14. A la conquête de Thibault
31 décembre 1913
Les leçons passées seule avec les enfants étaient plus calmes désormais, mais Thibault continuait ce jeu qu'il dirigeait depuis deux ans. L'encrier qui se renversait inopportunément sur sa robe, les répliques cinglantes ou la passivité du petit garçon étaient fréquents. Mais Madeleine préférait quand il restait dans ses pensées ; le démon qu'il était se transformait en bonhomme à l'air perdu et désolé, et elle se rassurait en songeant que l'écolier pouvait être adorable. Sauf avec elle. Il paraissait animé d'une rage sourde en ce qui la concernait et semblait déterminé à la faire fuir.
— Monsieur de Saint-Loup, déclara-t-elle un peu plus sèchement que ce qu'elle aurait voulu, redressez-vous et écrivez votre dictée.
Thibault se releva lentement, les yeux noirs et les poings serrés. A cet instant, l'on aurait dit qu'il haïssait cette demoiselle venue de nulle part.
— Je n'ai pas d'ordres à recevoir de vous Mademoiselle. Je suis un Saint-Loup, le prochain comte et chef ici. Je porte avec moi toute la gloire de mes ancêtres et vous, vous n'êtes rien qu'une fille du peuple, qui marche dans la boue et a de gros sabots.
Madeleine écarquilla les yeux, plus blessée qu'elle ne l'aurait cru face à ces paroles méchantes. Elle savait pourtant qu'il ne fallait pas l'écouter, qu'elle réagissait toujours trop vivement aux attaques. Mais elle restait sans voix devant la méchanceté gratuite du petit noble.
— Thibault de Saint-Loup, vous viendrez dans mon bureau, claqua la voix sèche du comte.
Madeleine se retourna violemment et pâlit ; l'officier se tenait droit dans l'encadrement de la porte, les poings serrés et les yeux étincelant de colère. Elle frémit et Thibault se recroquevilla soudain, apeuré. Non, il était terrifié. Mais sous le regard chargé de mépris de son oncle, il n'osa pas dire un mot et baissa la tête. Delphine regardait alternativement l'oncle et le frère, ébahie devant tant de violence. Madeleine intercepta son regard perdu et intervint rapidement pour en finir avec ce silence odieux :
— C'est fini pour aujourd'hui. Partez vite.
Delphine bondit de sa chaise et courut près d'elle, sa main cherchant la sienne dans les plis de sa longue robe. Elle s'en saisit et disparut derrière le tissu, craintive devant son oncle. Ce dernier attrapa par le col son neveu qui tentait de se glisser entre lui et la porte et partit à l'étage en déclarant :
— Puisque vous êtes le futur comte, vous devez apprendre comment doit se comporter un gentilhomme face à ses propos.
Thibault trembla et Madeleine crut un instant que le Saint-Cyrien tremblait aussi. Mais le jeune homme de vingt-trois ans se montrait étonnamment calme et monta les escaliers rapidement. La porte claqua.
— Mademoiselle...
Elle regarda Delphine, aussi perdue qu'elle. Mais elle ne devait pas flancher, et encore moins avoir l'air de désavouer l'attitude du comte.
— Il me semble que l'heure du goûter a sonné, répondit-elle après une inspiration tremblante. Allons, la cuisine nous appelle.
Marthe ne posa pas de questions et déposa devant elles un plateau de sablés chauds fin prêts pour le thé. Mais Madeleine ne mangea pas d'aussi bon cœur que son élève.
**********
L'on se préparait à fêter le Nouvel An. Les domestiques, encore une fois prêts à tout pour satisfaire leurs maîtres, s'étaient surpassés dans la décoration du vieux château, et la boule de gui avait été soigneusement accrochée dans l'entrée par un Jacques prêt à tout pour voler un baiser à Lisa. Marthe, plus prosaïque, mangeait dûment ses dernières pâtes de fruits tout en vérifiant pour la millième fois ses recettes, et Madame Leludre calculait les dépenses faites pour le repas de Noël, grognant contre la cherté des aliments et la paresse qui l'avait saisie durant ces quelques jours. Pour l'occasion et à la demande de Cécile de Dampierre, Madeleine avait cousu un nouveau tablier pour Delphine, comme le voulait la tradition. Chacun porterait au moins une pièce neuve afin de commencer dans les meilleures conditions cette année 1914.
Devant l'effervescence de la maison, Madeleine peinait à garder son calme. Les servantes couraient partout, Monsieur Gavorgue semblait s'étouffer devant tant d'agitation, et Tom riait tout seul devant son journal.
— Avez-vous revu Monsieur Thibault ? Parvint à glisser Anna entre deux plats de fruits de mer à monter dans la salle à manger.
