Sous la voûte ensommeillée 1
L'aube se dessinait à l'horizon, l'air tempéré de saison était si agréable. Le Seigneur cligna des paupières, avant de les soulever pour de bon. Il ressentait la magie bienveillante d'un alchimiste l'envahir et ruisseler dans son être, elle apaisait son essence agitée ; il reconnut aisément la marque de Wulong. Il le remercierait plus tard.
Tout d'abord, Hiwang voulut se redresser. Son corps était resté immobile longtemps à en juger par les courbatures, ses mouvements furent compliqués au début. Surtout que des doigts fins étaient fermement accrochés à sa jambe blessée. Son regard remonta le long du bras et discerna un visage endormi et reposant sur le rebord du lit, le reste du corps traînant sur le sol.
Il s'étonna de discerner les traits fatigués de l'héritier. Celui-ci produisait de discrets ronflements. Combien de temps avait-il veillé sur lui ? Autant qu'il avait pu jusqu'à capituler face à l'implacable sommeil.
— Un Jeune Maître ne devrait pas s'éreinter pour un pauvre Seigneur, murmura-t-il, la gorge asséchée.
Le fidèle de Hù lǐ sourit néanmoins à cette vision. Il appréciait les efforts de l'héritier pour l'aider, mais il ne le méritait peut-être pas. Soudain, Hiwang se remémora ses actions, la noirceur qui l'avait habitée. Il éprouva une profonde culpabilité envers Xian-Jun et Yichen qui avaient valsé dans les airs et qu'il aurait pu gravement amocher dans sa folie. Il déglutit à ces souvenirs. Les remords l'accaparèrent et il souhaita sortir prendre l'air.
Délicatement, il saisit la main du Jeune Maître et la décala, puis il se tira hors des draps. En plus de calmer son esprit, la magie de Wulong l'étourdissait, sûrement pour ne pas qu'il bouge trop. Le Seigneur prit un certain temps à se mettre debout. Il enfila son pantalon noir entièrement recouvert par sa robe épaisse – la grise pale – ainsi que ses bottes, au prix d'une colossale énergie. Ses cheveux détachés, il les noua brièvement en un chignon tombant. À travers le miroir, il ne se jugea pas présentable. Un noble ne s'habillait pas de la sorte, il s'apprêtait davantage et mettait en valeur ses atouts. Mais il était exténué, il alla à l'essentiel. Parmi les Seigneurs, un code vestimentaire bien précis était ordonné, mais il ne voulait pas l'appliquer aujourd'hui. Il avait seulement envie de respirer de l'air frais.
D'une lenteur ennuyante, il quitta le pavillon et inspira un grand coup, faisant entrer de longues bouffées d'air dans ses poumons. Le Seigneur descendit attentivement les quelques marches et se dirigea vers le petit jardin qui entourait leur résidence temporaire. Il marcha un moment, sa jambe ne lui provoquait plus de douleur, mais il boitillait. Il ne se débarrasserait pas de sa faiblesse. Il profita de la fraîcheur de la nuit et tourna longuement dans les environs, pour réfléchir, se remettre les idées en place. Hiwang revint près de la porte où une mine inquiète guettait son retour. Le Jeune Maître avait l'air très préoccupé.
Il aperçut vite Hiwang et un soulagement se peignit immédiatement sur ses traits. Il s'avança vers lui et le Seigneur esquissa un étirement de lèvres qui se perdit dans le mouvement. La honte le tiraillait encore. Il se souvint de l'avoir propulsé. Il aurait pu lui fracturer quelques os dans la chute, engendrer des séquelles irréversibles. Ce combat avait dégénéré sans qu'il ne puisse se contenir et en plus, il avait été conscient de tout. Malgré son sentiment intérieur de malaise, ce fut une plaisanterie qui franchit la barrière de sa bouche, avec peine :
—Vous me fixez tout le temps. L'avez-vous remarqué ? Je dois être très séduisant.
— C'est vrai. Je me demande souvent comment un homme aussi plaisant que vous est capable de détruire une flopée de démons en une fraction de seconde ou de se transformer en un adversaire féroce tout à coup.
— Même suivre les préceptes de Hù lǐ et être un bon garçon, je n'ai pas su le faire.
L'héritier ne l'avait pas épargné dès sa première phrase. Il le gratifia d'un regard reconnaissant ; en réalité, le Jeune Maître avait été très clément avec lui, puisqu'il n'avait pas abordé le sujet juste après la Fosse des Lamentations. Ou, du moins, il n'avait pas persévéré. Il lui avait accordé sa confiance, le bénéfice du doute... Au final, Hiwang s'en était pris à lui la veille. Qu'est-ce qu'il regrettait d'avoir repoussé la conversation. Son corps avait façonné cette magie noire, pas lui, pas volontairement. Bien que son désarroi était évident, Xian-Jun désirait poser des questions, comprendre.
— Qui est au courant ? questionna l'héritier, d'un ton prudent.
— Je ne l'étais pas non plus, si cela peut vous rassurer. Croyez-moi, j'ignore tout de ce qui traverse mon essence.
