Promenons-nous dans les bois 4
— Cela ne vous dérange-t-il pas ?
Wulong fronça les sourcils à cette voix reconnaissable, ne comprenant pas Yichen. Il virevolta dans sa direction, s'efforçait de conserver une attitude guillerette. Le jeune homme se joignit à lui calmement, les mains croisées derrière le dos. Il se tenait bien, mais son visage reflétait encore son espièglerie. Un sourire en coin et un regard luisant, il prévoyait quelque chose. Soupirant, prêt à entendre tout et n'importe quoi, l'alchimiste haussa les épaules.
— Que j'ai embrassé une demoiselle ? Vous sembliez décontenancé ce matin. La jalousie...vous aurait-elle piqué ?
Effectivement, Yichen le croyait. Il croyait que l'alchimiste de Hù lǐ jalousait ou enviait la soi-disant femme qu'il avait embrassée. Bien entendu, ce petit mensonge, il voulait s'en servir à son avantage. Toutefois, Wulong éclata d'un rire cristallin qui résonna merveilleusement bien à ses oreilles. D'un côté, il le trouvait magnifique, secoué par ses soubresauts ; d'un autre, il se vexait de cette réponse. L'alchimiste se calma sous le regard ténébreux de son benjamin. Il gloussa une dernière fois et se ressaisit.
— Pourquoi devrais-je être jaloux ? Vous êtes jeune, plein de fougue et de vitalité, vous vous ouvrez tout juste à la gente féminine. C'est génial ! Vous développez vos attirances, je suis content pour vous. Tâchez cependant de ne pas blesser les Dames, soyez courtois et prévenant.
Ses dents claquèrent entre elles. Yichen haïssait ses mots, et son impulsivité grimpa en flèche en lui, il serra les poings. Il n'aimait pas que cet homme l'estime si peu. Il agissait constamment en mère ou en grand frère avec lui, il ne le supportait pas. Il avait beau flirter ouvertement avec lui, Wulong évitait à tout prix un affrontement direct entre eux. Et il comptait lui faire comprendre ses désirs pour de bon, aujourd'hui.
Le guerrier de Jiǎo huá combla la distance en une enjambée et poussa l'alchimiste pour que son dos se cogne à un arbre. Il le retient pour que le heurt soit doux. Quasiment collés l'un à l'autre, Wulong écarquilla les yeux. Pourquoi ce jeune homme utilisait-il inlassablement la violence pour parvenir à ses fins ? Il se serait volontiers révolté contre ce comportement, si le brun n'avait pas encadré son visage entre ses paumes et qu'il ne plantait pas ses iris dans les siens. Il frôlait d'un doigt fasciné sa chevelure anthracite.
— Votre déception ne trompait pas, ce matin, accusa-t-il. Cela ne vous a guère plu de m'entendre évoquer une conquête.
— Je n'étais pas déçu, affirma Wulong, d'un aplomb dont il ne se pensait pas capable. Hier soir, vous êtes sorti un court instant de votre chambre – je vous ai entendu – et je souhaitais m'adresser à vous pour une quelconque affaire, je vous ai donc imité. J'aspirais à mettre au clair...eh bien, ceci ! Vous sommez de ne plus tenter de me séduire pour votre bon amusement. Mais, nous nous sommes retrouvés nez à nez avec une scène des plus étranges. Je connais aussi le secret du Seigneur Muwen et de Dame Meiling... D'où mon air renfrogné, ce matin... Je m'interrogeais sur la raison qui vous poussait à couvrir leur acte.
— Ah bon ? Pour de vrai ? grogna Yichen.
— Oui, pour de vrai. Pourriez-vous me laisser respirer, maintenant que les faits sont éclaircis ?
Le jeune déglutit lourdement, il s'apitoya sur sa déduction. Pourquoi une jalousie ? L'alchimiste n'en avait strictement rien à faire de lui. Il le réalisait. Avec une certaine brutalité, il relâcha son visage et recula, il se fondit dans le paysage, tandis que Wulong s'éclipsa pour ne pas prolonger son désarroi. Il prit ses jambes à son cou, pour faire plus simple.
Wulong aurait pu tempérer ses mots, mais son benjamin l'ennuyait de plus en plus. Il n'était pas un homme à charmer pour se divertir ! Il disposait, comme toute personne, d'une fierté et il en avait assez d'éprouver de l'attirance, quelle qu'elle soit, pour un jeune qui jouait de ses sentiments. Désormais, l'affaire claire, ils pourraient limiter leurs interactions et ne pas outrepasser les barrières nécessaires.
