19. La mascarade

Mai 1914

—    C'est décidé, nous allons organiser un bal !

L'annonce enjouée de la comtesse en surprit plus d'un parmi le personnel. Mais, stylés par monsieur Gavorgue, les serviteurs ne dirent rien et attendirent patiemment la suite.

—    Ce sera très simple, commença-t-elle.

Le coup d'œil de Jacques à Tom fut éloquent ; lorsque la maîtresse de maison disait ça, la réception était tout sauf simple.

—    Pour fêter la sortie de la promotion de mon fils, nous recevrons ici nos amis et tous les Saint-Cyriens qui voudront bien se joindre à nous. Je vois les choses en grand, reprit Annie de Saint-Loup en se tournant vers son majordome. Nous dresserons des tentes dans le parc, l'intérieur sera dédié aux femmes et aux enfants qui souhaiteront se reposer, et il faudra préparer les chambres pour ceux qui voudraient dormir ici le soir.

Anna grimaça et compta mentalement tous les draps qu'il lui faudrait déplier ; elle y passerait plusieurs jours.

—    Bien entendu les jumeaux ne travailleront pas, déclara la vieille dame à Madeleine. Mais, si cela ne vous dérange pas, j'aimerais que vous restiez au château. Je crains de me montrer fort égoïste mais je ne saurais absolument pas me passer de vous.

Elle hocha la tête et prit garde à ne rien dévoiler de ses sentiments. Monsieur Gavorgue la surveillait de près et souffler de lassitude ne lui semblait guère une bonne idée.
La comtesse repartit trente minutes après dans une envolée de tissus et l'on put enfin discuter librement.

—    Cela annonce des allers retours de Longueville à Saint-Loup ! annonça fièrement Tom en se frottant les mains. J'ai hâte de lancer la voiture sur les petites routes, les camarades de Monsieur apprécieront !

—    Ça annonce surtout une montagne de draps à laver et utiliser, gémit Lisa en cherchant du regard un peu de soutien.

Mais Anna ne répondit rien. Lèvres pincées, elle cherchait déjà le nombre de chambres qu'ils pouvaient ouvrir avant la fin de la semaine.

—    Madeleine, reprit Lisa, vous nous aiderez n'est-ce pas ?

—    Je crains que mademoiselle Delorme ne soit déjà fort occupée, coupa froidement l'intendante. Vous avez entendu Madame, elle passera plus de temps avec la famille qu'avec vous.

Madeleine esquissa une grimace encourageante à sa camarade et se tourna vers Marthe. Placide comme à son habitude, elle lisait le journal, une vieille paire de lunettes au bout du nez.

—    Étrange cette soudaine décision, n'est-ce pas ?

—    Madame veut simplement connaître davantage le monde de son fils et pourquoi pas ? tenter de rapprocher une nouvelle fois mademoiselle Cécile et Guy, répondit la cuisinière en claquant la langue d'un air réprobateur.

Madeleine reçut un coup au cœur et devint livide.

—    Mais... elle... elle n'a pas renoncé ?

—    Voyons Madeleine, vous connaissez Madame. Une dame bien comme il faut, agréable tant qu'on est d'accord avec elle. Mais têtue, borné comme pas deux.

Et Marthe leva subrepticement le nez de son journal, les yeux plissés. Sa protégée était plus blanche que le papier et elle dut s'asseoir après quelques minutes d'effort.

—    Un problème ? releva-t-elle, narquoise.

—    N... non, rien...

Elle était stupide, se morigéna-t-elle, les mains nerveusement nouées. Stupide de croire, d'espérer quoi que ce soit. Elle avait encore reçu quelques lettres, toutes polies mais sans plus. Elle savait bien qu'il n'était pas pour elle ; tout n'avait été qu'indices, la différence de statut, les convenances, son attitude même. Mais ce pincement subsistait lorsqu'elle pensait à lui, ce délicieux vertige de l'âme lorsqu'elle croyait entendre son prénom.
Elle secoua la tête, perdue. Allons, elle avait toujours su que ce qu'elle ressentait n'était qu'une folie passagère qui ne devait pas prêter à conséquence. Tout s'était emballé ces derniers mois, elle ne savait plus ce qu'elle éprouvait et n'était sûre que d'une chose : quelques semaines près de Papet et Victor lui remettraient la tête à l'endroit. Elle était trop jeune pour ressentir ces tourments cruels, pour se torturer avec ces mille questions qui l'assaillaient dès qu'on parlait du comte. Elle était fatiguée, fatiguée de ne plus savoir, de ne plus être tranquille comme avant, avant qu'il n'arrive.

