18. Effleurements
Mars 1914
La neige avait fondu et l'herbe, humide de rosée tous les matins, était chaque jour de plus en plus dense.
La grille émit ce grincement si particulier et Madeleine se redressa, les reins endoloris à force de rester accroupie. Thibault avait tenté de construire un cerf-volant et s'escrimait désormais à comprendre pourquoi l'armature ne résistait pas à l'envol. Delphine observait la scène, la bouche à moitié ouverte. Le vent soufflait sur le château désespérément silencieux, comme d'habitude. Le temps était figé ici, à Saint-Loup de Naud.
Une silhouette apparut dans l'allée, disparaissant parfois derrière le feuillage des arbres pluricentenaires qui bordaient l'allée, une malle dans la main. La demoiselle fronça les sourcils ; l'étranger semblait à l'aise, le visage dissimulé par la frondaison des chênes.
Les jumeaux se redressèrent à leur tour et fixèrent eux aussi le nouveau venu avant de se dérider brusquement.
— Oncle Guy ! Oncle Guy !
Ils coururent vers lui, délaissant cerf-volant et gouvernante, et se ruèrent dans les jambes du jeune homme qui s'accroupit et reçut ses neveux dans ses bras, éclatant de rire.
— Quel accueil ! s'écria-t-il dans un sourire éclatant.
Madeleine arriva à petits pas et reçut le sourire en plein cœur lorsqu'il releva la tête. Il ne lui était pas destiné mais elle rosit. Et se morigéna aussitôt. Les religieuses ne l'avaient pas éduquée ainsi, à se pâmer devant le premier jeune homme venu. Quatre mois étaient passés depuis ce baiser sous le gui, rien d'autre n'était arrivé que ces quelques lettres échangées, il était temps de tourner la page.
Il se redressa et lui tendit la main, son sourire toujours accroché aux lèvres mais ses yeux se teintant d'une lueur plus mystérieuse.
— Mademoiselle, toujours à votre poste.
— Monsieur le comte, sourit-elle poliment.
Entendait-il son cœur battre à coups redoublés ? Elle était sûre que tous ici voyaient son trouble.
Mais il n'ajouta rien et, se baissant de nouveau, attrapa sa nièce qui poussa un cri de joie lorsqu'elle se sentit enlevée dans les airs.
— Il me semble que vous prenez vingt centimètres à chaque retrouvaille ! La soupe de Marthe est si bonne que ça ?
Thibault hocha la tête, les yeux brillants, et Guy éclata de rire. Il semblait plus décontracté, plus à l'aise, constata Madeleine, étonnée.
— Et que faisiez-vous donc dans le jardin ? demanda-t-il alors qu'ils se remettaient en route vers le château.
— Nous construisons un cerf-volant déclara fièrement Delphine.
— Vraiment ? Avez-vous réussi ?
La grimace de Thibault fut une réponse suffisante et l'élève-officier rit de nouveau.
— Mon oncle, puis-je vous aider à porter votre malle ?
— Tu y arriverais ?
Le petit garçon tenta de soulever le bagage mais dut renoncer au bout de quelques minutes, rouge et suant. Madeleine s'approcha et lui prit la valise en souriant.
— Je vais le faire monsieur Thibault.
— Ne vous dérangez pas avec, intervint Guy en secouant la tête. Je reviendrai la chercher.
— Ce serait stupide de faire deux trajets pour une seule malle.
— Alors prenez ma nièce et je me charge de mon bagage.
Delphine tendit les bras vers sa gouvernante en gazouillant de joie et Guy sourit en empoignant sa valise. Elle avait définitivement conquis ses élèves, ils lui mangeaient dans la main. Thibault lui-même regardait la jeune fille avec une lueur admirative dans les yeux.
Mieux valait toutefois être prudent et attendre avant de crier au miracle. Ils avaient usé une bonne quinzaine de gouvernantes ces deux dernières années.
— Êtes-vous en permission oncle Guy ?
— Oui Delphine. Nous sommes libérés quelques jours.
