15. La repentance
1er janvier 1914
— Mademoiselle ! Mademoiselle !!
— Et voici l'admiratrice de notre petite Parisienne, grommela Jacques en écrasant prestement sa cigarette dans le cendrier.
Delphine s'arrêta net devant le domestique, toussa lorsque la fumée parvint jusqu'à elle, puis courut vers la gouvernante qui rentrait du poulailler avec la cuisinière.
— Delphine ? s'étonna Madeleine en la voyant tendre les bras dans sa direction. Que faites-vous ici ?
— Thibault a besoin de vous ! s'écria la petite d'une voix rendue aigüe par la peur.
Jacques fronça les sourcils, Marthe hésita à intervenir, mais Madeleine les convainquit d'un regard qu'elle maîtrisait la situation.
— Restez ici Delphine. Je vais voir Thibault.
— Il est dans le grenier !
La gouvernante caressa les cheveux blonds de son élève, s'élança vers l'escalier de service et Jacques, grognon, s'occupa de la petite Saint-Loup.
— Monsieur Brapi, que veut dire Vae Victis ? demanda Delphine, rassurée maintenant que sa maîtresse était au courant de tout.
— Euh... Eh bien...
— Mademoiselle de Dampierre m'a souhaité la bonne année et a insisté pour m'offrir un petit quelque chose. Elle veut vraiment être considérée comme la...
Anna s'arrêta net devant le regard bleu de Delphine qui se posait sur elle d'un air surpris, et s'assit lentement à la table commune, embarrassée.
— Que veut Cécile ?
— Oh rien Mademoiselle, ne vous inquiétez pas, s'empressa Anna, rouge de confusion.
Jacques ricana. Pour une fois que la domestique se laissait aller à critiquer ouvertement ses maîtres et leurs invités, le hasard la reprenait fermement. Ne manquait plus que Monsieur Gavorgue pour parachever le tout. Mais l'ombre du majordome ne se dessina pas sur le mur.
Madeleine grimpa deux à deux l'étroit escalier, le cœur pressé d'une angoisse sourde. La porte du grenier se dessinait, mais elle avait l'impression tenace qu'elle reculait au lieu d'avancer.
Un sanglot s'échappa lorsqu'elle ouvrit lentement la lourde porte qui, pour une fois, ne grinça pas. Derrière les malles où s'entassaient les robes d'un autre temps, caché derrière les affaires militaires de son oncle et les vitrines où sommeillaient les médailles de son grand-père, Thibault de Saint-Loup pleurait, le visage enfoui. De gros sanglots le déchiraient et Madeleine put avancer jusqu'à lui sans qu'il ne s'en rende compte. Ce fut en entendant sa voix, douce et posée, qu'il sursauta :
— Que se passe-t-il Monsieur Thibault ?
— R...rien, grommela-t-il, buté.
Il s'essuya les yeux d'un geste rageur et se dressa pour s'élancer hors de son repaire. Mais Madeleine lui attrapa le poignet et murmura :
— Vous savez bien que vous pouvez tout me dire Monsieur.
— Pour...pourquoi vous parlerais-je ? Vous n'êtes ici que pour tout chambouler !
La remarque, injustifiée, blessa tout de même la demoiselle qui pâlit légèrement. Mais cette fois, aucun sourire ne se glissa sur les lèvres du petit garçon. Il était bien trop blessé pour profiter de la peine qu'il avait une nouvelle fois su créer.
— Vous savez que ce n'est pas vrai, chuchota Madeleine.
— Alors pourquoi Cécile s'occupe-t-elle moins de nous ?! Pourquoi Oncle Guy se permet-il de venir aux leçons ? Pourquoi Grand-Mère veut-elle brusquement tout savoir de ce que nous apprenons ?
— C'est ainsi que cela doit se passer, expliqua patiemment la gouvernante. Vous devez vous instruire pour reprendre lus tard la tâche qui vous incombera. Le château et les terres environnantes ne peuvent pas être dirigés par un inculte.
— Oncle Guy ne venait pas vérifier les leçons avant. Il nous laissait tranquille.
— Vous avez vécu deux ans chaotiques, et il faut tout remettre en ordre... Il s'occupe de vous parce qu'il tient à vous Thibault. Souvenez-vous du dicton de l'autre jour : qui aime bien châtie bien.
— Et pourquoi Cécile n'est plus avec nous ?!
Et Madeleine comprit que ce qui blessait le plus le petit garçon n'était pas les réprimandes du comte ou la mise en ordre de la vie quotidienne, mais l'absence de Cécile. Que dire ? Madeleine ne connaissait pas la demoiselle. Anna lui avait brièvement expliqué les liens presque ancestraux qui unissaient les Dampierre et les Saint-Loup, la grande amitié entre Philippe et Guy. Mais de la demoiselle, peu de choses en vérité, si ce n'est qu'elle débarquait à chaque permission du comte et tentait de se faire aimer de tous.
— Je suis persuadée qu'elle est contente d'être ici Thibault. Mais elle ne peut s'occuper que de vous.
— Elle n'a même pas épousé Oncle Guy qu'elle nous a déjà oubliés, gronda Thibault, poings serrés, des larmes coulant encore le long de ses joues.
Madeleine eut un coup au cœur. Epouser le comte ? Elle n'avait jamais entendu parler de ce mariage. Anna n'avait jamais rien dit à ce sujet.
— Mais elle ne vous oublie pas Thibault, je peux vous l'assurer, tenta-t-elle sans être convaincante.