—    Rhaaa ! s'écria-t-elle en partant à grands pas de la cuisine, poings serrés.

Marthe replia lentement le journal, un sourire presque perfide aux lèvres.

—    C'est nécessaire Madeleine, murmura-t-elle dans le silence de son domaine. Tu verras que la vie est vouée à être autre chose qu'un château perdu en France avec deux enfants à éduquer et instruire. Et cette tempête au fond de toi te rendra plus audacieuse. Je l'espère du moins.

**********

Les lettres de Papet étaient toujours aussi régulières, mais Madeleine sentait à leur ton que le vieil homme s'inquiétait. La capitale était le lieu idéal pour assister à la montée des dangers, les tensions diplomatiques que l'Europe vivait se sentaient dans les débats houleux de l'Assemblée et des cafés. Victor revenait chaque jour les yeux brillants. Si la guerre était déclarée, en dépit de tous les vœux de paix que l'on s'était échangés en début d'année –bien plus nombreux que les autres fois-, il partirait au front. Monsieur Delorme s'était fermement opposé à cette idée folle –le pied-bot du jeune homme le tuerait à coup sûr. Résigné, il avait accepté de ne pas s'engager, mais courait néanmoins les bistrots, brûlant de se tenir informé. Les puissances européennes montraient les dents et déployaient leurs forces dans l'espoir de garder l'ennemi de demain à l'écart pour encore quelques temps. Dans ses lettres, rares et maladroitement écrites mais toujours emplies de tendresse, Victor expliquait à Madeleine tout ce qu'il voyait, entendait, et tentait de retranscrire le plus fidèlement possible les explications enflammées, les diatribes venimeuses à propos des Allemands. Il fallait récupérer l'Alsace et la Lorraine pour certains –rares, cette histoire était finie pour tout le monde-, d'autres estimaient que ces terres étaient perdues depuis longtemps et qu'il s'agissait davantage de faire payer à cevoisin germanique trop friand de nouvelles terres la défaite de 1870 pour ainsile contenir dans ses frontières. Dans tous les cas, on discutait âprement. Et Madeleine redoutait ce brasier qui menaçait de s'allumer jour après jour. Elle ne savait pas grand-chose des relations européennes mais s'alarmait devant le tourment qui semblait prêt à emporter l'Europe.

—    Je dois avouer que le journal se révèle inquiétant, soupira Annie de Saint-Loup en repliant d'un geste sec les nombreuses feuilles de papier récemment repassées par Jacques.

Madeleine ne dit rien, attentive. Côtoyer la comtesse lui permettait de s'instruire dans tous les domaines et elle écoutait toujours, avide d'apprendre. La vieille dame bavardait de tout et de rien et répétait parfois quelques anecdotes de son fils à Saint-Cyr, ou bien émettait des observations sur la société et le chemin qu'elle prenait.
Elle versa du thé et lui tendit la tasse tremblotante, prête à s'éclipser. Mais la comtesse lui fit signe de rester et s'adossa à son fauteuil, les yeux fermés pour mieux savourer la chaleur diffuse.

—    J'ai invité mademoiselle Cécile, reprit-elle gaiement. J'ai bon espoir que mon fils passe quelques jours au château et ce serait l'occasion pour eux d'apprendre à mieux se connaître avant...

Elle se tut et Madeleine resta suspendue à ses lèvres, le cœur battant. La maîtresse de maison lui vouait une confiance sans limites et ne lui cachait plus rien de ses projets, des problèmes liés au château, de ses soucis quant à son fils. Elle l'aimait profondément et s'inquiétait en permanence des responsabilités qui pesaient au-dessus de sa tête, sans jamais rien lui dire toutefois.

—    Enfin, vous savez quels espoirs je nourris de ce côté-ci.

