Les fragments du passé 1
Les Ombres pénétrèrent au sein de Zhī dào, effaçant les frontières par leur simple présence. Autour d'elles, une aura malveillante fissurait déjà cette Secte. Dès qu'elles croisaient un village, les personnes s'enfuyaient, ressentant les effluves de l'horreur.
Elles étaient ravies de leur enveloppe charnelle. Grâce à ce corps, elles pouvaient se matérialiser, donner un poids à leur menace. Elles adoraient afficher des regards dissuadant et des sourires de pur sadisme. Plus les jours passés, plus elles gagnaient en puissance et amenaient la terreur sur toutes les terres.
Aujourd'hui, elles n'épargneraient pas la Sagesse Altruiste, elles comptaient marcher sur la capitale et anéantir toutes les traces d'espoir.
Sur le dos d'une monture, elles avançaient au galop, suivies de Wujie qu'elles avaient réquisitionné pour son plus grand malheur. Il les détestait profondément, mais ne pouvait rien contre elles, pas pour l'instant. Lui, le plus terrible guerrier de Jiǎo huá, était maîtrisé par ce pouvoir malsain.
Ils atteignirent rapidement la Claire Prévoyance et à leur arrivée, un vent de panique se répandit. Les gens se cachaient et s'enfermaient dans leurs maisons, des gardes venaient à leur encontre uniquement pour être éliminés d'une aisance déconcertante. Elles se rendirent au pied du palais sans réelle difficulté. Souriant, elles descendirent de leur cheval.
En pivotant brusquement, elles notèrent que le peuple les fixait à l'écart, prêt à courir entre deux ruelles pour leur échapper. Quels idiots ! Si elles souhaitaient vraiment les détruire sur-le-champ, ils n'existeraient déjà plus. Réjouies de leur effet et d'être prises très au sérieux, leur corps monta les quelques marches avant d'ouvrir les portes du temple. Des gardes tenaient leurs armes dans leur direction, tremblotant légèrement. Comment ne pas sourire avec fierté en constatant l'étendue de terreur qu'elles infligeaient ?
— Baissez vos épées ! commanda une douce voix. Un combat ne nous aiderait pas, laissez-le entrer.
Les gardes obtempérèrent sans conviction et partirent simplement. Wujie les imita et patienta à l'extérieur, fermant les portes au passage. Seules dans la salle du trône de ce temple, elles lorgnèrent le siège doré, s'imaginant assises dessus. En réalité, elles convoitaient Zhī dào. La Secte de l'intelligence, de la stratégie, celle qui pouvait prétendre à les vaincre. Elles désiraient triompher sur eux, afin de montrer au monde que rien ne les arrêterait. Surtout pas un peuple imbu de lui-même ! Farfouillant dans la mémoire de leur hôte, elles identifièrent l'homme qui avait parlé. Petit Sage. Quel nom ridicule ! Leurs lèvres s'étirèrent et elles progressèrent un peu plus entre les piliers, comblant l'espace.
— Je suppose qu'en temps de guerre offrir à boire à son ennemi ne serait pas convenable. Cependant, je vous propose une coupe. Mieux vaut discuter autour d'un bon alcool que de se battre. Ne pensez-vous pas, Monsieur ?
— Ne faites pas comme si vous ignoriez qui nous sommes, grondèrent-elles. Vous le savez très bien.
— Pardonnez-moi ; nous, cultivateurs, n'avons pas l'habitude de converser avec vous. Les démons nous ont habitués à plus de silence et des stridents hurlements.
— Nous détenons une voix désormais !
— En effet, concéda-t-il, cela constitue un véritable miracle en soi. Votre pouvoir dépasse notre entendement.
Elles observaient cet homme sous toutes les coutures, il paraissait beaucoup trop aimable. Elles s'attendaient à recevoir la soudaine visite d'un tueur, mais rien ne venait. Petit Sage prouvait seulement son hospitalité, malgré l'état d'urgence. Aussi, il essayait d'éviter une bataille à la Claire Prévoyance. Il optait pour une tactique précise ; les énerver suffisamment pour que leur orgueil ressorte et qu'elles s'engagent dans cette conversation inutile, pour les détourner de la capitale bien sûr, mais tout en les brossant dans le sens du poil afin d'éviter la mort absolue. Il jonglait très bien pour le moment, mais craignait de ne pas tenir longtemps.
— Où se trouve votre Patriarche ? s'enquirent-elles, curieuses.
— Oh ! ne vous suffis-je point ? Je vous garantis être un interlocuteur averti qui saura vous répondre tout aussi bien que le Patriarche.
