Une noirceur spirituelle 1
— Combien de temps encore ? brailla Muwen, désespéré, nouant sa ceinture.
— Nous avons survécu à quatre jours complets ici, fit Wulong de sa douce voix. Nous en supporterons facilement trois de plus, nous avons accompli la moitié de notre devoir. Un peu de courage, allons !
— En quoi est-ce un devoir ? continua Meiling, épuisée de Jiǎo huá.
— Essayez d'en tirer du positif, conseilla Jia Li.
— Souvenez-vous que je vis ici toute l'année, grogna Yichen. J'endure cette atmosphère tendue depuis toujours. Qui est à plaindre ?
— Sauf que vous n'êtes pas mieux qu'un seul de vos semblables, contra Hiwang. Jeune sadique.
— Pas faux, approuva Xian-Jun.
À force de tous ronchonner et se chamailler à longueur de journée, il avait fallu un médiateur entre eux. L'alchimiste – qui était devenu la voix de la justice et de la raison, du calme et de la bonté, au sein du pavillon – les avait calmés. Encore. Les deux M, tels qu'ils insistaient pour être nommés, se lassaient des Fureurs Fallacieuses ; ils avaient parcouru de long en large le Talion Infernal et ses alentours, ils voulaient rentrer chez eux.
Pendant que chacun sortait de leur chambre, plus ou moins apprêtés, Wulong souriait gentiment à ses cadets. Il les trouvait absolument adorables, deux enfants qui lui remémoraient l'absence tordante de son petit Liang ; ils se roulaient presque par terre, capricieux. Mais il était bien le seul à se distraire de ces comportements puérils. Jia Li lançait souvent des remarques acerbes pour qu'ils se taisent et Xian-Jun leur accordait des œillades assassines à en pâlir.
Hiwang pénétra dans la salle commune et il trébucha avec maladresse.
— Mais zut à la fin ! Suis-je maudit ? Qu'ai-je fait pour mériter cela ?
Dans un tapage affreux, il se rattrapa à une étagère à moitié clouée sur un pilier, et un vase en chuta. Il regarda son œuvre, mais ne chercha pas à nettoyer, puisqu'un serviteur se pressait déjà pour enlever les morceaux éparpillés. Rien qu'en une heure, ce matin, il avait cassé un pied de son lit en sautant dessus, déchiré son ruban en tirant trop fort et il s'était tordu la cheville. Aujourd'hui, il avait simplement envie de pleurer dans un coin et de réémerger demain. La malchance le poursuivait
— A-ya, marmonna-t-il, je crois que mes ancêtres cherchent à me passer un message. Jiǎo huá me porte malheur ! Ou bien, est-ce moi qui porte malheur à Jiǎo huá ? Dans le doute, camarades, ne vous approchez plus de moi ! Je risque de vous contaminer.
Yichen arriva à sa suite et s'esclaffa, ne cachant ses moqueries. Le Seigneur le dévisagea, moue apparente, dédaigneux. Il savait son ridicule, nul besoin d'en rajouter. Xian-Jun fit également son apparition, vêtu avec un soin irréprochable, ses cheveux plaqués sur son crâne. Jia Li entra à la suite et s'arrêta une seconde devant Hiwang. Celui-ci s'interrogea. Pourquoi me fixe-t-elle ? songeait-il. Mais, impassible, elle se rendit sans un mot aux fauteuils où elle s'assit lentement, tout en contemplant avec curiosité le fidèle de Hù lǐ qui ne comprenait pas. Le Jeune Maître traversa la pièce et ralentit à son niveau :
— Après avoir dit adieu à votre cher ruban, vous auriez pu en trouver un autre.
Oh ! Il avait oublié de se coiffer, si triste d'avoir perdu son fidèle ruban qu'il utilisait tout le temps. Se maudissant et maudissant les dieux, Hiwang retourna dans sa chambre, saisit un bandeau au hasard et attacha souplement sa chevelure de jais.
Dans la salle principale, ils se rejoignirent tous et mangèrent ensemble, sans forcément parler. Quelquefois, les deux M se lamentèrent, mais Wulong détenait un pouvoir surhumain ; il les apaisait en une poignée de paroles sensées. Yichen l'admirait toujours autant, mais il le laissait tranquille, ayant retenu la leçon.