— Pas depuis cette après-midi. Le comte n'a rien dit de particulier et Thibault est consigné dans sa chambre.
Lisa passa en trombe, chargée d'un foie gras appétissant qui réveilla les estomacs. Madeleine s'occupa des biscuits à la cannelle, à la cardamome ou au gingembre et déposa les plateaux sur le buffet, admirant rapidement leurs formes de soleil ou de roue qu'avait dessinées presque amoureusement la vieille cuisinière, signe de chance et de prospérité. Le pot de miel et sa cuillère reposaient à côté, symbole de douceur et de richesse.
— J'aimerais goûter des huîtres un jour, déclara rêveusement Anna en contemplant la table dressée pour le repas.
— Apollinaire dit qu'elles sont aphrodisiaques, lança gaiement Madeleine en remettant rapidement une guirlande en place.
Anna rougit, Lisa gloussa et Madeleine s'éclipsa dans la cuisine aider Marthe qui rugissait de mécontentement. Un tintamarre effroyable retentissait, des casseroles étaient tombées et le son, assourdissant, résonna longtemps dans la pièce, aussitôt remplacé par les cris.
— Doucement Marthe, l'adjura la jeune fille en se baissant pour tout ramasser.
Madame Leludre, accourue pour constater les dégâts, leva les yeux au ciel et repartit. C'était bien le moment de renverser la sauce !
— Quelle heure est-il ? soupira Marthe en s'asseyant lourdement sur l'unique tabouret branlant.
— Près de vingt-trois heures. La famille n'est pas encore descendue, elle ne devrait plus tarder.
— Le comte vous a-t-il parlé de Monsieur Thibault ?
— Non hélas. Je sais seulement qu'il est consigné et que Mademoiselle Delphine n'a pas le droit de lui parler.
— J'espère qu'il se repentira pour de bon et pourra profiter du réveillon, grommela Marthe d'un ton bourru. J'ai beau m'insurger de cette éducation laxiste, mes biscuits ne se mangeront pas seuls. Et les demoiselles de la maison ne peuvent risquer l'indigestion pour moi.
Madeleine esquissa un sourire. A part Delphine qui courait partout et mangeait comme pas deux pour compenser, Cécile de Dampierre et madame la comtesse avaient plutôt un appétit d'oiseau.
— Marthe... Puis-je vous poser une question ?
— Bien sûr, bien sûr, répondit-elle d'un ton bourru.
— Lorsque le comte est arrivé, vous aviez l'air de bien le connaître...
— Monsieur Guy ? s'écria Marthe, un sourire attendri aux lèvres. Mon petit Robin des Bois.
— Pourquoi Robin des Bois ? s'empressa de demander Madeleine en posant les coudes sur la table, intéressée.
— C'était son surnom quand était petit. Dans le parc il jouait avec son camarade, le frère de Mademoiselle Cécile. Et Guy prenait systématiquement le rôle du héros. Je les ai surpris un jour qu'ils assiégeaient la Tour.
La Tour de Saint-Loup de Naud, plantée au milieu du village, tel un chevalier protégeant ses terres. Elle appartenait à la famille depuis sa construction vers 1200 et avait toujours été soigneusement entretenue par les Saint-Loup. A côté du prieuré, elle avait été surnommée par les villageois la « Haute Maison », résidence de la famille lorsque les invités affluaient à l'époque faste des grands bals. La bibliothèque familiale comptait une dizaine de livres sur l'histoire de cette tour, et Théophile Benitoron avait du mal à déchiffrer l'écriture serrée des notaires sur les dépenses opérées par chaque comte pour cet héritage historique.
— Depuis, poursuivit Marthe, je l'ai appelé Robin des Bois et il porte très fièrement ce titre, encore aujourd'hui.
Madeleine sourit. C'était un beau souvenir que la cuisinière, les larmes aux yeux, évoquait.
— Mais attention, reprit brusquement la femme de près de soixante-dix ans, c'est un secret Madeleine. Monsieur Guy m'a fait promette de ne jamais répéter cette histoire à qui que ce soit.
Madeleine combattit fermement l'envie de lui rétorquer qu'elle venait de faire le contraire et préféra demander :
— Quand vous a-t-il fait promettre ceci ?
— Oh il avait bien neuf ans !
Imaginer le comte enfant était difficile à concevoir, mais Madeleine imagina sans peine un enfant châtain massacrer allègrement l'herbe du parc et casser les branches des arbres pluricentenaires.
L'horloge dans le hall sonna vingt-trois heures et les deux domestiques se figèrent. Les bruits de vaisselle et de discussion parvenaient jusqu'à elles, plus ténus.
— Plus qu'une heure et 1913 sera à jamais finie...
