Un si grand soleil 1

Le Seigneur rêva d'une mélodie angélique et sourit dans son sommeil. Au petit matin, le soleil perça au travers de la fenêtre, les volets en bambou ne préservant pas la chambre des rayons chauds, et ils le titillèrent. Retroussant son nez plusieurs fois, fronçant les sourcils, il dut se réveiller. S'étirant avec un gémissement bruyant et la souplesse d'un félin, il roula sur le dos et garda un instant ses paupières closes. La fatigue le tiraillait un peu, il s'était couché tard.

En fait, le Jeune Maître l'avait honoré de ses talents musicaux une bonne partie de la nuit, au grand plaisir des autres compagnons qui avaient tout entendus. Il s'était étendu sur son lit, observant l'héritier d'yeux attentifs et admiratifs, et il s'était assoupi.

— Ne vous souciez de plus rien, avait-il entendu. Tant que cette mélodie se jouera, vous ne craindrez plus rien.

Il sentait présentement une respiration s'échouer sur son visage, qu'il tourna à sa droite. Xian avait passé la nuit ici apparemment, puisqu'il était allongé près de lui, ses deux mains sous sa joue pour se créer un oreiller. Il ne dormait déjà plus et le regardait de son air nonchalant. Hiwang le salua avec une rare sérénité en lui et le Jeune Maître lui rendit son sourire. À bien le détailler, le Seigneur distingua ses doigts rougis, voire abîmés, par les cordes du guzheng. Il les avait pincés, avait glissé dessus durant des heures ; il devait être épuisé et ses mains le faisaient probablement souffrir. Il pivota vers lui, face à face, le silence les berçant, il se remémora pourquoi son ami s'était invité dans sa chambre en premier lieu.

— Vous jouez divinement bien, admit le Seigneur. Votre musique..., je voudrais l'entendre à nouveau dans les années à venir. Si seulement c'était possible.

Sa voix douce replongea presque l'héritier dans le sommeil. Il baissa un moment les paupières, ravi de sa déclaration. À vrai dire, il se fichait complètement du compliment, mais il se réjouissait d'avoir occupé Hiwang, de l'avoir diverti un peu. Il songea à lui intimer de jouer l'instrument de son choix. Il était convaincu que sa technique serait parfaite, mais cela serait malvenu. Il le lui demanderait plus tard. Xian médita sur la dernière phrase ; son ami semblait lui signifier qu'ils ne se reverraient plus après cette semaine, comme une sorte de mauvaise intuition, un présage de mauvais augure. Or, rien ne leur imposait de ne plus se voir.

— Nous sommes désormais partenaires de beuverie et compagnon d'armes, n'est-ce pas ?  Quand je serais de passage à Hù lǐ, je vous jouerai autant d'airs que vous le voudrez. J'emporte toujours mon guzheng avec moi. Nous aurons l'occasion de nous rencontrer, à votre Secte, à Zhī dào, ou ailleurs.

— Ah oui ? Pourtant...quelque chose me murmure le contraire. Un étrange pressentiment. Nous nous reverrons bien sûr ! Mais, dans quelle condition ? Cette semaine au Talion Infernal, malgré toutes les incommodités, j'ai adoré ce temps avec vous et nos compagnons. Un peu de repos mérité et en plus, les démons n'ont guère réitéré leurs attaques. On dirait qu'ils savent que nous arrivons pour les détruire et ils se terrent tout en se préparant dans l'obscurité. Maintenant que nous connaissons leur cachette et une issue, rien n'empêchera l'armée des Quatre Grandes Sectes de marcher à l'intérieur de la Fosse des Lamentations et d'annihiler ces choses... Tout se déroulera pour le mieux, j'en suis convaincu...

— Pourquoi donc ce pressentiment néfaste ? s'enquit Xian sur un ton prudent.