Et elle tapota doucement la main crispée sur le tissu du canapé, l'air satisfait. Et Madeleine hocha la tête, mâchoire serrée. La comtesse lui confiait chaque détail de ce qu'elle voulait pour les deux jeunes gens. Parfois, elle lisait à voix haute les lettres de Guy, toujours formelles mais empreintes d'une respectueuse affection qu'elle-même n'aurait jamais dans leurs échanges. Pâques était passé avec sa messe triomphale, la rupture de ce si long jeûne et ses friandises qui avaient disparu dans les poches des jumeaux. Le comte était venu quelques jours et les promenades s'étaient allongées en même temps que les journées. Mais c'était tout. Et Annie de Saint-Loup continuait de rêver à une hypothétique union à laquelle ne s'opposait pas son fils, et Madeleine tressaillait quand le sujet était évoqué. Son cœur la mordait lorsqu'elle y songeait, percé de mille aiguilles à la piqûre douloureuse. Mais il ne disait rien, elle se taisait donc. Et le temps glissait comme l'eau sur les rochers, fuyant et monotone. Et Madeleine apprenait à ne rien révéler de son émoi, savourant simplement la présence –trop rare- du jeune homme et leurs discussions toujours troublantes et pourtant si anodines.

Il arriva deux semaines plus tard, à la faveur d'une permission inopinée. Sa silhouette apparut à l'entrée et la jeune fille sourit en le voyant s'avancer. Elle l'avait reconnu dès les premiers pas. Comment disait-il, ce poète si talentueux pour décrire les tourments des hommes ? « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ». Mon Dieu, que ces mots se liaient si facilement à son trouble importun.
Elle se détourna lorsque Delphine se jeta dans les bras de son oncle, profitant de ce court instant pour cacher son émoi. Quelle sotte !

—    Guy mon cher enfant ! s'écria la comtesse en s'avançant les bras tendus. Bon retour à la maison.

—    Mère, la salua-t-il d'un baiser sur la joue.

Mais ses yeux étaient rivés sur l'ombre dans l'escalier. Elle lui tournait à moitié le dos, inaccessible. Encore. La peste soit de cette incertitude qui le taraudait.
Thibault tendit gravement la main et le comte la prit, un sourire éclairant fugitivement son visage fermé.

—    Vous êtes bien formel monsieur de Saint-Loup.

—    Je m'entraîne pour la réception de juin, expliqua l'enfant, raide comme la justice.

Et son sourire joyeux vint démentir sa posture. Tous se déridèrent et l'on passa au salon. Madeleine disparut dans les profondeurs de la maison et il se résigna à attendre dans un soupir. Ils se verraient bien assez tôt.

—    Cécile devrait arriver demain soir, annonça, toute enjouée, la comtesse, l'esprit fixé sur son unique préoccupation.

Il soupira et la fusilla du regard, imité sans le voir par son neveu. Thibault serrait les poings et Delphine faisait la moue. Les enfants passaient si rapidement de l'amour à la haine la plus opiniâtre. Et celle-ci mordait férocement leurs cœurs.

—    Je ne reste que trois jours mère. Le temps de visiter les métayers et d'inspecter les fermes.

—    Ne peux-tu te débrouiller pour repartir un peu plus tard ? gémit-elle en se tordant les mains, navrée de voir tous les obstacles qu'il semait sur son chemin.

—    Envoyez un mot au commandant, il acceptera peut-être qui sait ? rétorqua-t-il.

Thibault pouffa de rire mais son oncle fronça les sourcils. L'on n'exprimait sa présence que si on répondait à une question, sinon un enfant se taisait. La comtesse se ferma mais ne dit rien. Quand son fils était ainsi, on ne pouvait rien tirer de lui. D'ailleurs, il posait déjà sa tasse, pressé de vérifier que monsieur Gavorgue avait bien rangé ses affaires.

—    Thibault, Delphine, j'ai un cadeau pour vous ! annonça-t-il.

Les yeux des enfants brillèrent et ils se ruèrent dans l'escalier, menaçant à chaque instant de le faire tomber, surexcités. Diable, ce jour était à marquer d'une pierre blanche ; ils entraient enfin dans la chambre interdite et un cadeau y reposait, pour eux et rien qu'à eux.