— Il est étrange de penser que nous serons les seuls à avoir connu cette année, ajouta la gouvernante, rêveuse, le menton appuyé sur la paume de sa main. Imaginez, tous ceux qui vivront après nous, malgré toutes les avancées scientifiques, ne pourront jamais revivre ces événements...
— Quels événements, grommela Marthe en se tournant vers ses poêles. Un Républicain à la tête du pays. Cette France tombe en décadence, c'est à en pleurer Sainte Mère.
— J'espère que 1914 s'annoncera mieux, plaisanta la jeune fille. Qu'attendez-vous pour cette année ?
— Je vais vous dire Madeleine, je n'attends plus grand-chose de la vie. Je sers la même famille depuis bientôt cinquante ans et ne désire rien d'autre que de pouvoir continuer. C'est à vous la jeunesse d'espérer le meilleur pour vous.
Madeleine hocha la tête ; elle ne savait pas ce que la vie lui réservait mais attendait, confiante. Le Nouvel An était toujours un moment d'espoir pour tous. Comme si tout changeait aux douze coups de minuit.
— Mademoiselle ! Mademoiselle !!
Elle sursauta, se retourna d'un bond et vit un Thibault affolé courir vers elle, les mains tendues. Elle n'eut que le temps de baisser la tête et le petit garçon se prit les jambes dans sa longue robe noire, ses bras cherchant désespérément à l'étreindre. Ahurie, elle se baissa et tenta de le rassurer de son mieux.
— Monsieur Thibault ? Qu'y a-t-il ?
— Je crois que mon neveu a quelque chose à vous dire Mademoiselle.
La voix claire du comte s'éleva, distincte et nette, faisant sursauter les deux femmes. Madeleine le regarda, abasourdie, puis baissa les yeux vers son élève qui tremblait.
— Je... je vous demande pardon pour mon insolence et mes bêtises, déclara-t-il, peu assuré et le regard fuyant.
La mâchoire de Marthe sembla se décrocher, Madeleine hoqueta et Guy esquissa un très léger sourire. Thibault regarda anxieusement sa gouvernante qui s'accroupit et murmura :
— Je vous pardonne Monsieur.
Le petit garçon sourit victorieusement, regarda aussitôt son oncle qui hocha la tête, et déguerpit en direction de l'étage, pressé d'enfin retrouver sa jumelle. Madeleine le regarda partir, encore sidérée par les mots du futur héritier.
— Je m'excuse une nouvelle fois de l'attitude et des paroles de mon neveu Mademoiselle, ajouta Guy de Saint-Loup en s'avançant. Comme vous avez pu le constater, les jumeaux ont été longtemps laissés à eux-mêmes.
Marthe renifla d'un air dédaigneux et l'officier lui fit un clin d'œil avant de les saluer. Madeleine attendit qu'il parte pour s'effondrer sur une chaise, abasourdie.
— Avez-vous vu ce qui vient de se passer ??
— Si j'ai bien compris, le comte vous protège ! gloussa la cuisinière en remuant les braises du feu.
— Me protège ?
— Eh bien, ne vient-il pas de prendre votre parti contre Monsieur Thibault ?
— Il vient plutôt de poursuivre l'éducation que les jumeaux doivent recevoir. Ces enfants ont été trop longtemps délaissés, il a raison.
Marthe grommela qu'ils avaient tout de même plus de chance que les orphelins de l'Assistance Publique, mais préféra ne rien ajouter et observa la gouvernante partir, sourcils froncés. Etait-ce son caractère bourru qui cherchait encore à protéger les deux jeunes gens ou s'imaginait-elle des choses dignes des contes de Monsieur Perrault ?
Elle haussa les épaules et préféra se concentrer sur sa vaisselle. Ils étaient suffisamment grands pour savoir ce qu'ils faisaient et respecter les convenances.
Madeleine monta d'un pas plus léger les escaliers. Autour d'elle, le personnel s'agitait encore, déjà moins pressé. La famille Saint-Loup était à table, servie par Jacques, devant le traditionnel repas de fin d'année.
— J'aurais aimé que Philippe se joigne à nous, regretta la comtesse en se penchant vers Cécile.
— Il a voulu profiter de sa permission pour visiter sa fiancée, ne lui en voulez pas.
— N'auriez-vous pas souhaité passer les fêtes de fin d'année avec votre famille ? intervint Guy en donnant avec un sourire affectueux un biscuit à Delphine qui se contorsionnait pour tenter d'attraper le plateau garni.
Cécile s'empourpra et la comtesse fusilla du regard son fils imperturbable.
— Eh bien je... Les jumeaux me manquaient trop pour les laisser loin de moi plus longtemps.
Et la demoiselle lança un doux sourire aux enfants qui le lui rendirent plus ou moins, la bouche pleine de biscuits. Guy hocha la tête et se concentra sur son assiette, peu désireux d'affronter les regards courroucés de sa mère.