Madeleine remercia silencieusement son élève de poser cette question. Malgré ses bonnes résolutions, le souvenir de ses lèvres sur sa joue la faisait frémir. Elle était naïvement, stupidement troublée par sa présence. Lui-même paraissait désinvolte, comme si rien ne s'était passé. C'était une tradition, avait-il souligné. Elle n'était pas la première à avoir reçu ce genre de baiser pour lui. Mais elle... Elle n'avait jamais fréquenté d'autres hommes que Victor, n'avait côtoyé que le vieux curé du pensionnat. Ils étaient des figures intouchables, l'homme de Dieu et le frère de cœur. Ils n'étaient pas Guy de Saint-Loup.
— Mademoiselle... murmura-t-il pour être entendu d'eux seuls. Cécile de Dampierre réside-t-elle au château en ce moment ?
— Non monsieur le comte.
— Bien, constata-t-il, satisfait. Je fais une surprise à ma mère, et suis heureux d'apprendre que nous resterons en famille.
Étrange façon d'évoquer sa future fiancée, s'étonna Madeleine. Elle avait beau se douter qu'aucun sentiment amoureux ne s'était glissé dans ce mariage de convenance, elle pensait que le comte, avec son caractère réservé, se tairait sur la jeune fille si appréciée de la comtesse.
Marthe, sortie un instant s'aérer l'esprit avant de se replonger dans le menu de ce soir, vit arriver l'équipage avec des yeux ronds. Un large sourire illumina son visage rond lorsqu'elle reconnut Guy de Saint-Loup, mais elle fronça derechef les sourcils. Delphine dans les bras de Madeleine, le jeune homme à leurs côtés et Thibault en train de courir derrière eux... ils étaient le modèle de la famille enfin réunie après une longue séparation.
— Seigneur, grommela-t-elle en battant en retraite dans sa cuisine, ce gui a déréglé bien des choses. Et ce n'est plus moi qui m'imagine des folies ! Seigneur Seigneur, ne les menez pas n'importe où, ils se casseraient les dents.
Le bœuf bourguignon bouillonnait joyeusement dans sa sauce. Le maître était de retour, mais Marthe n'avait pas le cœur à se réjouir. L'avenir était incertain pour ses deux protégés.
**********
— Quel dommage que Cécile ne soit pas là ! gémit une nouvelle fois la comtesse en portant à ses lèvres la tasse de thé que Madeleine venait de lui servir.
— Mère ne commencez pas je vous prie, l'avertit Guy le regard lourd.
Madeleine s'éclipsa, peu désireuse de recueillir les miettes de cette conversation privée. Anna la disputerait pour ne pas avoir récolté d'informations croustillantes, tant pis. Elle n'était pas une commère. Moins, corrigea-t-elle avec le sourire.
— Alors Guy... reprit la comtesse. Quelles nouvelles ?
— Que dire ? soupira-t-il. Les Balkans sont une véritable poudrière, la Russie, la Serbie, l'Autriche... tous les pays d'Europe manigancent pour servir leurs ambitions territoriales. Et nous, nous tentons de tirer notre propre épingle du jeu.
— L'Allemagne ? risqua Annie de Saint-Loup.
— La question coloniale empoisonne nos relations diplomatiques, leurs produits inondent nos marchés et eux ont une véritable croissance démographique.
La vieille dame regarda avec admiration son fils. Il était passionné de géopolitique, cette matière développée par ce géographe allemand Friedrich Ratzel quelques années plus tôt mais depuis toujours chère aux militaires. Et Saint-Cyr l'avait incité à développer ce goût de la stratégie incluant diplomatie et terrain. Aujourd'hui, Guy suivait avec attention tous les travaux qui lui permettaient de se cultiver un peu plus, sans se soucier de la nationalité du chercheur. Elle-même en voulait trop au peuple de Bismarck et à leur victoire de 1870 pour accepter ne serait-ce que lire les recherches de scientifiques allemands.
— N'avez-vous donc aucune nouvelle ici ? reprit-il en déposant sa propre tasse.
— C'est que nous sommes si isolés, se plaignit-elle. Le journal a parfois plusieurs jours de retard et le bouche-à-oreille reste peu fiable.
— Il ne se passe rien ? Vous pourriez visiter les terres, rendre visite aux métayers, aller voir les nouvelles mines d'argile.
— Dieu m'en préserve ! Mademoiselle Delorme y entraîne déjà les enfants plusieurs fois par semaine, je ne voudrais pas augmenter les risques d'avoir un accident.