— Je l'ignore...et cela m'effraie. Je ne cesse d'y penser depuis que j'ai utilisé mes sombres capacités. Je redoute qu'il existe un lien entre ce funeste présage et mes soudains pouvoirs.

En effet, cela paraissait angoissant pour le jeune homme, une grimace se traçait sur ses lèvres tordues par l'appréhension. Hiwang avait l'impression de réagir avec déraison, de se troubler à cause d'un ridicule sentiment en lui, mais son ami le comprenait. C'est pourquoi il lui tendit une main qu'il accepta et la serra fort, une étreinte réconfortante qui traduisait beaucoup de non-dits. Le Jeune Maître serait toujours présent pour lui, parce qu'il avait conscience du poids sur ses épaules, parce qu'il compatissait avec la peur rongeant qu'il éprouvait, peur de cette énergie horrifiante qui pouvait exploser à tout instant. Leurs minces sourires s'accordèrent et une larme d'impuissance roula sur la joue du fidèle de Hù lǐ, puis sur sa joue. Il se tenait au bord d'un gouffre. Il se méfiait de son propre corps, de son essence qui se retournait contre lui. Il craquait, parce qu'il flairait les ennuis qui lui pendaient au nez. L'héritier se désola de cette perle salée.

— Devrais-je continuer de jouer pour soulager votre âme ? suggéra-t-il.

— Oui, s'il vous plaît. Il ne faut plus que je me tourmente. Tout ira bien. Hum ? Je suis un cultivateur juste et honnête. Hum ? Peut-être qu'il n'y a même pas de quoi s'inquiéter ! Cette fois, permettez-moi de vous accompagner.

— Avec quel instrument ?

— Moi aussi, j'en emporte un où que j'aille. Pour me détendre. L'erhu. Il est bien plus aisé de le transporter que votre guzheng ! Comment faites-vous ?

— Un simple sortilège. Ne me dites pas que vous n'y avez jamais pensé ? À rapetisser votre instrument pour le transporter ?

Le jeune Seigneur avait tendance à oublier que toutes les autres Sectes utilisaient bien plus souvent leurs pouvoirs que les pacifistes comme lui. Non, il n'aurait jamais eu l'idée de rapetisser son instrument. Dire qu'il s'apprêtait à en jouer avec son Némésis des premiers jours, celui qui ronchonnait toujours à sa vue et qui avait l'air de le mépriser à longueur de journée. Il saisissait aujourd'hui la froideur de cet homme. Xian n'entretenait aucune amitié, avec personne. Son peuple le jalousait pour sa fortune et son rang ou le dédaignait pour ses cicatrices. Ses frères ne l'épaulaient pas vraiment, souhaitant prendre sa place d'héritier. Et voilà, qu'un soir pendant qu'il buvait tranquillement dans son coin, un petit impertinent vint siéger à sa table, lui adressa la parole sans forme de respect. Il gloussa à ce souvenir et l'érudit plissa les yeux, s'interrogeant sur ses réflexions.

— Je n'ai guère eu le plaisir d'entendre souvent les mélodies pleurantes de l'erhu, mais je me souviens du son... Si triste. Enfant, ma jeune sœur apprenait à en jouer. Elle détestait parce que cet instrument lui arrachait toujours quelques larmes. Pourquoi l'aimez-vous ?

— Les larmes sont belles parfois, vous savez. Joyeuses même. Je l'apprécie justement grâce à sa mélodie larmoyante. C'est tellement beau, et pur. Je pleure quand j'en joue. L'erhu se cale si bien à mes pensées.

— Comment pouvez-vous sourire autant, alors que votre âme semblait en décalage avec tout ?  

— À quoi servirait-il de se lamenter ? rétorqua le Seigneur, étirant davantage ses lèvres. Après tout, vous ne connaissez pas grand-chose à ma vie, Jeune Maître. L'inverse est vrai, aussi. Vous ne vous doutez pas d'à quel point tout peut me peser.