**********
L'horloge sonna les douze coups fatidiques, légèrement plus tard que les cloches de l'église de Saint-Loup de Naud dont le son résonna au loin, ténu et presque indistinct.
— Bonne année à tous, déclara chaleureusement la comtesse en ouvrant les bras pour enlacer ses chers petits-enfants qui s'y précipitèrent en poussant des cris de joie.
Cécile se tourna vers Guy et lança à son tour, ses mains nerveusement jointe :
— Bonne année Guy. Je souhaite que 1914 voie tous vos projets aboutir.
— Bonne année Cécile.
Et sur ces trois mots, le jeune homme s'inclina et embrassa doucement la main tremblante. Derrière eux, la comtesse soupira. La boule de gui dans le hall les réunirait peut-être au moment du départ, mais elle en doutait. Son fils ne disait rien et se contentait de suivre le mouvement, sans s'opposer ou acquiescer à ses projets. L'on aurait dit qu'il désirait simplement lui obéir.
A l'office, l'ambiance était bien plus festive. Marthe avait préparé des choses à grignoter, et Jacques jouait allègrement une musique populaire entendue dans chaque bal de province. Le piano réservé aux domestiques semblait frémir sous ses doigts habiles et Lisa le dévorait du regard, comme fascinée.
— Venez Madeleine ! s'écria Tom, emballé.
L'alcool n'y était sûrement pas pour rien. Mais les caves du château étaient abondantes et chacun avait participé. Madeleine rit, accepta d'être entraînée au centre de la pièce pour un tango. Le chauffeur, très fier d'avoir appris cette danse qui agitait la France entière et la divisait en deux camps, comptait bien profiter de l'indulgence de Monsieur Gavorgue. Anna claqua des mains et croqua dans un biscuit, malgré tout envieuse des huîtres qui n'existaient sûrement plus depuis quelques heures.
**********
— Vous n'auriez pas dû être aussi sec avec cette pauvre Cécile, reprocha la comtesse alors qu'ils étaient tous les deux seuls dans le salon.
Le feu craquait dans la cheminée. Guy était accoudé au manteau et songeait, perdu dans ses pensées. Il ne serait jamais tout à fait libre ici. C'est du moins l'impression qu'il tirait de ces quelques jours au château.
— Mère... Croyez que j'apprécie cette amie d'enfance. Mais... J'aurais aimé passer cette permission avec ma famille proche.
— Je l'apprécie beaucoup Guy, et les enfants l'apprécient davantage encore.
— Les enfants... les enfants devraient aller en pension et être tenus plus fermement.
— Vous n'allez pas recommencer, soupira Annie de Saint-Loup, lasse de la soirée et de cette éternelle discussion.
— Mère, vous avez refusé de punir Delphine quand son acte a manqué d'avoir des conséquences infiniment plus graves. Mademoiselle Delorme s'est chargée de tout, mais songez à ce qui serait arrivé si elle n'avait pas été là.
— Je le sais Guy, je le sais bien... Mais Mademoiselle Delorme remplit à merveille ses fonctions, et je ne veux pas m'en séparer, vous le savez bien.
L'élève-officier soupira et renonça. Commencer la nouvelle année par une dispute était inutile et constituait même un mauvais présage si l'on en croyait Marthe, toujours au fait des superstitions.
— Des nouvelles de Cyr ? demanda sa mère.
— Alain de Fayolle m'a confirmé le programme des prochains mois. Nous reprendrons dans quelques jours et nous devrions avoir des permissions en mars et juin. Notre promotion recevra le drapeau français à cette occasion.
— Le drapeau français, renifla la comtesse, dédaigneuse. Le drapeau de la République oui. Je ne reconnais que celui du roi.
— Je le sais bien Mère et suis d'accord avec vous. L'armée est encore lieu de traditions et de fidélité royaliste. Mais l'épuration républicaine ces dernières années a considérablement affaibli l'influence que nous avons pu avoir.
— L'Action Française se bat encore et vaincra, poursuivit sa mère, farouche.
— Soyons réalistes, l'Action Française n'a qu'une portée minime et est déficitaire économiquement. Certaines idées sont inapplicables, vous le savez bien. Le pays a changé. Nous avons changé.
La vieille dame maugréa et Guy sourit. Etait-ce sa jeunesse qui l'entraînait vers ce nouveau monde ou simplement l'air du temps qui l'appelait ? Le jeune aristocrate restait néanmoins fidèle à ses principes et ses ancêtres, comme la plupart de ses camarades de promotion.
Il s'approcha et prit tendrement la main ridée qui reposait sur le tissu fané de la robe. Sa mère, malgré ses préférences et son côté borné, resterait la première dans son cœur.
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