— Vraiment ? Il me semble que notre gouvernante prend son rôle très à cœur. Ne vient-elle pas de nous servir le thé ?
— Si fait. Lisa est malade et Marthe a envoyé Anna accompagner Madame Leludre à Paris acheter quelques petites choses. Et puis Mademoiselle Delorme aime trop rendre service pour accepter de rester inactive.
— Une vraie perle en somme...
— Une vraie perle, oui. Vous avez raison Guy, je ne peux plus m'en passer.
Il sourit discrètement et but son thé. Sa mère était irrévocablement sous le charme de la demoiselle. Elle avait conquis le château tout entier à sa manière.
Mais il soupira. Il avait la désagréable impression d'évoluer au sein d'un entrelacement de problèmes et de devoirs, d'interdits et de règles. La bonne société avait les yeux rivés sur lui, ses futures décisions, ce qu'il ressentait. C'était du moins l'impression qu'il avait en discutant avec sa mère. Était-il donc sur le point de fauter ? Était-ce si facile de lire en lui ?
Il s'ébroua. Sa seule alliée dans le château l'aiderait sûrement. Elle avait toujours été là pour lui, une de ses raisons de revenir. Jusqu'à aujourd'hui.
**********
Madeleine descendit les escaliers, du courrier en retard dans la main. Elle s'installerait dans la cuisine pour répondre à ses camarades de pensionnat, l'esprit embrumé par l'odeur de nourriture. Mais dans la pièce, Marthe parlait avec le comte dont la voix grave résonnait.
— Non Guy, je suis désolée.
— Même pas un mot ? Pas une allusion, un sous-entendu ?
La cuisinière secoua la tête.
— Elle est très réservée. Quand elle parle c'est à moi, et jamais de choses très importantes.
— N'était-ce donc rien pour elle ? soupira-t-il.
— Vous devriez peut-être essayer de vous montrer plus... ouvert ? risqua-t-elle.
Mais le jeune homme releva la tête, narquois.
— Marthe. Vous me connaissez.
Elle marmonna seulement et Madeleine recula sur la pointe des pieds. Mieux valait ne pas les déranger.
Mais ce fut le cœur lourd qu'elle remonta les escaliers. Le comte avait manifestement rencontré une jeune fille qui lui plaisait. Les ennuis s'annonçaient pour toute la maisonnée.
**********
Ce fut en regardant par la fenêtre que Madeleine aperçut le comte dans le parc. Après un repas qui lui avait semblé gargantuesque pour fêter l'arrivée du maître de maison, Annie de Saint-Loup était montée se reposer un instant et Guy semblait redécouvrir le lieu de son enfance, fidèlement suivi de ses neveux.
Il releva la tête vers sa fenêtre et elle se replongea dans les aventures de Marie-Claire, rouge de confusion. Elle qui n'avait jamais posé les yeux sur un homme, qui n'avait eu ni l'occasion ni l'envie de se rapprocher d'un inconnu –effrayé, qui sait, par le tumulte brouillon que ses romans décrivaient-, elle ne pouvait s'empêcher de suivre du regard le comte. Elle tourna la page suivante avec application, fermement déterminée à finir ce livre.
— Mademoiselle ! Mademoiselle !
Elle soupira d'agacement. S'étaient-ils tous donné le mot pour la déranger ? L'après-midi, la journée entière avait été ponctuée par ces interruptions et elle n'ouvrait son roman que pour le reposer la seconde suivante.
— Quoi ?
Thibault se figea devant son impatience. Elle n'aurait pas dû se montrer aussi sèche, mais les journées se suivaient et se ressemblaient toutes, longues et monotones. Février était passé lentement, s'étiolant paresseusement, avec nonchalance. Sa seule fierté aujourd'hui était le savoir que les jumeaux emmagasinaient peu à peu. Chaque semaine, elle leur confiait de nouveaux livres qu'ils dévoraient. Ils avaient également reçu un carnet où chacun devait noter les plus belles phrases dénichées au détour de leurs lectures. Et les enfants Saint-Loup se pliaient au jeu, ravis de citer Rabelais, du Bellay, Racine ou Chateaubriand. La comtesse s'était opposée à certains auteurs et Madeleine avait rangé Voltaire, Rousseau, Diderot, tous les auteurs des Lumières, un brin agacée.
