12. Promesse

La maison était redevenue silencieuse depuis plusieurs heures. Les heures s'égrenaient lentement, fidèlement comptées par la vieille horloge du salon, et chaque coup résonnait longtemps dans les grandes pièces vides du château. Assise au bord du lit, Madeleine observait pensivement le tableau de Bérénice de Valot, la tête légèrement penchée. La mère des jumeaux ressemblait à sa mère de façon troublante ; l'on aurait juré voir la même femme à plusieurs années d'écart.

Delphine remua et Madeleine baissa les yeux sur ce visage enfantin. Son élève semblait enfin apaisée après trois jours de souffrance. Elle sourit et remercia pour la millième fois le ciel, tandis que la petite fille battait des paupières.

—    Mademoiselle... murmura-t-elle doucement, la voix rauque.

Sa gouvernante lui tendit un verre d'eau qu'elle but aussitôt, assoiffée. Un deuxième, puis un troisième suivirent et Madeleine sourit devant les étincelles naissantes dans les yeux de la petite. Elle restait faible, mais reprenait déjà quelques couleurs. Toujours fiévreuse, elle paraissait toutefois aller mieux.

—    Vous nous avez fait très peur savez-vous, dit-elle d'un ton détaché, les yeux fixés sur la mixture qu'elle mélangeait.

—    Je suis... Je suis désolée, balbutia Delphine en serrant nerveusement le drap fin.

Madeleine se figea ; elle n'avait jamais entendu ses élèves s'excuser de quoi que ce soit, encore moins de leurs actions. Prudemment, elle baissa les yeux sur ce petit visage pâle, et parvint à esquisser un sourire.

—    Il faut absolument que vous soyez plus prudente Mademoiselle. La comtesse était folle d'inquiétude, Mademoiselle de Dampierre a bousculé ses projets pour vous, et votre oncle était furieux, à juste titre.

A ces mots, Delphine fondit en larmes et sanglota, ses pleurs soulevant silencieusement sa poitrine. Les larmes roulaient le long de ses joues pâlottes et elle tremblait, manifestement terrifiée.

—    Pardon, pardon ! s'écria-t-elle d'une voix aigüe mais presque inaudible.

Presque stupéfiée sur place, Madeleine résista à la brusque envie de serrer contre elle ce bout de chou si vulnérable. En secouant la tête, elle tenta de se rappeler toutes les niches que les jumeaux lui avaient faites, en vain. La petite fille la contemplait d'un air terrifié, ses mains semblant sur le point de déchirer le drap.

—    Calmez-vous Delphine, déclara-t-elle paisiblement pour l'apaiser, oubliant la barrière entre son élève et elle. Vous êtes en sécurité ici, ne me dites pas que vous avez peur de votre oncle.

Et pourtant, à l'évocation du comte, Delphine se recroquevilla et hocha la tête en balbutiant :

—    S...Si. Il est sévère et n'accepte rien... Il donne le martinet.

Madeleine ne put s'empêcher de sourire malgré la fatigue et la terreur évidente de la petite fille. Quoi qu'on en dise, elle avait bien du mal à se représenter le comte de Saint-Loup aussi sévère que le portrait esquissé par Delphine. De l'officier se dégageait une aura imposante, faite d'autorité et d'élégance, mais le jeune aristocrate respirait davantage l'esprit de sa caste, l'honneur et l'éducation.

Chassant le maître du château de ses pensées, la jeune gouvernante se pencha très légèrement sur Delphine qui pleurait toujours en la regardant d'un air craintif.

—    Il faut comprendre que votre bêtise aurait pu avoir des conséquences bien plus graves que cette fièvre. Vous auriez pu mourir, Mademoiselle. Imaginez-vous ce que serait devenu votre frère, votre famille.

Delphine baissa les yeux, brusquement honteuse, et tritura de ses doigts nerveux le drap froissé. Versant à nouveau de l'eau dans son verre, Madeleine poursuivait, les yeux fixés sur sa tâche :

—    Il va falloir grandir, et m'écouter. Je vous avais pourtant interdit de marcher sur cette glace. Les ordres sont faits pour être écoutés, écoutés et suivis.

