Un si grand soleil 2
Au lieu de se morfondre ou de faire pleurer le Seigneur qui retenait sa détresse péniblement, Xian se redressa et sortit du lit. Car il avait enlevé sa robe pour se coucher, il la revêtit, scruté par les orbes nocturnes. Hiwang constata qu'il détenait une taille très mince, mais un torse assez musclé. Ses proportions se rapprochaient de la perfection des standards.
Le Jeune Maître distingua son regard sur son dos et ne s'en formalisa pas ; son cadet se renfrogna et jeta des œillades à son propre corps, pour les comparer. De son point de vue, il n'y avait rien à comparer. Le fidèle de Hù lǐ bénéficiait de courbes fournies, d'une musculature suffisante et un visage attrayant qui lui permettait de conquérir les demoiselles. Que demander de plus ?
Avec des pas élégants, l'aîné fit le tour du lit et s'assit pareillement à la veille, en tailleur, face au guzheng. Hiwang saisit son intention et se leva aussi, sans prendre le temps de s'habiller comme les convenances le demanderaient. Son pantalon et sa robe de dessous en soie magenta suffiraient. Ses cheveux tombaient gracieusement dans son dos et, effaçant la douleur de leur précédente conversation, il ricana avec joie en se munissant de son instrument et se laissa choir par terre. Il extirpa d'une armoire l'archer dont le crin était coincé par les deux cordes.
L'héritier décida de lancer les premières notes. Il pinça de sa main droite les cordes de son guzheng tour à tour, se focalisant sur les sonorités. Son autre main se chargeait des hauteurs. Il alterna les graves et les aigus à sa guise, en quête d'une mélodie agréable à l'oreille. Il se prêtait souvent au jeu de créer de nouveaux morceaux au gré de ses envies. Quand il se rangea sur un rythme régulier, Hiwang s'en inspira. Il ajusta sa prise sur l'archer et par le mouvement, il produisit des vibrations enchanteresses. Ils eurent besoin d'un bref moment pour coordonner leurs talents. Le Seigneur fit attention à ne pas trop faire pleurer son instrument, à garder un timbre plaisant, égayant.
— Eh bien, eh bien, vous jouez très bien, s'exclama l'aîné, à la suite de ce duo improvisé. Pratiquez-vous depuis longtemps ? Vous êtes vraiment doué. Plus que je ne le présageais.
— Allons, allons, Xian-Jun, ne me flattez pas trop ! railla ledit talentueux. Je vous rappelle que je me gonfle rapidement d'orgueil avec tant de compliments. Je jouais dans mon enfance, ma mère a insisté pour que j'apprenne et l'erhu ne m'a plus quitté.
— Que vous charmiez les demoiselles par votre charme naturel ou par votre côté fruit défendu, il n'empêche que vous pourriez tout autant les séduire par la musique. Elles tomberaient toutes autour de vous, folles amoureuses.
— La dernière fois que j'ai usé de la musique pour séduire, des jeunes demoiselles m'ont suivi des jours durant dans la capitale, à me réclamer quelques morceaux et j'ai fini par m'attirer les foudres de leurs pères. Je suis celui qui menace l'ordre commun, à la Cité des Rêveurs, pour le dire plus simplement.
L'aîné secoua sa tête d'un air décontenancé. En le provoquant, il s'attendait plus ou moins à ces réponses. Il ne comprenait pas pourquoi des personnes le haïraient à ce point, pour une question d'héritage.
Se raclant la gorge, il lui proposa de se vêtir proprement, de prendre un bain aussi, et de le rejoindre plus tard dehors. Pour ce dernier jour complet au Talion Infernal, Meng leur permettait une totale liberté. Ils pouvaient aller là où ils le souhaitaient. Hiwang, heureux au possible, opta pour de la chasse, ou la pêche, ou les deux, et le Jeune Maître accepta en pouffant avec tendresse à sa mine enjouée. Le Seigneur sélectionna une tenue inédite qui s'éloignait de ses habitudes. Une robe plus courte, arrivant au milieu du mollet, avec une ouverture sur les deux côtés afin de mieux se mouvoir. Il lui fallut une heure pour se nettoyer, puisqu'il profita de l'eau chaude pour apaiser ses muscles.