Il alla plus loin dans les bois, là où nulle voix ne transperçait l'atmosphère calme. Cet événement officiel qui ne servait à rien, admettons-le, gaspillait son précieux temps. Il aurait pu donner son bain à Liang, confectionner leurs repas, être l'alchimiste populaire de la Cité des Rêveurs et soigner les plus démunis en échange d'un sourire ; à la place, il s'assit en position du lotus et médita, il assembla et désassembla les énergies autour de lui, réfléchissant à la maison qu'il avait obtenue récemment. Puisque la sienne avait été brûlée, et qu'il avait dû faire le deuil de sa famille, Wulong s'était évertué à tenir bon pour le garçon dont il était devenu l'unique figure parentale. Il devait s'occuper de lui. Proche de la capitale pour ne pas le laisser en autonomie trop longtemps, ils résidaient dans une demeure confortable ; petite certes, mais le prix des parcelles de terre avait augmenté sur le marché.
Songeant au petit qu'il considérait comme son fils dorénavant, une anomalie dans sa spiritualité le perturba. Ses paupières se soulevèrent subitement et, à deux mètres, sans qu'il n'ait détecté ses grognements plus tôt, un loup se dressait devant lui, les poils hérissés. Sans mouvement brusque, l'alchimiste diffusa un peu de sa magie dans l'air, ayant l'habitude de tranquilliser les animaux.
Seulement, cela ne fonctionna pas. Le canidé n'avait pas l'air dans son état normal, ses yeux étaient vitreux et son pelage sec. Enragé.
Avec délicatesse, il lui sourit, les mains en avant, et il s'accroupit dans le but de le dompter par la douceur, mais il se releva vivement par la suite. L'animal était sur le point d'attaquer. L'alchimiste envisagea de le paralyser avec sa magie, mais il n'eut pas le temps d'agir. Sauvage, le loup força sur ses quatre pattes et bondit dans sa direction. Wulong tomba à genoux pour l'esquiver.
Un scintillement attira son regard. Une lame vola au-dessus de lui et toucha de plein fouet le loup, qui s'écroula. Il lui fallut un instant pour comprendre ce qu'il s'était produit.
Le fidèle de Hù lǐ observa la pauvre bête, gisant au sol. Il en frissonna de la tête aux pieds. Pourquoi le tuer, alors que la magie aurait suffi ? Une larme perla de ses orbes blessés. Des bras se glissèrent autour de son torse pour le hisser sur ses jambes. Foncièrement désolé pour le loup, il ne maîtrisa pas son geste. Wulong gifla l'homme qui l'empoignait. Un son de claquement se répercuta net dans la forêt, suivi d'un reniflement désespéré. Il ne fut guère surpris en identifiant Yichen, dont la joue rougissait. Le jeune lui avait certainement sauvé la vie et il était remercié par un coup ; la prochaine fois, il y renoncerait.
— Pourquoi êtes-vous revenu ? reprocha l'aîné.
— Là, tout de suite, je l'ignore. Peut-être aurais-je dû laisser ce loup vous dévorer. Mais, je me suis précipité pour vous prêter main-forte, vous qui ne combattez jamais et qui n'aurez rien pu faire contre cette bête malveillante !
— Je me débrouillais très bien et ce loup n'avait pas à mourir ! Je sais que la vie vous importe peu, à vous les gens de Jiǎo huá, mais changez de mentalité, par pitié. Cet animal jouissait d'une aura, une essence de vie, il respirait autant que vous !
Il repoussa vivement la poigne du benjamin et voulut partir loin de lui. Yichen regarda un moment le loup, peiné. Il n'avait pas besoin d'une leçon de la part de l'alchimiste. Non, il avait bien conscience que l'animal était vivant quelques minutes auparavant. Non, il avait bien conscience que toutes les vies se valaient. Se faire juger ainsi par Wulong qui ne se doutait pas une seconde de la situation à Jiǎo huá, il se sentait profondément insulté et déçu. En trois pas, il s'empara de son poignet et le tourna abruptement pour que leurs visages soient face à face. Malgré sa colère, le jeune réussit à contrôler son ton et à se tempérer, mais toujours avec un son rauque qui démontrait son énervement :
— Pour votre gouverne, homme de Hù lǐ au cœur si pur, nos eaux sont empoisonnées, les animaux se transforment tous en bêtes sauvages ; peu importe ce que nous essayons, aucune solution ne dure sur le long terme. Nous ignorons d'où provient ce poison, ni ce qu'il est. En outre, ce loup, qu'il soit figé ou endormi, n'aurait plus vécu de la même façon. Il aurait été bloqué dans sa folie et dominé par le goût du sang. Il existe aussi des cas humains et cela commence à angoisser le peuple, parce que ces événements se multiplient au fil des jours. Avec la bonne combinaison de plantes, nous avons concocté un remède efficace, mais vain sur la faune...
— Je suis désolé...