**********

Le cerf-volant trônait haut dans les airs, emporté par une brise agréable et assez importante pour faire la joie des jumeaux. L'engin faisait concurrence au château et Thibault manœuvrait assez habilement, de sorte que le fil s'étirait, s'étirait, et laissait la machine aérienne flotter avec une superbe inégalée.
Guy, assis sans façon sur les marches de marbre du château, observait la scène, une tasse de thé dans la main, rêveur. Il était loin des cris de joie de ses neveux, loin de leur enthousiasme, et il les laissait crier sans intervenir. Les enfants devaient se dépenser et devenir robustes s'ils voulaient un jour l'accompagner chasser dans les bois de la famille. Mais pour l'instant, ils étaient tout entier concentrés sur leur cadeau, ravis d'avoir un cerf-volant qui déployait ses ailes dans le ciel que couvraient quelques nuages.

Madeleine sortit de son éternel pas tranquille et il se redressa insensiblement, l'observa s'avancer vers les enfants. Elle était habillée de son éternelle robe noire, son chignon était comme tous les jours serré et strict. Il fronça les sourcils. Il aurait aimé dénouer sa coiffure, étaler ses cheveux sur ses épaules et les laisser enfin libres. Puis changer cette robe noire qui convenait si bien à l'austérité de monsieur Gavorgue et si peu à ses désirs propres. Il se secoua et baissa les yeux. Le temps n'était pas venu.
Elle s'arrêta à ses côtés. Mais elle ne le regardait pas. Une main sur la hanche et l'autre en visière, elle regardait les jumeaux crier de joie devant les pirouettes du cerf-volant. Puis sa voix s'éleva, paisible :

—    Mademoiselle, Monsieur. Il est temps de rentrer.

Ce fut un concert de gémissements, de protestations et de supplications. On demandait cinq minutes de plus, rien que cinq minutes, le temps de faire tournoyer encore un peu ce si beau cerf-volant. Thibault, les mains fermement agrippées au manche, se retourna et implora sa gouvernante du regard. Elle hésita, indécise. Ils avaient été si sages, leur oncle était là, elle pouvait bien accorder un délai...
Mais elle secoua la tête.

—    Allons. Ne me faites pas répéter.

Ils acquiescèrent dans un soupir, le cœur gros, mais obéissants. Le cadeau se posa au sol, la ficelle fut rapidement enroulée autour du bâtonnet de bois, et Thibault ramassa le tout avant de se diriger vers le château, la tête baissée. Mais Madeleine posa sa main sur son épaule et murmura doucement :

—    Après dîner, nous ressortirons pour jouer jusqu'au coucher si vous le voulez.

Une étincelle illumina le regard brusquement reconnaissant de l'enfant et il hocha la tête, heureux, puis fuit à l'intérieur, pressé de se laver.
Elle resta ainsi, dans l'attente inquiète d'elle ne savait quoi. Il était assis à côté d'elle, silencieux. Et elle avait beau creuser son esprit, elle ne trouvait aucun sujet de discussion intéressant. Il parlait peu, avait-elle noté dès les premiers jours. C'était dans son caractère et elle ne s'en plaignait pas. Jusqu'alors du moins. Il se leva brusquement et se dirigea vers le château, la laissant plantée là, interdite. Eh quoi, il ne dirait donc rien ?
Elle rougit violemment, confuse, honteuse surtout. Voilà où la menaient ses rêveries !

Les étoiles s'allumaient les unes après les autres mais Thibault était infatigable. Ses mains guidaient le cerf-volant, habiles et prestes. La moindre brise était aussitôt utilisée à son avantage et l'on aurait juré voir un sorcier tant il maniait à la perfection le jouet. Delphine avait la bouche grande ouverte et Madeleine observait le saule pleureur planté près du lac, à une centaine de mètres devant eux. Mais ses pensées étaient bien loin de cet arbre ancestral. Elle se faisait des idées, s'inventait des sentiments, et l'attitude du comte cette après-midi le lui avait confirmé plus sûrement qu'aucun mot.
Il s'assit à côté d'elle et elle tressaillit, les yeux toujours rivés sur le saule cependant.