— Dépêchez-vous ! râla Xian, pour la énième fois. Ce n'est pas possible. Êtes-vous en train de vous noyer ?
Mais, dès que Hiwang quitta son bain, ce fut lui qui prit la relève et s'impatienta de tout. Il tira son aîné par le bras, pour l'entraîner dans les rues du Talion Infernal, jusqu'à la forêt. Il avait quémandé deux arcs et quelques flèches à un garde et les voilà sur un sentir boisé, carquois à l'épaule. Xian, dans l'optique d'embêter son compagnon, ralentissait, il s'amusait à observer lentement les environs et commentait ce qu'il voyait, alertant les proies de leur présence. Cela eut le don de contrarier le Seigneur.
D'un coup sec, Hiwang se retourna et de sa mine la plus grincheuse, il ancra ses orbes excédés dans les siens narquois. Il lui faisait payer la longue heure dans le bain.
— Sale petit vaurien. Un mot supplémentaire et je vous bâillonne, menaça-t-il. Ne croyez pas à un avertissement en l'air. Je le ferai !
— Vous n'oseriez jamais bâillonner un Jeune Maître. Votre insolence n'irait pas aussi loin.
— Vérifiez-le par vous-même, à vos risques et périls ! L'occasion de chasser à Hù lǐ me manque. J'adorais cela, plus jeune. Mais, puisque je suis Seigneur malgré moi, je remplis des tâches toutes plus contraignantes les unes que les autres et je n'ai pas le loisir de marcher dans la campagne. Ne reste que l'ennui pour seule occupation. Ce doit être pire pour vous et vos devoirs de Jeune Maître. Alors, profitons de cette agréable journée et plus un mot !
L'héritier ne le taquina plus, notant que cette matinée lui tenait à cœur. Il le suivit donc, en faisant attention à ne pas être trop bruyant. La chasse ne faisait absolument pas partie de ses passe-temps favoris, bien qu'il soit doté d'un talent particulier dans ce domaine. Il laissait ce loisir à ses jeunes frères, et il se contenta de guetter les animaux présents autour d'eux, essayant de deviner lequel Hiwang viserait. Au bout de plusieurs minutes à errer, un craquèlement retentit. Le Seigneur se stoppa vite, imité par Xian, et il écouta. Le bruit du vent. Le chant des oiseaux. Et un cerf qui mangeait l'herbe. Il n'avait rien demandé à personne et mâchouillait, mais il devint la proie du fidèle de Hù lǐ qui dressa son arme, encocha une flèche et banda l'arc. Il ferma un œil et se focalisa, puis, en le rouvrant, il décocha le projectile qui fusa dans les airs.
— Râté ! s'écria le Jeune Maître, la flèche se logeant dans l'arbre au-dessus des bois du cerf, le faisant sursauter et fuir. Vous n'avez pas pratiqué récemment, mais bon...
— Je ne comptais pas le tuer, enfin ! s'injuria le cadet. Je ne blesserais jamais un animal sans défense !
— Pourquoi chassez-vous, dans ce cas ? s'enquit Xian, perplexe.
— Je ne chasse pas pour assassiner ces pauvres bêtes, quoi qu'il en soit ! J'apprécie simplement la sensation quand la flèche se décoche, qu'elle vole jusqu'à un point, centrer mon esprit sur un mouvement, sur un objectif.
Son aîné s'empêchait de soupirer et de sourire, il maintint un visage neutre. Hiwang boudait à l'idée qu'il ait pu le croire apte à tuer ce cerf. Il le trouvait adorable, une moue disgracieuse aux lèvres, le regard méchant. Finalement, il pouffa et opina du chef pour lui donner raison. Ils continuèrent longuement et à chaque fois que le Seigneur désignait une nouvelle proie, il envoya sa flèche à moins d'un pas, proche mais bienveillant envers la nature. Le Jeune Maître n'en avait pas forcément conscience, mais Hù lǐ s'enfermait dans un pacifisme si profond qu'il leur était prohibé de chasser ou de pêcher dans le but de tuer, hors proies choisies par le Patriarche. Ils se nourrissaient de végétaux, de riz et de nouilles, mais peu de viandes. Les deux activités étaient bien sûr permises, mais dans le respect des règles traditionnelles.