— Je vous crois, assura-t-il, saisissant ses doigts tremblants et les serrant dans une poigne complice. Un instant, à la Cour des Massacres et à la Fosse des Lamentations, vous paraissiez absent, comme si un double maléfique vous possédait. Dans ces moments, votre aura devient tumultueuse et menaçante, vous utilisez un pouvoir...démoniaque. Hormis ces deux fois, avez-vous...?
— Non, jamais ! s'empressa de répondre le fidèle de Hù lǐ, effrayé par ses dons ténébreux. Je ne savais vraiment pas. À la Fosse, j'ai simplement senti la nécessité de nous défendre. Vous vous retrouviez tous en danger et j'ai réagi, mais je n'ai pas activé l'onde de choc qui a pulvérisé les Ombres ; quelque chose s'en est chargé pour moi. Quelque chose perdu en moi. En ce qui concerne hier...je me doute bien que vous n'avez pas frappé ma jambe intentionnellement, mais cette faiblesse m'a agacé à un tel point que je ne pouvais plus me contrôler. J'aspirais à me venger de vous...de me venger de tout. Je ne comprends pas ! Xian-Jun, cela...recommencera-t-il ?
— Je le pressens, oui. Malheureusement, cette force est à l'intérieur de vous et elle explosera à nouveau en cas de risque et de danger, à chaque fois que vous perdrez le contrôle. À partir de maintenant, prêtez une attention particulière à tempérer vos sentiments, vos émotions ; distancez-vous des situations qui vous feraient basculer. Si vous présagez une haine affluer en vous, partez. Pour votre sécurité...et celle des personnes aux alentours.
Il le savait, il était devenu une menace. Il appelait à une forme d'insécurité, de danger permanent, une explosion qui détonnerait et emporterait tout. S'il ne maîtrisait pas ce pouvoir, tous ceux autour de lui pourraient être touchés. Il se réconfortait en notant qu'aucun n'avait été véritablement blessé, mais ils auraient pu. Tout aurait été de sa faute. Comment s'expliquer auprès des autres ? Comment affronter leurs jugements, leur dégoût ? Son rythme cardiaque augmentait à cette optique ; que ferait-il si les gens l'abandonnaient, lui tournaient le dos ? Que serait-il ?
Bien évidemment, le Jeune Maître percevait sa panique. Il respirait l'épouvante. Xian tapota gentiment son épaule. Lui, il ne le laisserait pas tomber, il demeurerait à ses côtés pour le soutenir dans ces épreuves tortueuses. Mais ce serait en effet compliqué d'exposer sa condition à tous. Devait-il en parler autour de lui, afin que tous soient conscients de ses pouvoirs dévastateurs ? Ou devait-il se taire et attendre une nouvelle crise ? En bon stratège de Zhī dào, il ne détenait pas la réponse. En tout cas, Hiwang avait besoin d'aide. Il lui fallait déterminer l'origine et la cause de cette essence démoniaque.
— C'est la première fois que j'évoque la peur, gloussa le Seigneur avec amertume. Je n'apprécie pas du tout la sensation. Autrefois, petit, j'aurais adoré inspirer la crainte ou le respect, ou les deux. Que l'on prenne conscience de ma valeur... Quelle valeur ! Comment puis-je me redouter moi-même ? Qu'est-ce qui cloche ? Quand tout a mal tourné ?
— Vous ne m'inspirez nulle crainte, contra Xian. Vous n'en êtes pas encore là, l'ami. Ressaisissez-vous ! Vous n'avez pas fait de mal.
— Ah bon ? cingla Hiwang. À la Cour des Massacres, je vous ai seulement assommé ; que se passera-t-il le jour où j'attenterai à votre vie ? Si je perds définitivement le contrôle ? Pas de mal, dîtes-vous ? J'ai anéanti des démons par mon unique volonté ! Comment ? Personne n'a jamais réussi cet exploit, aux dernières nouvelles. Ma force a égalé celle des Ombres.
— Cela prouve que vous réalisez des prouesses en termes de cultivation, insista l'héritier. Peut-être qu'en usant régulièrement de ce pouvoir, en le développant comme les gens de Jiǎo huá, il n'échappera plus à votre contrôle et vous vous en servirez contre les Ombres, vous pourriez sauver notre monde. Qu'en pensez-vous ? L'idée ne vous plaît-elle guère ?
— Je ne suis pas né aux Fureurs Fallacieuses, rétorqua Hiwang. Je n'ai pas le droit de développer ces pouvoirs, mes principes le refusent. Votre idée m'horrifie. Jamais je ne bafouerai les lois de mon peuple, je suis pacifique, je ne combats pas, je ne... Mais, j'ai déjà dérogé à ces règles à tant de reprises. Voilà, peut-être que je suis puni pour m'être détourné des lois ancestrales de ma Secte.
— Hù lǐ ne s'est-elle pas suffisamment cloîtrée dans sa maudite neutralité ? interrogea la voix rauque du Jeune Maître. Que vous ne vous battiez pas contre les autres Sectes ou entre vous, pourquoi pas. Cet aspect de votre culture est honorable. Cependant, les Ombres représentent un problème commun, tous les peuples devraient s'en occuper. La Crête des Colères Démesurées, la Fosse des Lamentations, vos batailles démontrent votre désir de prendre les armes ; vous constatez les failles dans notre monde et vous souhaitez y remédier, vous choisissez votre propre chemin. Je ne pense pas que quiconque désapprouverait votre bravoure.
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