—    Les jumeaux sont plus heureux, nota-t-il soudain.

—    Ils rêvaient d'un cerf-volant.

Il s'assombrit ; ce n'était pas ce qu'il voulait dire. Mais elle fuyait son regard, encore une fois. Avait-il la réputation d'un pestiféré ?!

—    En réalité...

—    Guy !

Il serra les dents. Sa mère avait dit demain soir, nom de Dieu. Alors pourquoi Cécile de Dampierre arrivait-elle, légèrement essoufflée et ses joues rosies de façon charmante ? Il se renferma et son visage devint impassible comme lui seul savait le faire, puis il se leva et alla à la rencontre de la demoiselle.

—    Cécile, nous ne vous attendions pas avant demain soir.

Y avait-il un reproche ? se demanda mademoiselle de Dampierre fugitivement. Elle n'avait jamais réussi à le percer à jour, cet étrange élève-officier toujours sur la défensive.

—    J'ai pu me libérer plus tôt et votre chauffeur était disponible, alors j'en ai profité, répondit-elle gracieusement. Je vois que vous profitez de la fraîcheur nocturne.

Il s'inclina et nota du coin de l'œil un pan de robe noire qui s'enfonçait derrière les buissons, discrètement accompagnés des enfants. Elle avait profité de l'intervention pour fuir. Les convenances étaient sauves.
S'inquiétait-elle des convenances lorsqu'ils étaient ensemble ? pensa-t-il subrepticement avant que Cécile ne lui attrape le bras pour faire trois pas vers la demeure éclairée de quelques lumières.
Il n'écouta pas son babillage, comme d'habitude. Les yeux rivés sur le salon dont les portes grandes ouvertes laissaient s'échapper de la lumière presque scintillante, il songeait qu'il était temps. Temps de faire cesser cette mascarade du moins.

**********

Madeleine les observa se promener dans le parc à travers le soupirail de la cuisine, la mine fermée. Depuis hier, elle ne lâchait plus le bras du comte, sous le regard ravi de Madame qui semblait sur le point de se pâmer à chaque fois qu'ils discutaient. Elle ne savait pas ce qu'ils se disaient, mais elle sentait les terribles affres de la jalousie la tenailler plus sûrement qu'aucun instrument de torture du Moyen-Age. Marthe, en apparence bien loin de cette bourrasque intérieure qui secouait sa protégée, pétrissait avec vigueur une pâte à pain qui, elle n'en doutait pas, serait croustillante une fois cuite.

—    Madeleine, cessez donc de vous morfondre et continuez plutôt votre lecture, lança-t-elle. C'est que vos soupirs renverseraient le moulin d'à côté.

Elle rougit et se rassit aussi sec sur un petit tabouret. Dans ses mains, Notre-Dame de Paris tremblait. Combien de passages se révélaient être un écho dans son âme éperdue ? Elle avait l'impression que chaque ligne était une allusion à ses tourments, que chaque mot voulait décrire ses sentiments affolés. Elle lut.
« Quel était ce feu intérieur qui éclatait parfois dans son regard, au point que son œil ressemblait à un trou percé dans la paroi d'une fournaise ? »

—    C'est un feu que je vois de plus en plus souvent chez vous, petite Madeleine, souffla soudain la vieille cuisinière, l'air de rien.

La petite Parisienne se redressa vivement, mais Marthe était le visage même de l'innocence, un sourire en coin. Au-dehors, des éclats de voix interrompaient la relative quiétude de la cuisine, les jumeaux devaient jouer à cache-cache, ou à colin-maillard qui savait ?
Elle se hissa de nouveau sur la pointe des pieds et aperçut une frange de tissu mauve ; la comtesse tapait du pied en cadence avec une chanson que Delphine chantonnait, une de ces chansons éternelles que les enfants apprenaient puis oubliaient fatalement en grandissant. Thibault écoutait ; ses jambes s'agitaient sous le banc rouillé, preuve que le garçonnet aurait préféré courir le parc en dépit de l'amour inconditionnel qu'il portait à sa sœur. Aucune trace du comte et de mademoiselle de Dampierre.
Annie de Saint-Loup se leva finalement et rentra, peu pressée d'affronter la brise mordante de ce mois de mai, aussitôt suivie des jumeaux.