— Puisque vous ne chassez pas avec moi, bougonna Hiwang, ce n'est pas très drôle. Que dites-vous de pêcher ? Décèlerons-nous un quelconque talent pour la pêche en vous ?
— Voyons qui de nous deux attrapera le plus de poissons, invita Xian-Jun, conscient qu'il ne gagnerait probablement pas le défi.
Prenant cela très au sérieux, le Seigneur sautilla déterminé jusqu'à un étang qu'ils avaient repéré les jours précédents et tandis qu'il atteignait enfin les bords de l'étendue bleutée, il remonta vivement son pantalon, ôtant ses bottes. Il enleva également ses deux robes. Torse nu, il bondit dans l'eau, s'éclaboussant. Le Jeune Maître roula des yeux à ces enfantillages, il pataugeait gaiement sans se soucier de rien. Plus lent et contrôlé, Xian se mit dans la même tenue et le rejoignit avec plus de réticence.
L'eau gelait ses jambes et il s'efforça de ne pas y songer. Les pierres roulaient à son passage et il peinait à garder l'équilibre, au contraire du fidèle de Hù lǐ qui donnait l'impression d'être à son aise. Il affrontait des difficultés similaires, il était déséquilibré par la rotation des rochers sous ses pieds et il ne sentait plus très bien la partie inférieure de son corps, mais il le cachait très bien. L'étang se situant à l'ombre des arbres, il ne se réchauffait pas avec le soleil, à leur grand dam.
— Je vous bats à plate couture sur ce terrain-là, annonça Hiwang, prêt à empoigner n'importe quel poisson qui se risquerait à nager près de lui.
— Je n'en doute point.
Le Seigneur rit, présumant qu'il le défiait vraiment et qu'il raillait, mais non ! Xian était tout à fait honnête. Il ne pêchait pas plus qu'il ne chassait. Attentif, il tenta néanmoins d'en attraper au moins un, pour ne pas que son cadet le taquine à vie à ce propos. Mais, dès qu'il se baissait, le poisson prenait promptement la fuite. Hiwang allait en saisir un, mais le petit écaillé lui fila entre les mains. Son rire se répercuta dans tout le bois. Le Jeune Maître avait de nouveau réussi à détourner son esprit de ses problèmes et il s'en félicitait.
Lorsqu'un poisson nagea volontairement vers le fidèle de Hù lǐ, l'héritier rouspéta. Il s'insurgea au moment où Hiwang l'empoigna d'un geste maîtrisé et le brandit avec fierté, se jetant des fleurs, louant son don pour la pêche. Comme à son habitude, sa vantardise transpirait par tous ses pores. Xian amorça une plainte, mais un élément derrière eux l'interrompit. Il fit volte-face et croisa le regard pendu sur son torse de la septième Jeune Maîtresse.
— Préparez-vous à mordre la poussière ! déblatérait le Seigneur. Ma victoire écrasera votre défaite, Jeune Maître ! Un pour moi et zéro pour vous !
Mais il était curieux de la non-réaction de l'héritier, il se retourna et perçut la femme, bouche bée, face aux deux hommes à moitié dénudés. Il renifla avec dédain et chercha à la déconcentrer de sa vision apparemment à son goût en lui adressant une courbette, mais elle ne daigna pas le regarder. Huafang salua timidement Xian qui s'inclina par pure politesse, forçant un roulement d'yeux au Seigneur. Ce dernier qui s'ennuyait déjà de cette femme vit un minuscule poisson à son niveau. Il s'abaissa et s'en empara sans mal.
— Xian-Xian, attrape-le si tu peux !