Et il y avait ces lettres...
— Mon oncle vous demande si vous souhaitez vous joindre à nous pour la promenade, demanda Thibault, hésitant.
Madeleine se tourna de nouveau vers la fenêtre, le cœur battant. Il discutait avec sa nièce, accroupi devant elle pour lui montrer elle ne savait quoi, probablement un insecte aventureux. Lui revenait en tête cette phrase de Pythagore.
« Un homme n'est jamais si grand que lorsqu'il est à genoux pour aider un enfant ».
Elle se secoua.
— J'arrive.
Le petit garçon eut un grand sourire et partit en courant. La promenade serait superbe.
Le château de Saint-Loup de Naud était entouré de plusieurs kilomètres de verdure qui ceinturaient le parc déjà imposant. Les nuages lourds ne menaçaient pas encore l'équipée et ils s'étaient mis en route voilà une demi-heure. Perdus dans les champs humides de pluie, les jumeaux couraient sur la route terreuse et Madeleine regardait partout sauf à côté d'elle. Le comte marchait, mains dans le dos et nez en l'air, les yeux rivés sur le ciel gris.
— J'ai appris que vous aviez emmené les enfants chez vous, à Paris. Ont-ils aimé visiter la capitale ?
— Je crois qu'ils étaient contents. Ils ont tout particulièrement aimé les beignets de mon ami Victor.
— Votre ami ? releva Guy, les yeux imperceptiblement assombris.
— Mon grand-père l'a recueilli lorsqu'il était petit. Nous sommes frères et sœurs de cœur.
Il sourit et regarda un instant ses neveux qui sautaient dans toutes les flaques un tant soit peu boueuses. Les femmes de chambre auraient du travail ce soir.
— J'ai repensé à ce que vous m'avez dit dans vos lettres, reprit-il soudainement.
Elle se figea. Quelques jours après ce baiser qui la troublait tant, elle avait reçu une lettre où une écriture élégante et ferme s'étalait sur le papier. Elle n'en avait rien dit à personne, jalouse de ce secret si commun. Ils avaient échangé ces trois derniers mois, elle avait osé prendre à son tour la plume pour répondre à cet homme si intimidant.
— Je n'avais pas réalisé à quel point ils étaient perdus, reprit Guy. Je dois avouer que perdu dans mon propre chagrin, je me suis occupé des soucis matériels, l'enterrement, l'hôpital pour ma mère, puis celui de trouver une gouvernante lorsqu'elle a voulu les garder près d'elle.
— Ils ont un cruel besoin d'être aimés. Ils ont été délaissés pendant deux ans, gâtés à outrance sans qu'ils n'apprennent jamais les limites. Et les femmes qui m'ont précédée n'ont pas été à la hauteur.
Il la regarda, surpris. C'était la première fois qu'elle était aussi directe avec lui. Jusqu'alors, elle se montrait réservée, discrète. Mais un air résolu se dessinait sur son visage ; l'on aurait dit une tigresse défendant ses petits.
— Les jumeaux n'ont pas été tendres, contra-t-il. Et les gronderies ne leur font rien.
Thibault jetait les plus lourdes pierres qu'il pouvait trouver dans les flaques, Delphine criait lorsqu'une goutte l'éclaboussait.
— Une punition sans explications est tout aussi inutile monsieur, répliqua-t-elle. Vous leur faites peur mais ils seraient bien incapables de m'expliquer pourquoi si ce n'est la peur du martinet.
— Je n'ai jamais eu de problème.
— Mais ils n'ont pas compris ce qu'ils avaient fait de mal et surtout pourquoi. Ils savent simplement qu'il est préférable de ne pas vous faire de farces.
— Et que conseillez-vous mademoiselle Delorme ?
Elle hésita puis se jeta à l'eau. Autant aller jusqu'au bout de ses pensées.
— S'il faut les punir, il faut surtout leur faire comprendre pourquoi c'est mal. Leur montrer qu'ils sont capables de mieux, que nous attendons plus d'eux. Si on ne leur explique pas, ils se braqueront contre le monde entier.
Guy leva les yeux sur ses neveux qui s'ébrouaient désormais dans l'herbe et claqua de la langue.