—    Oui Mademoiselle... chuchota Delphine, les yeux baissés, la lumière de la lampe de chevet répandant l'ombre de ses cils sur ses joues.

—    Dorénavant, songez à être plus obéissante. Et si vous n'êtes pas une petite fille sage par devoir d'état, soyez-le pour votre mère.

Le tableau, doucement baigné dans une pénombre estompée par la lumière pâle de la lampe, sembla jeter un doux éclat dans la chambre. Mais à l'évocation de sa mère, les lèvres de Delphine tremblèrent, et elle se remit à pleurer, les hoquets des sanglots déchirant sa poitrine et ses mots :

—    Mais moi... moi je n'ai pas de Maman !

Et face à cette petite fille meurtrie par la perte trop prompte de sa mère, Madeleine sentit son cœur fondre. Ce jour froid d'automne lui revint en mémoire ; l'image du facteur tendant une lettre du Ministère des Affaires Étrangères à son Papet, le pensionnat froid et sévère qui ouvrait ses grilles devant elle et sa malle si imposante, la religieuse chargée de l'accueil des nouvelles élèves, la tombe fraîchement retournée et couverte de fleurs locales et exotiques... La peine broya son cœur et elle écarta tendrement une mèche de cheveux de sa protégée.

—    Oh Delphine... Je n'ai pas de mère non plus, savez-vous.

Les yeux de la petite s'écarquillèrent et elle contempla sa maîtresse avec un étonnement marqué sur ses traits enfantins. Madeleine se mordit la lèvre et caressa paisiblement la joue rebondie mais pâlotte qui s'offrait.

—    Mes parents sont morts quand j'avais votre âge. J'ai peu de souvenirs d'eux, et surtout de ma mère.

Delphine renifla bruyamment et essuya son nez sur sa manche, mais la jeune Parisienne ne s'en offusqua pas. Plongée dans les rares visions de ses parents, elle souriait rêveusement à l'évocation de son passé, avant de reposer les yeux sur la petite fille qui la regardait avidement.

—    Vous souvenez-vous de ta mère ? lui demanda-t-elle avec douceur.

—    Ou...oui. Thibault s'en souvient mieux que moi, mais Maman...Maman me prenait sur ses genoux quand j'avais été sage. Mais maintenant...maintenant, je n'ai plus de maman !

Et Delphine se remit à pleurer, de gros sanglots s'échappant d'elle. Émue, Madeleine la prit dans ses bras et la berça calmement, un flot d'amour et de compassion la saisissant. Privée de parents et d'éducation solide, la petite Saint-Loup avait réagi selon ce qu'on lui offrait, vivant au jour le jour, sans se préoccuper du lendemain, enfouissant cette douleur au fond de sa mémoire. Elle entoura de ses bras ce petit corps qui s'abandonnait à elle avec confiance, et murmura, embrassant affectueusement les cheveux soyeux, caressant lentement cette chevelure d'un blond éclatant :

—    Mon trésor... Je peux m'occuper de toi comme ta mère l'aurait fait si elle était encore ici.

—    Vous la... vous la remplaceriez ? demanda Delphine en relevant ses grands yeux noyés de larmes.

—    Non mon cœur, personne ne pourrait remplacer ta maman... Mais elle vous a un peu confiés à moi quand elle est partie. Elle n'a pas voulu vous abandonner seuls, ton frère et toi.

Delphine l'observa en silence, le regard animé d'une nouvelle étincelle. La demoiselle qui était un jour venue ici pour imposer sa loi après tant d'autres femmes sévères ou faibles, au lieu d'être semblable aux autres comme le lui avait prédit Thibault, la regardait comme jamais personne ne l'avait regardée après sa mère, cette belle dame venant lui dire bonsoir dans leur chambre, qui sentait si bon et qu'elle aimait si fort.

Alors, doucement, elle hocha la tête, et se blottit contre sa gouvernante, sentant son cœur battre à travers le tissu de sa robe noire. Madeleine l'enlaça tendrement et elles restèrent ainsi, dans le silence de la nuit et de la maisonnée que rien ne troublait, liées par une promesse secrète, sous le regard de Madame de Valot qui semblait sourire devant le tableau qu'offraient la gouvernante et sa protégée.