Un tutoiement qui déplut autant au Jeune Maître qu'à la femme, une familiarité qui la répugna et un défi qui prit de court l'héritier. Il virevolta dans l'eau, se retenant de tomber à la renverse, mais le poisson n'avait pas encore quitté les mains du Seigneur qui s'esclaffaient de sa mine affolée. Xian n'avait aucune envie de se recevoir un petit poisson en pleine figure. Et il s'avéra que Hiwang n'avait aucune envie de jeter un pauvre poisson pour qu'il s'écrase contre le torse de l'héritier ou contre la roche, et lui avait fait une farce qui avait failli lui faire perdre l'équilibre. Huafang fulminait et serra les dents à chacun de ses gloussements. L'héritier puisa dans sa sagesse et repoussa les jurons qui se bousculaient dans sa tête. Il se hâta de faire face à la Jeune Maîtresse et s'excusa pour ce comportement.
— Pourquoi cet homme s'exprime-t-il envers vous avec une telle intimité ? interrogea-t-elle, tapant nerveusement du talon sur la pierre froide. L'autre jour, vous dormiez ensemble et là... Quelle est la nature de votre relation ?
— Des compagnons, camarades d'armes, ne vous inquiétez pas, Jeune Maîtresse. C'est que son intelligence est limitée, voyez-vous ! Il ne comprend pas toutes les convenances, pardonnons-lui.
— Pardon ? Excusez-moi, Jeune Maître ? Je ne saisis pas ce que vous dites ! brailla ledit limité.
Un peu rassurée et remarquant qu'il ne défendait pas son ami, mais qu'il l'enfonçait dans sa bêtise, elle se satisfit de cette réponse. Huafang parut sur le point d'ajouter quelque chose, un sourire faux se traçant sur sa bouche maquillée, mais ses yeux s'écarquillèrent. Le Jeune Maître étant de dos, il ne saisissait pas le pourquoi de sa mine effarée. Hiwang s'approchait et prétextant de trébucher, il se heurta au torse de Xian qui réagit trop tard. Ils entrèrent en collision et le Seigneur le poussa pour qu'ils chutent tous les deux en arrière. C'en fut trop pour la femme qui partit en marmonnant des jurons houleux à l'encontre du fidèle de Hù lǐ. Elle trouverait un temps pour parler en privé avec l'héritier.
— Oh par tous les dieux ! ricana Hiwang. Excusez ma maladresse, Xian-Xian ! Tenez, laissez-moi vous aider ! Oh ! Fichtre ! Vous voilà tout trempé, quel malheureux incident ! J'espère que vous ne m'en voudrez pas trop ! Après tout, mon intelligence est limitée !
Il hurla la dernière phrase et, contre toute attente, Xian-Jun explosa de rire. Il ne pouvait plus se contenir. Entre le départ précipité de la Jeune Maîtresse et la fureur du Seigneur, ses éclats retentirent dans la forêt en échos. Mitigé, Hiwang gloussa avec lui, délaissant son indignation. Cette situation les ridiculisait complètement. Un noble affalait sur un héritier, les vêtements imbibés, les chevelures dégoulinantes, assis dans l'étang. Tous les poissons avaient disparu de cette zone.
— Son écœurement était si palpable, exposa le cadet, faisant référence au visage outré de la Jeune Maîtresse. Dommage que vous n'ayez pu le voir de vous-même. Elle est devenue toute rouge. On aurait dit qu'elle allait imploser.
— Si un individu limité ne m'avait enseveli sous l'eau, j'aurais pu le voir de mes propres yeux, accusa l'aîné.
Peu importe leurs âges et leurs rangs, ils ressemblaient à deux enfants et ils ne devaient pas être pris dans cette posture, au risque d'être humiliés et critiqués pour l'éternité ; les gens jaseraient. Quoi que, cette optique les dérangeait moins qu'auparavant... Hiwang le hissa par la main, leurs pantalons lourds à cause de l'eau. Ils abandonnèrent la pêche et gagnèrent le bord de l'étang. Ils s'y allongèrent tout le restant de la matinée pour sécher. Le soleil tournait légèrement et les réchauffait un peu. Ils papillonnèrent des yeux, fatigués, et Xian s'endormit une heure, récupérant de leur nuit agitée par la mélodie de son guzheng. Ils n'auraient pas bougé, si un ventre affamé ne les avait pas réveillés.
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