— Elle nous avait dit qu'elle remplacerait Maman ! s'écria brusquement son élève sans même l'écouter.
Son cœur saigna devant la douleur du petit Saint-Loup, malgré les méchancetés qu'il avait faites. Elle réprima à grand-peine l'envie de le serrer dans ces bras et dit doucement pour ne pas le heurter davantage :
— Delphine m'a dit que vous vous souveniez de votre mère...
— Maman... Elle était belle... Mais Monsieur Charpentier nous a dit qu'elle était morte le jour où ils devaient venir nous chercher.
Et Thibault, vaincu, se laissa tomber à côté de sa maîtresse contre un vieux coffre, puis déballa tout ce qu'il gardait pour lui depuis deux ans. Madeleine apprit tout.
Bérénice et Alfred de Valot étaient partis pour le pensionnat chercher leurs enfants. Ils avaient promis de visiter Paris en famille, le temps d'un weekend. Les jumeaux étaient si excités qu'ils n'avaient pas pu dormir la nuit précédente et le directeur avait été sidéré de voir les malles dans le hall dès six heures du matin, alors que la cloche peinait à réveiller les élèves. Ils avaient encore une fois transgressé le règlement et s'étaient retrouvés dans le bâtiment réservé aux garçons, surexcités à l'idée d'enfin retrouver leurs parents. Mais à huit heures, personne. A neuf heures, Thibault avait sentir un étrange pressentiment l'assaillir, aussitôt partagé avec sa jumelle. Ils s'étaient alors regardé, espérant que l'ombre imposante mais affectueuse de leur père se dessinerait bientôt devant les vitraux des deux battants de la porte d'entrée. Thibault espérait sentir le doux parfum légèrement piquant de sa mère avant qu'elle l'enveloppe tendrement de ses bras, pour ce câlin dont il rêvait depuis leur dernière séparation. A midi, une ombre était apparue devant les deux enfants assis sur leurs malles, et Tom Charpentier, casquette à la main, avait regardé silencieusement les nouveaux orphelins. Thibault, redressant la tête, avait compris ce qui s'était passé. Bérénice et Alfred de Valot étaient morts dans un accident de voiture. La personne en face avait voulu essayer la voiture qu'elle venait d'acquérir, ce nouvel engin réservé aux plus riches, et le tournant s'était révélé raide, trop raide. Les jeunes parents avaient succombé à leurs blessures dans l'ambulance hippomobile. Leurs derniers mots avaient été pour Thibault et Delphine.
Les jumeaux n'avaient pas pleuré. Le choc était trop rude. Leur grand-mère avait eu une attaque, leur oncle se démenait avec ses supérieurs pour obtenir le droit de partir de Saint-Cyr quelques jours et oncle Rodolphe, le frère de leur père, était aux Etats-Unis pour son entreprise de cigarettes. Le personnel s'était occupé d'eux avec dévouement, veillant à les combler de friandises, espérant naïvement que les cadeaux et le temps apaiseraient la douleur dans les yeux des orphelins en même temps que d'assurer le calme au château. Mais dans le cœur de Thibault couvait une rage inextinguible que Delphine partagea très vite. Ses parents étaient morts à cause d'un inconscient qui, par ses relations, avait échappé à la prison, et ils se retrouvaient seuls face à une famille absente et déchirée.
Dès son arrivée, leur oncle Guy s'était battu pour récupérer la tutelle des jumeaux, mais n'avait pas pensé à leur parler, trop préoccupé par sa mère au bord du gouffre, confronté à son propre chagrin. Oncle Rodolphe était venu à l'enterrement et avait cédé ses droits à Guy, trop heureux de ne pas avoir à s'occuper des diablotins qui avaient un jour mis le feu à ses rideaux.
Madeleine écouta sans broncher. Un geste de protestation lui était venu lorsque Thibault avait évoqué l'attitude du comte, mais elle s'était forcée à ne pas réagir. Les jumeaux avaient effectivement été laissés à eux-mêmes et leurs frasques révélaient autant un besoin d'attention qu'un manque d'éducation sérieuse. Cécile ne s'y était pas trompée, en aimant sincèrement ces enfants ; ils le lui avaient bien rendu, fidèles et affectueux, sages et aimants.
Lentement, Madeleine glissa un bras autour de Thibault, lui laissant le temps de reculer s'il le souhaitait. Mais la raideur de son élève fondit très vite et il s'accrocha brusquement à elle, de nouveaux pleurs le secouant tout entier. Il lui semblait qu'il se laissait enfin aller après deux ans à jouer au petit garçon dur et méchant.
Elle caressa doucement les cheveux soyeux et murmura :
— Je ne suis pas là pour tout changer et vous éloigner de Mademoiselle de Dampierre, Thibault. Je suis là pour m'occuper de vous, moi aussi.
— Mais vous partirez un jour, hoqueta le petit Saint-Loup. Vous partirez comme tous les autres ! Vous vous marierez !
Madeleine ne put s'empêcher de rire et l'enfant releva la tête, un peu rassuré mais toujours perdu.
— Je ne me marierai pas de suite, je vous le promets.
Thibault la regarda un long moment, les yeux dans les yeux, quêtant la moindre trace de mensonge, puis hocha la tête et se rapprocha encore d'elle.
Elle l'enlaça et demeura songeuse. Cette maison cachait décidément des secrets et blessures qu'elle n'aurait jamais pu imaginer. Mais aujourd'hui, premier janvier 1914, Thibault de Saint-Loup, orgueilleux petit garçon, cédait enfin.
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