—    Vous me le promettez, Mademoiselle ?

—    Je te le promets, Delphine. Je serai toujours là pour toi, quoi qu'il se passe, chuchota-t-elle au creux de son oreille.

Le temps d'un instant, Madeleine oublia la barrière entre Delphine et elle. Les jumeaux avaient beau avoir été odieux avec elle, son cœur maternel avide d'affection ne pouvait pas rester insensible face à ce désespoir. La fillette dans ses bras n'était plus une petite noble héritière d'illustres noms, mais un simple cœur d'enfant malmené par la vie et les deuils. Elle resserra son étreinte et Delphine posa avec confiance sa tête contre son épaule.

Des bruits de pas dans le vestibule résonnèrent et Madeleine, relevant la tête, perçut la voix grave du comte, celle enjouée de Cécile de Dampierre, et le pas léger de la comtesse. Délicatement, elle remit Delphine dans son lit, la borda avec soin, et voulut s'éclipser. Mais la petite fille la retint par le doigt, à moitié endormie, les paupières lourdes, et chuchota :

—    Mademoiselle... chantez-moi une chanson... S'il vous plaît.

Madeleine sourit, observa avec une certaine appréhension la porte ouverte, puis haussa les épaules. La famille Saint-Loup se préparait à réveillonner, après la grand-messe de minuit. Personne ne viendrait avant longtemps, et Thibault ne devait certainement pas avoir envie d'aller au lit après avoir vu le repas de Marthe.

Elle se rassit au bord du lit, lissa furtivement le drap où subsistaient des plis, et observa avec bonté son élève. Puis, le cœur battant un peu plus rapidement que d'habitude, chanta, sa voix chaude berçant doucement Delphine qui bailla, contempla respectueusement celle qui l'avait sauvée, et s'endormit peu à peu, guidée vers le sommeil par les paroles de sa gouvernante.

Les escaliers grincèrent rapidement, trop rapidement pour que Madeleine l'entende, et Guy s'adossa à la porte, bras croisés, pour observer la jeune demoiselle chanter l'une de ces comptines éternelles que chaque enfant avait connues. Légèrement inclinée vers sa nièce, Madeleine observait avec tendresse son élève, quelques mèches s'échappant pour frôler son visage à moitié éclairé par la lampe. L'air câlin résonnait, les paroles s'envolaient, et Delphine dormait, sa main dans celle de Madeleine, pelotonnée sous ses draps.

Madeleine releva la tête, aperçut le comte, et rougit, l'impression tenace d'avoir commis une faute s'imposant abruptement. Elle n'avait pourtant rien fait de mal, tenta-t-elle de se convaincre en passant rapidement sa main sur le drap pour effacer des plis cette fois inexistants. Mais l'officier avait toujours cet air un peu mystérieux, et elle comprenait cette peur qui saisissait Delphine face à son oncle. Le jeune homme de vingt-trois ans imposait le respect.

Sans tenir compte de la présence de l'aristocrate, Madeleine embrassa tendrement le front de la petite d'où la fièvre avait disparu, et se leva, le cœur désormais tambourinant dans sa poitrine. Quoi qu'il dise ou fasse, elle devait garder son calme, et se défendre avec raison. Elle avait agi en toutes circonstances comme il le fallait, et son seul tort était de ne pas avoir insisté quand Delphine avait voulu lui désobéir. Mais il ne pouvait pas la renvoyer... Du moins, elle tentait de s'en convaincre.

Elle le rejoignit devant la porte, les mains nouées, et Guy lui jeta un rapide coup d'œil. Elle était bien habillée malgré l'heure tardive et ces trois jours de veille anxieuse entrecoupée de quelques heures de sommeil. Seul le chignon défait, les larges cernes sous les yeux et sa façon de cligner rapidement des yeux trahissaient une lourde fatigue. L'appréhension de lui parler. La lumière tamisée de la lampe agrandissait l'ombre de ses cils sur ses joues, un peu comme une peinture faite de mille nuances et contrastes. Il baissa les yeux et s'écarta pour la laisser passer puis referma un peu la porte, désireux de laisser sa nièce se reposer.