—    Madeleine, appela Anna en déposant le plateau de thé sur la vieille table, Madame aimerait que vous lui lisiez le journal quelques instants.

La gouvernante bondit et grimpa l'escalier deux à deux, insouciante du froncement de sourcils de l'intendante. L'appel de la comtesse était une échappatoire aux remarques piquantes de Marthe, l'occasion était trop belle pour la bouder.
Le vent soufflait sur le carré d'eau du château ombragé par le saule pleureur pluricentenaire. Guy marchait de son éternel pas lourd, les mains dans le dos. A ses côtés, Cécile regardait autour d'elle, priant pour trouver le moindre sujet de discussion. Elle s'était pour l'instant heurtée à un mur silencieux ; et qu'il l'intimidait dans ce costume noir si sévère ! Elle l'avait toujours trouvé séduisant, n'avait jamais osé prononcer plus que quelques mots. Allons.

—    Le parc est verdoyant, murmura-t-elle après une grande inspiration. On sent que le printemps s'est ancré ici.

—    Mmm.

Elle lui en voulut de faire si peu d'efforts. Mais il était ainsi, lorsqu'il parlait c'est qu'il sortait enfin de sa réserve et s'intéressait vraiment à son entourage.

—    J'ai vu la foire annuelle se préparer au village, poursuivit-elle courageusement. Les bêtes promettent d'être superbes, n'est-ce pas ?

—    Sûrement.

Il avait l'air loin de tout ça, loin et en même temps si proche. Il était un paradoxe constant et elle se perdait à tenter de le déchiffrer. De guerre lasse, elle laissa le silence s'installer. Les bruits de vaisselle résonnèrent alors plus forts, étouffés tout de même par la distance et les épais buissons fournis qui parsemaient ici et là le parc. L'eau avait ce son particulier qui enchantait l'âme un brin rêveuse.
Il avait toujours aimé cette musique, ces bulles de savon qui s'échappaient paresseusement de l'évier de Marthe. Il admirait leur évolution, caché sous la table lorsqu'il était petit, alors que son précepteur s'essoufflait à tenter de le débusquer.
Cécile attendit quelques instants, sa main posée sur son bras frémissante comme l'aile d'un oiseau, puis reprit, le regard résolument posé sur l'eau du carré d'eau que troublait toujours le vent.

—    Les enfants ont bien grandi... Comme vous devez être fier d'eux.

—    C'est inutile Cécile, l'interrompit-il gentiment en pivotant pour croiser son regard.

Elle se tourna vers lui, décontenancée, et se heurta à un sourire calme qui se dessinait dans l'ombre de la soirée. Il avait l'air serein, posé, comme si ces mots étaient l'évidence même.

—    In... Inutile ? Quoi donc ? balbutia-t-elle en relevant lentement les yeux sur ce visage paisible.

—    Cette mascarade. Vous le savez aussi bien que moi.

—    Guy...

—    Nous ne sommes pas accordés Cécile.

La lèvre inférieure de la jeune aristocrate trembla et il ajouta gentiment :

—    Je suppose que vous l'aviez compris bien avant moi.

—    Je... Je sais bien que vous êtes réticent à cette idée. Votre mère m'a expliqué...

—    Je suis ravi que vous vous entendiez si bien avec elle. C'est cependant avec moi que vous passerez le reste de votre vie si nous nous engageons plus avant.

Elle tressaillit et il laissa le silence apaiser les choses.

—    Ne pourrions-nous pas tenter l'aventure... ? Guy, je sais que...

—    Ce serait mentir. Et vous me connaissez assez bien, depuis le temps que nous nous fréquentons.

Elle hocha la tête et reprit brusquement, comme inspirée :

—    Y a-t-il quelqu'un d'autre Guy ?

Il tressaillit malgré lui.

—    Pourquoi dites-vous cela ?

—    Vous n'avez rien objecté durant près d'un an, et votre mère a cru que vous acceptiez l'idée. Mais aujourd'hui, vous... vous vous rétractez.