Xian arbora sa mine étonnée et curieuse. À quoi son ami faisait-il référence ? À son essence confuse ? Non, puisqu'il la découvrait à peine. À quoi d'autre ? Pour que le Seigneur soit aussi sérieux, ce devait être véritablement lourd à supporter au quotidien. Cet homme enfilait en permanence son masque souriant, mais il dissimulait un je ne sais quoi de chagriné, à l'écart du monde. Plus il se posait des questions et plus le Jeune Maître se rendait compte d'un détail. Il s'était plus qu'attaché à Hiwang. Il souhaitait en savoir plus, l'aider, le pousser en avant, être un ami peut-être. Il n'aurait jamais cru partager une telle sympathie avec cet insolent. Il sourit imperceptiblement à ce constat et se concentra derechef sur leur conversation.

— Racontez-moi dans ce cas, exigea amicalement Xian. Je ne parviendrais pas à vous comprendre  si vous ne vous confiez pas. Vous êtes si vif, si joyeux d'habitude, mais vous portez un fardeau que je n'avais remarqué jusqu'à présent. Ce fardeau, qu'est-ce ? Vous pouvez tout me dire, sans retenue.

— Xian-Jun, ah ce Xian-Jun... Votre sollicitude me touche, mais...il s'agit d'une histoire qui se tait de génération en génération dans ma famille... Puis-je réellement vous accorder une confiance aveugle ?

— Vous le savez déjà, répliqua l'héritier, sèchement.

— C'est vrai, avoua-t-il. Xian-Jun, et si je vous disais que je ne suis pas un véritable Seigneur aux yeux de tous ? Que mon sang n'a rien de noble ?

Ces mots ne prirent aucun sens pour l'héritier qui fronça seulement les sourcils, dubitatif. Il attendait la suite, mais ces révélations blessaient Hiwang, de toute évidence. Celui-ci s'enfonça dans son esprit tourmenté. Xian serra davantage sa main, afin de lui offrir sa rassurante chaleur. Son ami vivait dans un pavillon, dans le palais extérieur, proche de son Patriarche ; il ne pouvait être rien d'autre qu'un Seigneur. Il n'aurait pu mentir, sauf s'il cachait une identité secrète depuis des années. Or, ceci était peu probable. Cependant, l'héritier s'apercevait que, au final, plus il le côtoyait, moins il en savait à son sujet. Son cadet ne parlait pas de ses parents, de sa vie personnelle, il ignorait tout de son existence. Comment pouvait-il être ami avec lui ? S'il l'était réellement, il aurait cherché à le comprendre davantage. Cet homme ne divulguait aucun indice pour percer à jour son mystère. Qu'il s'expose en ce matin ensoleillé d'été, dans cette chambre, l'aîné l'en remerciait sincèrement.

— Avant que vous ne commenciez à imaginer des choses, laissez-moi éclairer votre lanterne, clama Hiwang, s'installant correctement face à lui. À une époque lointaine, ma famille servait les Songes Téméraires. Mes grands-parents provenaient de deux Clans différents ; ma grand-mère était une Dame de Compagnie d'une jeune noble, tandis que mon grand-père cuisinait pour le Patriarche. Ils se sont rencontrés, ils se sont aimés, puis un drame est survenu. Un incendie embrasa toute la Cité des Rêveurs, le temple croulait sous les flammes et tous fuyaient, en abandonnant les possibles survivants. Chacun pour soi. Mais mon ancêtre est resté et il a sauvé l'héritier au trône. Le Chef de Secte l'a loué pour sa bravoure et lui a proposé un titre et des terres... Néanmoins, personne n'ignore d'où ma famille vient, Xian-Jun. Qui nous sommes. Qui je suis. Le sang pur et les privilèges sont d'une importance capitale à la Cité des Rêveurs. Je suis fils de domestiques. Mes grands-parents n'étaient même pas des cultivateurs. Ce sont mes parents qui ont choisi d'étudier au temple et d'apprendre à cultiver leur essence. Mon sang est...celui de serviteurs et personne ne m'a autorisé à l'oublier depuis. Personne.