— Je sais que vous, les bienfaiteurs des Songes Téméraires, chérissez la vie plus que tout et que vous lui accordez une importance capitale, que vous ne tolérez pas les souffrances inutiles... mais ne méprisez pas ma Secte sous prétexte que nous sommes plus...brutaux que les autres. Nous prenons soin de la vie, nous aussi. À notre manière.
— Je suis désolé !
Wulong avait crié ses excuses, mais Yichen l'avait délaissé dans sa culpabilité, disparaissant entre les arbres. Il s'en voulait bien sûr, l'alchimiste le rejetait à deux reprises et lui faisait la morale en moins d'une dizaine de minutes, alors qu'il ignorait tout de la situation ici. Quel imbécile ! Il se promit d'expier ses mots affligeants. Mais comment aurait-il pu savoir ? Leurs eaux empoisonnées, qui était au courant ? Pour les étrangers, Jiǎo huá se taisait sur de nombreux sujets et n'exposait jamais ses désagréments.
— Vous n'aviez qu'à informer les autres Sectes de votre problème ! bouda-t-il.
À l'autre bout de la forêt, quelqu'un d'autre ne se méfiait pas des rivières. Xian-Jun. Il accompagnait le Seigneur, veillant attentivement sur lui, et celui-ci marchait derrière lui. Cette ridicule promenade lui déplaisait et il manifestait son exaspération par des pas lents et des moues rembrunies. Il ne prononçait plus de railleries stupides, n'ayant aucune inspiration. Le Jeune Maître s'arrêta une minute près d'un ruisseau.
Le Patriarche ne leur avait pas offert de gourdes, ou peut-être en avait-il distribué à ceux qui l'escortaient. Seuls dans les bois, il s'hydrata avec l'eau à sa disposition. Mauvaise idée. La pire qu'il ait eue.
Un mal de crâne le saisit dès que l'eau entra dans sa trachée. Au début, il ne releva pas la désagréable sensation. Ils continuèrent de vagabonder autour du Talion Infernal ; le Jeune Maître se persuadait que cette promenade leur était bénéfique en un sens, ils pouvaient profiter d'un air doux, de l'atmosphère clémente. Mais, après avoir descendu une colline, le sol trembla sous ses bottes. Xian guetta la réaction du Seigneur, il n'en avait pas. La terre tournait-elle seulement pour lui ?
— Pourquoi ce regard insistant ? demanda Hi Wang. Je vais bien ! Profitez de la balade au lieu de veiller sur moi, vous êtes étrange cet après-midi !
Sauf que Xian s'effondra soudainement et son ami se précipita à ses côtés.
— Jeune Maître ! l'interpella-t-il. Que se passe-t-il ? Des vertiges ? Rentrons si vous fatiguez.
L'héritier désirait lui répondre que tout se déroulait à merveille, qu'il allait bien, qu'ils se dirigeraient de toute façon vers la capitale pour rentrer et qu'ils passeront par le marché avant de gagner le pavillon, que le Seigneur n'avait rien à craindre et qu'il demeurerait avec lui au cas où il aurait mal à sa jambe. Mais sa voix se noua dans sa gorge. Sa conscience s'effaça de son esprit, il ne réfléchissait plus correctement et sa raison s'évapora. Son corps se pétrifia, sans maître.
Ses instincts primitifs prirent le dessus et guidèrent ses actions. Dégainant son épée, il l'abattit sur Hiwang qui se décala de justesse. Abasourdi par cet assaut incohérent, désordonné, il devina que quelque chose clochait.
— Lâche de votre part, Jeune Maître, d'attaquer un pauvre infirme tel que moi ! railla-t-il.
Le Seigneur s'arma à son tour et para avec agilité tous les coups de son adversaire. Ce dernier titubait et frappait fort, toute sa grâce et son intelligence n'existaient plus et il négligeait la stratégie au profit de la férocité. Il bougeait son épée au hasard, uniquement pour le cogner. Hiwang bloquait ses assauts aisément, mais il devait trouver un moyen de le restreindre dans ses mouvements pour le transporter à la cité. Peut-être que la forêt était enchantée et qu'elle obligeait les esprits sains à sombrer dans la folie, supposa-t-il, ne soupçonnant pas l'eau.
— Mille pardons, Jeune Maître ! clama Hiwang, en plein combat. Mais je vais utiliser la magie sur vous...en espérant que vous ne vous souveniez de rien à votre réveil !
Tandis que Xian-Jun hurla pour apporter une force à sa frappe, le Seigneur tournoya avec grâce pour se placer derrière lui. Il l'entoura de ses bras et, ses paumes ancrées sur son abdomen, il lança une onde magique qui s'activa à l'intérieur du Jeune Maître. Son esprit vrilla et s'éteignit, et il s'endormit aussitôt. Hiwang le rattrapa dans sa chute et examina brièvement ses fonctions vitales. Englouti par les ténèbres, l'aîné ne s'était jamais aussi mal battu et il le lui dirait dès son réveil !
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