—    Non Cécile, répondit-il, un sourire triste aux lèvres. Il n'y a personne.

Il eût aimé ajouter « Mais la promesse est bel et bien là ». Il s'y refusa. Ses rêves et ses désirs, ses aspirations n'étaient pas prêtes à être dévoilées.
Elle acquiesça de nouveau, fit quelques pas seule puis se retourna d'un bond et gémit, se tordant les mains de désespoir :

—    Oh Guy, je vous en prie... Laissez-nous une chance ! Si vous saviez...

Il fronça les sourcils, étonné. Elle était si maîtresse d'elle-même d'ordinaire.

—    Pourquoi cette agitation Cécile ? Nous ne sommes pas engagés de manière officielle, nous ne faisons que rompre des liens officieux.

—    Des liens que tout le monde ici voit d'un bon œil, répliqua-t-elle, le visage anxieux.

—    Baste. Les voisins péroreront quelques semaines, quelques mois au pire, puis oublieront notre cas devant une autre affaire, sûrement aussi bénigne que la nôtre, sourit-il, amusé cette fois.

—    Non Guy, vous ne comprenez pas...soupira-t-elle en faisant les cent pas pour se donner du courage. Mon frère...

Il écarquilla les yeux. Que venait donc faire son camarade de promotion Philippe dans la conversation ?

—    Verrait-il d'un bon œil cette union entre nos deux familles ? avança-t-il prudemment.

—    Ô combien, souffla-t-elle en se laissant tomber sur le banc recouvert d'une mousse humide. C'est lui qui a suggéré à nos parents cette idée de mariage. Et vous savez comment il peut être lorsqu'il veut une chose...

Le jeune homme hocha la tête d'un air pensif, puis soupira et s'accroupit devant la demoiselle, sa main se posant doucement sur la sienne.

—    Je parlerai à Philippe, déclara-t-il simplement. Il ne vous forcera en rien, et surtout pas à un mariage forcé.

—    Il va m'en vouloir, chuchota-t-elle.

Et dans ses yeux brilla un éclair de crainte.

—    Je prendrai tout sur moi. Il ne vous blâmera pas, je vous le promets.

Il l'incita à se relever et ils marchèrent tranquillement vers la grille, dans un silence adouci par leurs révélations. Cécile tremblait toute entière, il pouvait sentir sa main frissonner dans la sienne. Ce n'était pas le vent léger et mordant qui parcourait le domaine depuis le matin ; même si elle connaissait sa répugnance face à ce mariage, son refus net bousculait tous ses projets, remettait en question l'année écoulée. Et la demoiselle songeait, le cœur palpitant, qu'elle ne serait jamais la reine de Saint-Loup, l'épouse respectable d'un comte respecté dans les environs. Bien que poussée vers ce mariage de convenances, elle avait néanmoins pris goût à cette idée. Un peu. Les Saint-Loup étaient la famille la plus estimée de la région, et elle avait toujours rêvée d'être aussi considérée que la comtesse, aussi aimée qu'elle.
Elle soupira. Ce soir, elle recouvrait sa liberté. Que lui importait ce titre au fond.

—    Je suppose que je ne suis plus la bienvenue ici, déclara-t-elle finalement avec un sourire attristé en se retournant vers le château qui semblait encore plus beau ainsi, à moitié fondu dans la nuit.

—    Vous serez toujours accueillie avec joie à Saint-Loup Cécile. Ne deviez-vous pas rester pour cette nuit ?

—    Je ne faisais que passer, je dors chez mes parents ce soir. Et... je pense que c'est mieux. Je ne pourrais me présenter devant votre famille après notre discussion. Votre mère...

—    Je m'en charge, affirma-t-il, ferme. Elle ne saura que le strict nécessaire, sans jamais avoir à vous rejeter.

—    Vous êtes si gentil, murmura la jeune fille.