— Je m'incline devant votre jugement mademoiselle. Les jumeaux sont heureux avec vous et vous ne cédez pas à leurs caprices. Vous avez accompli ce que personne n'a pu faire avant vous.
— Oh je suis persuadée que c'est grâce à vous qu'ils n'ont pas été totalement seuls, répondit Madeleine, aimable.
— Non. Je n'ai aucune patience avec les enfants capricieux et si j'ai fixé les limites à ne pas franchir, ils n'ont été sages qu'avec moi. Vous le savez mieux que personne, glissa-t-il avec un coup d'œil dans sa direction.
Madeleine se mordit l'intérieur de la joue, pensive. Oui, les jumeaux s'étaient déchaînés contre elle, plus odieux que tout ce qu'elle avait jamais vu. Mais le calme était enfin revenu à Saint-Loup, un calme un peu trop pesant parfois, troublé uniquement par ses venues. Et ses lettres.
— Vous montrez une fermeté que je serais bien incapable d'avoir.
— Nous formons donc un duo assorti, répliqua-t-il gaiement, les yeux toutefois impénétrables. L'autorité et la douceur mêlés pour réparer les dégâts.
Et il s'inclina, sa main chercha la sienne dans les rares replis de sa robe sévère de gouvernante, le regard tout à coup brûlant. Elle s'abandonna à cet effleurement avec un frisson.
Guy de Saint-Loup la faisait tressaillir jusqu'aux tréfonds de son âme.
**********
Madeleine se blottit sous les draps et ouvrit le tiroir de sa table de chevet. Une liasse de feuillets attendait silencieusement d'être lue encore une fois. Elle se carra contre ses oreillers et parcourut tout depuis le début. La plume du comte bavait par endroits, rarement, et l'écriture décidée évoquait inéluctablement les lettres du siècle dernier que l'on retrouvait parfois dans les malles du grenier. Elle ne savait plus ce qu'elle avait écrit mais se souvenait de chaque mot qu'il avait lui-même couché sur le papier à grain fin.
C'est avec plaisir que j'ai lu votre dernière lettre sous la pluie bretonne de Saint-Cyr. Que vous soyez si attentive à l'état de santé de ma mère me rassure. Quant aux jumeaux, je ne peux que vous donner entièrement raison. L'air de la campagne les fortifiera et ces sorties que vous prévoyez nombreuses les empêcheront de tourner en rond dans le château qui, quoi qu'on en dise, est lugubre pour un enfant de dix ans.
Elle sourit. Il avait beau se montrer froid et impersonnel avec son entourage, il ne pouvait cacher son souci extrême du bien-être de sa famille malgré ses lourdes occupations d'élève-officier et de comte. Et elle ne l'en admirait que davantage.
Pour ma part, couvert d'une boue épaisse qui m'empêche de me sentir propre, je tente de préserver vos lettres, seul contact avec Saint-Loup. Les anecdotes de la vie familiale égaient mes journées et pour cela, veuillez trouver ici mes sincères remerciements.
Elle sourit rêveusement, souffla la chandelle. Et sous les draps, elle répéta à voix basse ces mots de gratitude, éternellement, sans jamais se lasser.
**********
Guy entra dans la bibliothèque, les yeux baissés sur un papier remis par son camarade Alain de Fayolle et un épais dossier coincé sous le bras, et se figea en entendant deux éclats de rire. Son ami Théophile Benitoron avait manifestement pris ses aises. En gilet, les manches de sa chemise relevées jusqu'aux coudes et les lunettes de travers, le bibliothécaire montrait à la gouvernante une ligne apparemment palpitante dans un des plus vieux livres de la collection Saint-Loup.
Elle écoutait ce qu'il lui disait avec le plus grand sérieux. Ses yeux bleus rayonnaient sous la lumière du jour qui inondait la pièce, et elle posait sur son ami un regard empreint de respect et d'admiration.
Guy toussota.
— Veuillez m'excuser. Théo, j'ai trouvé ce que tu me demandais hier soir.
L'étudiant en histoire parut aux anges et Madeleine rougit. Le souvenir de leur discussion remontait avec force. Elle avait pourtant réussi à l'oublier avec les taches d'encre sur son uniforme que les jumeaux avaient maladroitement créées pendant la dictée. Mais le regard troublant du maître des lieux la déstabilisait tellement qu'elle sentit ses mains trembler dans son dos.
