notre espérance ?
Un malaise se créa aussitôt autour de la table. Chacun se récria, expliqua, protesta, et il fallut la voix grave et autoritaire du premier majordome pour faire taire tout le monde.
— Quel poulailler est-ce donc, ici ! Tonna-t-il. Voudriez-vous alerter Madame ?!
Chacun se plongea dans la contemplation de ses tartines, et seule la cuisinière eut le courage -ou l'inconscience- de reprendre la parole :
— Laissez-moi l'observer attentivement, commença-t-elle en se penchant vers elle. Quel visage de madone ! Poursuivit-elle, un sourire radieux aux lèvres. Seigneur, on croirait voir la Sainte Vierge. Et ces yeux ! Vous avez dû faire des ravages à Paris, mon petit !
Sous l'examen attentif, Madeleine rougissait à chaque compliment. Mais à ces mots, elle ne sut plus où se mettre et sentit ses joues chauffer de plus belle.
— Et innocente avec ça ! Conclut la cuisinière, émerveillée. Je m'appelle Marthe et je me suis bien promis de vous faire goûter les spécialités de la région.
Tom fit un clin d'œil à Madeleine et celle-ci sourit ; les explications du chauffeur lui revenaient à l'esprit, et elle s'amusait de la véracité du portrait esquissé en seulement quelques mots.
— Bien, annonça Mr Gavorgue en se levant.
Aussitôt, chacun se leva et, sur un signe discret d'Anna, Madeleine fit de même.
— Je vais voir Madame, poursuivit le majordome en se dirigeant vers l'escalier de service. Il me semble que vous avez tous des occupations bien précises à remplir. Veillez à ne pas perdre votre temps.
Tout le monde inclina la tête en signe de déférence, et dès qu'il disparut, l'intendante sur les talons, l'ambiance se réchauffa un peu.
— Navrée pour eux, glissa l'une des femmes de chambre à Madeleine. Ils sont très à cheval sur le règlement et la bienséance, mais dans le fond, ils ont un cœur d'or.
— Bien au fond, précisa Jacques en se replongeant dans son journal.
— Ne faites pas attention à lui, avertit l'autre servante. C'est un envieux, éternel insatisfait. Moins vous le verrez, mieux vous vous porterez.
— As-tu fini, petite péronnelle ?! S'indigna Jacques en la menaçant amicalement de la main.
La table éclata de rire et Madeleine elle-même sourit, plus à l'aise. À ses côtés, Tom eut un large sourire, ravi de la voir se dérider.
**********
Mon cher Grand-Père,
Après un trajet quelque peu... bringuebalant et un mois entier d'installation, je suis enfin suffisamment organisée pour vous écrire une lettre détaillée.
Que dire ? Il me semble devoir vous décrire une vie entière et complète !
J'ai pu voir la comtesse dès mon arrivée. D'une élégance sans faille, elle est admirablement accueillante, et je me suis sentie chaleureusement acceptée chez elle à la première seconde.
Les serviteurs ne sont pas moins amicaux, et chacun s'est mis au défi de me prouver, personnellement, à quel point ils étaient ravis de me voir là, avec eux. Le surnom de "Petite Parisienne" m'a rapidement été attribué et chacun l'utilise désormais comme une vieille habitude bien ancrée.
Une chose m'a cependant étonnée ; alors que les domestiques parisiens se plaignaient régulièrement de l'indifférence de leurs maîtres, voire des mauvais traitements, tous sont heureux de travailler ici, et j'ai été frappée de la cordialité entre la comtesse et le personnel. S'ils ne sont pas considérés comme des membres à part entière de la famille Saint-Loup, ils sont néanmoins protégés et bien vus dans le village, comme les gardiens fidèles.
Les enfants devraient arriver d'ici une petite dizaine de jours désormais. Si j'ai bien compris le propos de la comtesse, ils sont à Paris, avec une dénommée Cécile. Leur mère ?
Je n'ai guère d'indications à leur sujet ; chacun se tait subitement lorsque je tente d'évoquer ce sujet, se contentant de m'assurer qu'ils sont "adorables", de "vrais petits anges", "d'une éducation sans faille"... J'attends de voir, avec bonne humeur et espoir, comme vous me l'avez appris il y a longtemps.
En attendant, je lis, bavarde avec le personnel, et me promène dans le parc. La cuisinière Marthe -un cœur d'or, vous seriez heureux de la connaître- avait décidé de préparer pour moi les spécialités gastronomiques, et je dois dire qu'elle a réussi. Chaque plat était un vrai délice, ce que je n'ai pas manqué de dire, bien évidemment.
La bibliothèque de la famille m'est aussi grande ouverte, sur invitation personnelle de Madame de Saint-Loup. Elle possède des livres presque uniques en France ; quant aux reliures, illustrations et même enluminures pour les plus vieux, elles sont tout bonnement magnifiques. J'en ai emprunté quelques-uns, les ai dévorés -souvent dans le parc, grandiose- et ai pris grand soin de les remettre après.
La comtesse a paru flattée de mon engouement pour sa collection ; elle m'explique sans cesse le parcours de tel ou tel livre, ne se lassant jamais de me répéter comment feu son mari est entré en possession de cet exemplaire rarissime, de cette édition unique en France... L'histoire de cette famille est tout simplement passionnante.
Néanmoins, toutes ces petites attentions qui bercent ma vie nouvelle ne me font point oublier la tendresse affectueuse de mon cher Papet. Je regarde chaque soir le coucher de soleil de ma chambre, vous imaginant en train de conseiller un dernier client aussi passionné que vous, vous voyant faire les comptes, et pensant à vous chaque soir avant de m'endormir.
Je n'oublie pas votre solitude en ce jour empli de sens. J'ai cueilli des fleurs aujourd'hui et les ai mises sur une tombe abandonnée dans le cimetière du village, en espérant que quelqu'un fasse de même pour nos chers disparus.
Je vous embrasse, cher, très cher Papet, et vous dis à bientôt peut-être.
N'oubliez pas dans vos prières votre petite-fille qui vous embrasse respectueusement,
Saint-Loup de Naud, le 1er Octobre 1913 Madeleine
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