Ce fut dans le couloir éclairé par quelques lampes, adossé au chambranle de la porte et les bras croisés, qu'il prit la parole, ses yeux fouillant avec soin le visage anxieux qui s'offrait à lui, sa voix réduite à un murmure :

—    Thibault m'a raconté ce qui s'est passé ce matin-là. Leur envie de marcher sur la glace, votre refus et leur désobéissance.

Les épaules de Madeleine s'affaissèrent imperceptiblement et elle passa une main tremblante sur son visage avant de relever la tête.

—    Le croyez-vous ?

Les lèvres du comte s'étirèrent en un sourire amusé et il répliqua d'un ton plus léger :

—    Thibault n'aurait jamais eu l'idée de mentir alors que sa sœur était en danger de mort à l'instant même. Je lui ai posé la question lorsque vous êtes revenus du lac.

La jeune fille prit une inspiration frémissante et s'appuya à son tour sur le chambranle de la porte, le souffle presque erratique.

—    Merci, murmura-t-elle.

—    C'est à nous, la famille Saint-Loup, de vous remercier pour votre geste. Sans votre présence d'esprit et votre courage, ma nièce serait morte, la maison en deuil, et ma mère dévastée.

Les yeux du jeune homme brillaient, et son regard s'était fait plus doux. Ce n'était plus le maître qui parlait, mais l'oncle.

—    J'aurais dû insister pour qu'ils restent près de moi... Rien ne serait arrivé.

—    Je connais les jumeaux, Mademoiselle. C'est tout à votre honneur de ne pas vouloir céder, mais mes neveux sont intenables. J'ose espérer qu'ils en tireront les leçons adéquates, et je m'en assurerai personnellement.

La voix soudain froide de Guy de Saint-Loup rappela à Madeleine les paroles de Delphine, effrayée à la seule mention de la colère de son oncle. Aussi marcha-t-elle silencieusement à ses côtés, avant d'oser demander :

—    Vous êtes celui qu'ils craignent le plus, si je ne me trompe pas.

—    Vraiment ? Releva l'officier, amusé. J'ignorais qu'ils avaient peur de moi.

—    C'est ce qui me saute aux yeux depuis votre arrivée. Thibault prend soin de ne pas vous adresser la parole, et Delphine ne s'approche jamais de vous.

Guy plissa les yeux, un souvenir apparemment en tête. Mais il n'ajouta rien, et Madeleine resta silencieuse, toujours sur la réserve avec le maître de la maison. Ce fut face aux escaliers parfaitement cirés par Anna et Lisa chaque semaine qu'il se tourna vers elle et murmura dans un silence opaque seulement troublé par les bruits de vaisselle et de discussions émaillées de rires, au loin :

—    Ils ont un jour brûlé l'un de mes costumes, avec mon briquet. Je leur ai donné le martinet.

Madeleine ouvrit la bouche de stupeur, et Guy la salua avant de descendre rejoindre sa famille qui passait à table si l'on en croyait les raclements des chaises sur le parquet.

La jeune fille le regarda s'éloigner, appuyée  sur le pilier adroitement ciselé par un artisan local du XVIIIe siècle, pensive. La rudesse du comte la heurtait peut-être, elle qui avait souffert des punitions rudes des sœurs, mais les jumeaux étaient trop laissés à eux-mêmes pour qu'elle proteste de ce traitement sévère.

Elle soupira et se dirigea vers la porte dérobée menant à l'escalier de service pour rejoindre sa chambre, ses doigts enlevant une à une les épingles noires retenant son chignon. Sa chevelure se défit et les mèches voletèrent autour de son fin visage fatigué, tels des papillons lumineux. Ce fut dans sa chambre, au fond de son lit, les yeux déjà clos, que la jeune fille pensa à son grand-père paternel. Ce soir, il devait être allé à la messe de la petite chapelle près de chez eux, s'appuyant pesamment sur le bras ferme de Victor, le cœur lourd. Elle n'avait pas encore eu de réponse à sa lettre chargée d'inquiétudes, mais imaginait sans peine leur mine déçue et leur repas solitaire ce soir.

Elle se retourna dans son lit. La promesse faite à Delphine avait réveillé une peine qui ne s'éteindrait jamais complètement, et des souvenirs cruellement morcelés.

t3.

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