— Merci Guy, répondit Benitoron en s'avançant pour récupérer le paquet que tenait l'officier. Ce compte-rendu du XIVe siècle m'aidera grandement dans mes recherches.
— Ah non, ceci est mon dossier de Cyr. J'ai laissé ton précieux outil de travail dans le hall.
Le regard de Guy aurait pu être malicieux. Mais une étincelle bien plus grave soulignait tout autre chose et Théophile ne s'y trompa pas, lui qui partit prestement chercher son dû et laissa les deux jeunes gens seuls.
Madeleine se détourna et chercha un peu fiévreusement un livre, n'importe lequel, tandis que le comte s'appuyait sur la table.
— Que vous montrait donc Théo ?
— Monsieur Benitoron cherchait simplement un recueil et je tentais de l'aider.
— Mmm... il m'a avoué être content de séjourner ici.
— Ce travail lui plaît, si j'ai bien compris. Il vous en est reconnaissant.
— Théo est surtout un vieil ours qui n'aime rien d'autre que les livres, poussiéreux si possible. Mais il paraît surtout content d'avoir noué des relations avec le personnel.
Madeleine était sur des charbons ardents. Que voulait-il dire ? Qu'il avait parlé d'elle ? Théophile Benitoron n'était rien pour elle, rien d'autre qu'un archiviste un peu bougon et un homme déjà vieux garçon à seulement vingt ans et quelques.
— Ne vous inquiétez pas Monsieur. Je sais très bien où est ma place. Mademoiselle de Dampierre me l'a rappelé.
Son ton amer la surprit elle-même et elle jeta un coup d'œil inquiet à l'élève-officier. Mais celui-ci ne s'offusqua pas et se contenta de froncer les sourcils, se dégageant vivement pour s'adosser à un pilier de la bibliothèque, près d'elle.
— Il n'est pas question de place ou de hiérarchie Mademoiselle. Et croyez que je désapprouve la malheureuse initiative de Mademoiselle Cécile, je vous l'ai déjà dit. Mais je connais Théophile, et il pourrait envoyer un mauvais message. Ou mal interpréter des propos innocents.
Son regard s'était fait incisif et Madeleine hocha lentement la tête. Elle avait compris. Mieux valait éviter de discuter trop longtemps avec le bibliothécaire.
Guy se radoucit et la contempla en train de ranger trois livres perdus. Ses cheveux étaient encore une fois ramassés en un chignon strict, et sa robe noire ne dévoilait rien. Ne portait-elle jamais de couleurs vives ? L'on aurait dit qu'elle était perpétuellement en deuil, et son teint pâle ne contredisait en rien l'idée.
— Pourrais-je me joindre à votre promenade tout à l'heure ? demanda-t-il d'un ton plus courtois, désireux de faire oublier son ton un peu trop sec à son goût.
Madeleine releva rapidement les yeux vers lui.
— Bien entendu. Monsieur Thibault voudrait vous montrer son nouveau jouet et Mademoiselle rêve de cueillir un bouquet comme dans ses livres.
— Monsieur Brapi gâte décidément bien trop mes neveux, grommela Guy, malgré tout heureux dès qu'on aimait ses protégés. Je vous retrouverai dans le hall.
Et s'inclinant brièvement, il partit aussitôt, ses bottes frappant en cadence le parquet parfaitement ciré, le bruit de ses pas décroissant au fur et à mesure qu'il s'éloignait. Madeleine ferma les yeux et inspira profondément ; l'eau de toilette du comte était... indescriptible. Elle ne pouvait pas trouver les mots décrivant parfaitement cette odeur boisée et masculine, parure de son sillage. Aussi se contentait-elle de respirer presque avidement ce parfum enivrant, en cachette, un peu honteuse d'être comme dépendante de cette drogue. Cette odeur d'homme était associée à ce baiser si bouleversant dont le souvenir lui nouait encore l'estomac.