Elle se pencha et l'embrassa au mépris des convenances. Ses lèvres rosies par l'émotion effleurèrent la peau rendue piquante par la barbe qui couvait et elle ferma les yeux pour mieux apprécier cette sensation. Il ne serait jamais son époux, ne vieillirait pas à ses côtés. Et même s'il offrait le titre de Saint-Loup, elle ne parvenait pas à s'en attrister complètement.
Elle baissa les yeux, se détourna et fit trois pas en direction de la voiture. Tom était là, la main sur la poignée de la portière, le regard neutre. La demoiselle fit un pas, grimpa sur la petite marche, baissa les yeux sur lui. Et nul ne sut pourquoi le chauffeur releva la tête à cet instant. Leurs regards se croisèrent, les deux jeunes gens s'observèrent et Tom détourna promptement le regard. Alors Cécile rentra dans la voiture et la portière claqua, sèchement.
Guy avait déjà fait demi-tour et marchait de son pas tranquille dans l'allée ombragée des chênes verdoyants. Mains dans le dos, il songeait avec mélancolie qu'un temps était révolu. Il avait enfin pris position et dit non à ce qu'on voulait lui imposer pour le rendre heureux malgré lui. Tout allait bouger.
Sa mère allait crier.

**********

—    Qu'ai-je donc fait pour avoir un fils aussi égoïste !

La comtesse joignit les mains et leva les yeux au ciel, dans une posture dramatique que n'aurait pas désavoué Sarah Bernhardt. Guy soupira et reporta son regard sur le parc que dévoilaient les fenêtres, les mains nouées dans le dos. Les rideaux n'étaient pas tirés, les servantes étaient débordées par la préparation de la réception.

—    Mère, soyez raisonnable, je vous en prie. Il n'y avait rien entre Cécile et moi.

—    Rien ?! Seigneur, doux Jésus ! Madeleine ! Madeleine !

Il tressaillit et ses yeux se posèrent sur la porte qui s'ouvrit presque aussitôt, laissant passer la gouvernante. Elle se précipita au pied de la comtesse et chercha la théière des yeux sans même chercher à comprendre. Mais Annie de Saint-Loup captura sa main et murmura dans un souffle, l'autre posée sur son cœur manifestement palpitant :

—    Mon fils... mon fils a rompu ses fiançailles.

Madeleine releva lentement les yeux, sa main toujours captive de celle, ridée, de la comtesse, et regarda le jeune homme avec douceur. Il frémit. Quel appel dans ces prunelles qui le tourmentaient chaque jour. Ou bien il se trompait, et ce depuis le premier jour. Depuis qu'il l'avait vue couverte de farine, dans la cuisine.

—    Je n'arrive pas à y croire, glapissait la comtesse. Non, je n'y arrive pas !

Sa main serrait convulsivement celle de la jeune fille qui ne disait toujours rien. Que pensait-elle de cette annonce ? Etait-elle satisfaite ? étonnée ? indifférente peut-être. Qui savait ?

—    Mère, il me semble vous l'avoir déjà fait comprendre. Il n'y a jamais rien eu d'autre entre Cécile et moi que ce que vous avez bien voulu imaginer.

—    Mais... s'offusqua-t-elle dans un souffle.

Et Madeleine baissa de nouveau les yeux pour cacher l'étincelle qui s'y allumait. Son cœur tressaillait d'allégresse et frissonnait de culpabilité en même temps. Elle n'avait pas le droit de se réjouir de cette nouvelle alors que la comtesse se désolait de ce rebondissement impromptu. Tout cela ne la concernait en rien.
Et pourtant, elle croisa son regard et frémit à son tour. Il la fixait et se détourna immédiatement.

—    Mais enfin Guy, reprenait la comtesse, réalises-tu les conséquences de ton geste ? Tu repousses le soutien des Dampierre, les autres familles te sont inconnues. Et que dire d... ?

—    Pour la dernière fois, je compte bien m'imposer par mes propres actes et la gestion de mon domaine, pas à la faveur d'un mariage arrangé par vos soins.

Son œil étincela et sa mère ne dit plus rien. Mais elle fusilla du regard le jeune homme et pressa de nouveau la main de Madeleine qui redescendit sur terre et lui tendit la tasse de thé.
Il sortit et elle le suivit des yeux, rêveuse malgré elle.

—    Imaginez-vous ça Madeleine ! s'écria la vieille dame, toute émue. Parvenez-vous à imaginer ce cataclysme ?

Elle imaginait sans peine. Et son cœur battait, battait à toute allure.

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