Subitement, le Seigneur eut une envie de porc mariné, le bol se situait de l'autre côté de la table. Très naturellement, il se leva, se pencha au-dessus et avec ses baguettes, il prit plusieurs tranches dans son plat. Au moment de se rasseoir, il manqua de peu le fauteuil et il s'écrasa grossièrement au sol, glissant en plus sur sa robe. Il abandonna la dernière once de dignité en lui, et jeta son plat sur la table, demeura misérable, par terre, sans tenter de combattre le destin qui se tournait clairement contre lui. Ils le taquinèrent bien sûr, sauf Wulong qui l'aida à s'essuyer, de la soupe mouillant ses bottes.
— Je suppose que les dieux vous font signe, plaisanta la chasseuse.
— Oui, nous devrions tous quitter cette Secte. Elle est hantée par des forces maléfiques, en voilà la preuve ! s'écria Muwen, et même Jia Li esquissa un bref rire.
— Ma Secte possède tous les plus impétueux défauts et les plus viscérales de nos vices, mais ne l'accusez pas de la maladresse de ce Seigneur pataud, bougonna Yichen. La famille de notre Patriarche dirige Jiǎo huá depuis des siècles, évinçons-les et nous redeviendrons sages comme des images. Enfin, si nous ne tombons pas sur un énième Chef grossier. Ne confondez pas malhabile et malheur ! Ah ! et arrêtez de vous apitoyer sur votre sort. Vous me lassez.
Dix minutes plus tard, des gardes les informèrent que le Patriarche exigeait leur présence immédiate à la Cour des Massacres, un nom assez évocateur. Yichen expliqua qu'il s'agissait d'une arène, similaire à celle du Comptoir des Neuf Dragons. Meng y organisait des représentations formidables.
Renfrogné au possible et exécutant le moins de geste possible, Hiwang suivit ses compagnons jusqu'à ce lieu terrifiant. Ils devaient siéger près du Chef de Secte, dans les plus hautes tribunes, dissimulés les rayons féroces du soleil. Ils patientèrent un peu, avant qu'une musique ne retentisse.
— Le Patriarche semble de bien bonne humeur, chuchota Yichen, suspicieux. Attendons-nous à un coup bas de sa part.
— Comme d'habitude, chantonnèrent les deux M d'une même voix.
Le Patriarche s'exprima en un discours beaucoup trop long qui ennuya tout le monde, y compris son propre peuple. N'étaient conviés que les nobles, les plus fortunés et mondains. Il paraissait si fier de son événement, alors que personne ne venait pour lui ou pour son spectacle, mais uniquement pour s'exhiber.
— Je vous défie de me dénicher un seul homme de Jiǎo huá qui l'apprécie réellement, rouspéta Yichen.
— Si votre peuple le méprise autant, pourquoi le garder à la tête de votre Secte ? demanda Meiling. N'y a-t-il aucun moyen de l'éjecter ?
— Destituer un Patriarche n'est pas mince affaire, expliqua Xian-Jun. Il vous faut l'accord unanime d'un conseil rassemblant tous les Patriarches de toutes les Sectes, et de tous les Clans, leurs conseilleurs, leurs généraux et quelques autres braves gens. Puis, parmi les plus puissants de la Secte en question, un vote est de nouveau organisé. Entre temps, le Patriarche en fonction peut parfaitement renverser la situation, d'une façon ou d'une autre. Par exemple, en massacrant ses opposants directs pour répandre la peur. Cela ne me surprendrait pas de Meng.
— Comment savez-vous cela, Jeune Maître ? soupçonna Hiwang. Vous seriez-vous renseigné suite à la Fosse des Lamentations ?
— Non, mais j'ai étudié l'histoire de notre monde, contrairement à vous, grogna-t-il. Cette procédure a été tentée contre le Patriarche Fou de Mó fǎ, plus de trois cents ans auparavant. Cet homme avait anéanti tous ses ennemis à l'intérieur de sa Secte, et il menaçait le conseil. Acquitté de ses charges, rien ne l'empêcha d'imposer sa terreur jusqu'à son décès naturel de vieillesse. Tout le monde, à cette époque, s'était incliné. Ratatiné même, je dirais.