— Votre sang est plus noble que d'autres ! objecta l'héritier avec vigueur. Que vous soyez né d'une ascendance de riches ou de serviteurs, quelle est l'importance ? Votre passé vit en vous, Hiwang, vous êtes le vestige de ce courage. Il n'y a clairement pas à avoir honte du courage de votre grand-père.

— Cependant, ils questionnent mon héritage. Nul ne m'en considère digne. Au temple, aucun des jeunes disciples ne m'a intégré à leurs groupes. J'ai été seul la plupart du temps. À votre avis, pourquoi les femmes tombent-elles dans mes bras ? À votre avis, pourquoi me suis-je porté volontaire dès le début, pour voyager et voir autre chose que ma Secte ? À votre avis, pourquoi tous ont été si prompts à se moquer de moi, quand vous m'avez ramené à la capitale, à moitié mort par le poison du Bashe ? Je suis l'exclu de la Cité des Rêveurs, l'interdit, celui qui n'a pas sa place et ne l'aura jamais, que les demoiselles fréquentent pour avoir un moment de liberté avant de s'enchaîner au mariage. Je n'ai qu'un ami, en fait. Et mes parents n'arrangent rien. Ils sont constamment collés au Patriarche, à rechercher son attention, ses privilèges. Ils me traitent comme un moins que rien. Je noie les apparences par de douces romances sans lendemain, les femmes m'acceptent, pas les hommes. Ils ont tous eu vent de mon histoire et ils se fichent de moi. Ils aiment à me rabaisser, pour paraître encore plus grands à côté. C'est pourquoi j'ai été si piqué par vos commentaires sur ma Secte. J'aimerais la défendre et défendre ses cultivateurs, la vanter, mais... Un jour, l'on m'a récompensé conseillé de nager dans un étang, non loin de la capitale. Mes parents ont beau essayé de m'en dissuader, j'y suis allé et je me suis retrouvé dans une eau infestée de serpents. Les disciples s'étaient rassemblés et qu'est-ce qu'ils ont ri, ce jour-là... Les véritables nobles de Hù lǐ, ceux qui descendent de nombreuses lignées de Seigneurs, eux, ce sont des personnes qui valent plus que moi.

Xian-Jun grogna à cette phrase, un air de réprimande et de vive désapprobation. Hiwang écoutait peu les critiques, mais il était tant englouti par des vagues d'insultes et de discriminations qu'il en était exténué à la longue. Il aspirait à s'en débarrasser, à ne plus s'en préoccuper, mais ils lui rappelaient sans cesse ses origines. Un serviteur qui se déguisait en noble, l'accusait-on. Malgré son respect immense pour ses grands-parents paternels, il lui arrivait quelques fois d'insinuer qu'il ne méritait pas son titre. Qu'avait-il entrepris, lui, pour être nommé Seigneur et résider dans un pavillon personnel, jouissant des richesses et des faveurs du Patriarche ?

Le Jeune Maître déduisit ces méditations chaotiques par ses traits tirés et renfermés. Il discerna clairement ses regrets. Il s'en émouvait même. À Zhī dào, son peuple le dévisageait et son statut de Jeune Maître était contesté par des détracteurs mesquins et avides de l'éjecter de sa position. Parce qu'il était blessé, parce que ses cicatrices ne disparaîtraient jamais, parce qu'il était soi-disant faible et qu'il ne pouvait pas se défendre, parce que certains le haïssaient sans raison particulière et engendraient des rumeurs dans l'unique but de détruire son image fragile, nul ne le voulait sur le trône. Xian avait l'impression de ne pas être légitime, alors qu'il était bel et bien né le premier. 

— Ils sont stupides ! conclut-il, mettant un terme au débat.

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