Elle ferma les vitrines à clef et sortit à son tour, pressée de retrouver l'office et ses camarades. À chaque fois qu'il était dans les parages, elle trouvait le moyen de s'occuper les mains et de paraître occupée pour avoir moins l'air idiot face à son regard troublant. Mais il était si imposant qu'elle tremblait de faire un jour tomber un livre sur sa tête.
— La scène serait cocasse ceci dit, marmonna-t-elle entre ses dents. Mais je tiens trop à ma place pour faire s'écrouler la bibliothèque sur lui.
**********
Il faisait les cent pas dans sa chambre sans savoir depuis combien de temps. Sa mère dormait depuis plusieurs heures, enrhumée, et les enfants étaient allés au lit sans faire d'histoires, encore une agréable surprise. La flamme de la bougie chancelait à chacune de ses virevoltes et le vent battait contre les volets. Il devait faire un froid de gueux à Cyr, comme souvent dans cette terre bretonne.
Il se laissa tomber sur son lit et soupira. Le futur lui apparaissait incertain sur tous les plans. L'Europe sombrait dans un tourbillon de déclarations agressives qui risquait de mener à la guerre, sa mère n'accepterait pas son souhait de s'engager sous le drapeau pour le reste de sa vie alors que ses terres réclamaient de plus en plus sa présence... et son cœur balançait sans savoir que dire, que faire face à elle. Il ne voulait pas se précipiter, aller trop vite et tout briser. Son caractère posé aimait cette proximité lorsqu'ils marchaient côte à côte dans la campagne, ce silence qui s'établissait sans qu'ils n'éprouvent le besoin de le rompre pour des mondanités, paisibles dans la tranquillité.
Elle était plus petite que la moyenne, menue, il ne l'avait jamais vue qu'avec sa robe noire de gouvernante. Mais son sourire la faisait rayonner et ce regard doux le captivait lorsqu'il s'éclairait en regardant les enfants, alors qu'il devenait brumeux en se posant sur lui. Il aimait l'observer.
Il se secoua, sortit les lettres qu'elle lui avait envoyées depuis janvier et les relut, un sourire pensif aux lèvres. Elle avait gardé cette écriture d'écolière que toutes les petites filles avaient avant de grandir, ces lettres à boucles qui s'effilaient au fil de la plume et du papier. Elle lui donnait des nouvelles de la maisonnée, avec une pensée particulière pour sa mère.
Elle était délicate, songea-t-il en repliant les feuilles. Marthe avait raison, c'était une étrange demoiselle qui ne livrait pas ses secrets si facilement. Elle était calme, tranquille comme l'eau des marais. Et pour ce naturel serein, elle ne l'intriguait que davantage.
Il partit discrètement le matin, tôt. Le château n'était pas encore éveillé, et c'était mieux ainsi. Il n'avait jamais pu supporter les adieux et il préférait ne pas croiser ces yeux bleus alors qu'il s'en éloignait. Les exercices et marches lui feraient le plus grand bien en lui permettant de réfléchir à tête reposée. Tout était allé très vite ces jours derniers. Ils avaient arpenté la propriété du château en discutant des jumeaux, de sa mère, de Saint-Cyr et de Paris. Elle se dévoilait un peu plus chaque fois mais restait sur la défensive. Il avait la périlleuse impression de marcher sur des pierres glissantes, et ne souhaitait qu'une chose, la découvrir davantage, connaître ses secrets. Elle semblait promettre mille choses, était-elle celle qu'il s'imaginait ?
Madeleine souleva très légèrement le rideau et l'observa, le regard attristé. Il n'était resté que quatre jours, un fugitif éclair dans la monotonie de Saint-Loup de Naud. Elle avait savouré sa présence lorsqu'il les accompagnait dans leurs jeux, consciente que tout s'arrêterait dès son mariage avec mademoiselle Cécile. Ils n'avaient pas évoqué ce sujet, trop pudiques tous deux. Mais la comtesse était chaque jour plus impatiente et ne s'en cachait plus devant elle, confiante dans sa discrétion.
Elle suivit des yeux la silhouette qui s'estompa peu à peu puis disparut derrière la grille. Il prendrait le train à Longueville après une petite heure de marche. Et elle resterait là, à attendre rêveusement la prochaine permission, bien consciente de la futilité de ses sentiments.
Une gouvernante ne ressentait jamais rien d'autre que du respect envers son employeur.
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