— Oui, je m'en souviens, acquiesça Muwen. Lorsque notre précepteur avait narré cette infamie, j'en avais eu la chair de poule !
— Tuez-le dans ce cas, répliqua Meiling sur un ton évident. Un poison dans sa nourriture, un tranchage de gorge la nuit, Jiǎo huá excelle dans ce domaine-ci. N'est-ce pas ? Puisque vous le détestez tous, les gardes laisseraient sûrement entrer un assassin.
— Si seulement..., soupira le Yichen.
Le guerrier de Jiǎo huá contractait tous ses muscles, surtout ses poings et sa mâchoire, ce régent le rendait furieux. Il entendit un délicat murmure à son oreille. Il s'agissait de la voix ensorceleuse de Wulong qui lui indiquait de se détendre. Si le Patriarche était trop loin pour les entendre, il voyait très bien les expressions tendues de son sujet. L'alchimiste attrapa sa main et la serra dans la sienne, affectueusement, et lui adressa un de ses sourires éblouissants de bienveillance. D'instinct, le benjamin se tranquillisa et il se désintéressa de l'arène et de Meng. Ce magnifique homme de Hù lǐ méritait davantage son attention.
Des tambours, des caisses, les peaux étaient frappées en un rythme décadent. D'innombrables femmes déboulèrent en cascades au centre et débutèrent une danse endiablée. Elles se déhanchaient avec rigidité, elles voletaient, montraient leurs peaux et leurs beautés. Les hommes se concentrèrent sur elles. Jia Li aspirait déjà à partir, tout comme Meiling qui jugeait cette vision trop dégradante. Muwen observa un instant, appréciant la musique ; mais en apercevant les mines froissées de ses deux voisines de sièges, il posa son regard ailleurs. Pour ne pas s'attirer leurs foudres. Wulong rougissait. Pourquoi tant de chairs étaient-elles exposées ? Il s'enfonça dans son fauteuil et Yichen empoigna plus fermement sa main. Il se doutait que la suite lui plairait encore moins.
Brutalement, l'arène fut encerclée de flammes. Une magie leur donnait des couleurs différentes, rouge, vert, bleu et parfois violet. Sans qu'ils n'aient pu l'anticiper, les danseuses avaient disparu. Quand le feu se dissipa, des animaux gambadaient en grondant. Des loups face à des cerfs, des serpents face à des rongeurs, et personne pour les retenir. Wulong poussa un hurlement qui attisa la curiosité ou le mépris des gens de Jiǎo huá. Il ferma promptement les paupières et les cacha de ses mains tremblantes, alors que les crocs déchiraient les chairs.
La Cour des Massacres ? Pourquoi une appellation aussi sauvage ? Il le comprenait maintenant. Mais certains riaient, applaudissaient, pariaient. Pendant que Jia Li se retenait d'interrompre le spectacle, que Muwen courrait pour vomir quelque part, que le Seigneur réprimait sa propre régurgitation, Yichen étreignit l'alchimiste avec tendresse, celui-ci sanglotait. Le Jeune Maître et Meiling connaissaient la violence, ils supportaient le sang et la mort, mais, cette fois, Jiǎo huá dépassait les bornes. Tous leurs spectacles se déroulaient-ils de la sorte ici ?
Pour avoir fait pleurer son petit alchimiste, le guerrier de Jiǎo huá aurait été capable de se redresser et d'arracher immédiatement la tête de Meng, qui ricanait aux tueries en contrebas. Pauvre feuille tremblotante dans les bras de Yichen, Wulong l'enlaça en retour et pleurnicha davantage. Son métier consistait à sauver des vies. Il était en particulier sensible à la mort. Immobilisé, le benjamin ne se sentait pas de décaler le fidèle de Hù lǐ pour se venger de son Patriarche. Non seulement, cela ne servirait à rien, mais, en plus, il ne voulait pas s'écarter de cette étreinte. Alors, il se contenta de se rasseoir, les dents serrées, et de le bercer.
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