— Pourtant, c'est à lui que nous voulons nous adresser, sifflèrent-elles, fronçant les sourcils.
— Le Patriarche s'est retiré quelques jours dans l'arrière forêt, afin de se ressourcer. Discutons ensemble et rencontrez-le quand il reviendra. Souhaitez-vous cette coupe, oui ou non ?
Elles serrèrent le poing, mais acceptèrent ce jeu. Elles opinèrent donc du chef et Petit Sage servit attentivement son meilleur vin dans une coupe fragile qu'il tendit ensuite. Elles la saisirent et sentirent d'abord le liquide. Il n'oserait pas les piéger, mais elles restaient prudentes. Les Ombres se doutaient que le régent aurait déserté. Ses enfants l'avaient imploré de se dissimuler quelque part, à l'abri, tant que les démons menaçaient encore ce monde. Un Patriarche devait survivre avant tout. D'ailleurs, elles s'étonnaient de ne pas voir les Jeunes Maîtres, ils se terraient probablement avec leur géniteur, laissant le peuple être massacré.
—Puisque vous avez voyagé jusqu'à la Sagesse Altruiste et que vous ne l'avez pas encore réduite en cendres, vous portez sûrement des réclamations. Que voulez-vous ?
— Nous apprécions Zhī dào, confièrent-elles. Le paysage nous attire, bien plus que le gouffre où nous étions prisonnières. Nous ordonnons le contrôle total de votre territoire et peut-être que si le peuple ne résiste pas, nous ne les tuerons pas.
— Pouvons-nous réfléchir à un moyen de cohabiter ensemble ? répliqua Petit Sage, confiant. Après tout, vous disposez dorénavant d'un corps. Vous vivez à travers lui. Alors, profitez-en et reconstruisez une existence à part entière, qui vous appartiendra. Vous n'avez pas à ôter des vies pour vous sentir heureuses ou comblées. Le mal vous consumera. Je suis convaincu qu'il n'est pas trop tard. Sortez des ténèbres, je vous tends la main.
Il joignit les mots à l'acte. Il leur suggérait une issue, mais il se trompait. Petit Sage, ou n'importe quel humain, ne détenait aucune emprise sur les règles du jeu. Elles trônaient omnipotentes et établissaient les lois de ce monde elles-mêmes. Se ranger du côté des mortels ? Pourquoi ? Elles les dominaient, dirigeaient leur vie et leur mort, elles devenaient des déesses. Elles outrepassaient le pouvoir de l'Empereur de Jade, elles n'abandonneraient pas en si bon chemin. Et elles entreprirent de le lui faire comprendre.
Leur main se dressa et l'homme commença à s'étouffer. Il balbutiait des excuses, conscient d'avoir prononcé les mauvaises paroles. Elles maintenaient un visage apathique, sous cette cape encombrante. Petit Sage s'effondra et toussota. Ses poumons se compressaient, il ne respirait plus. Elles ne le lâchèrent pas, impitoyables. Il supplia, mais bientôt le souffle lui manqua complètement et il ne pouvait plus implorer. À genoux, replié sur lui, il se perdait dans la brume peu à peu. Par chance, une voix dérangea les Ombres et elles cessèrent leur sort.
— Vous vous en prenez à un pauvre homme qui veut vous aider ! s'écria un individu qui s'extirpait d'un sombre couloir. Petit Sage est certainement le seul ici présent à ne pas désirer votre disparition intégrale. Éloignez-vous de lui, avant que je ne me fâche.
Au début, les démons s'esclaffèrent à ce minable avertissement ; puis elles se retournèrent et aperçurent le nouvel entrant. Un homme grand et élancé, des cheveux bruns tirant sur le noir et des yeux profonds et vifs, une aura charismatique. Celle d'un premier-né. Immédiatement, des souvenirs pulsèrent et elles reconnurent le Jeune Maître de Zhī dào. Très enjouées par la tournure de cette entrevue, elles reculèrent de quelques pas afin de montrer leur bonne foi à Xian-Jun. Ce dernier les toisait méchamment, se remémorant la récente attaque au Comptoir des Neuf Dragons où il avait sauvé de justesse sa famille. Depuis, le monde ne vivait plus, tant il était terrorisé.
— Vous vous jugez en divinités sur cette terre, mais vous vous trompez tellement, asséna-t-il, en colère. Vous méprisez les couards, mais vous utilisez vos fourbes pouvoirs contre autrui, vous ne vous battez pas à la loyale ! Vous ne méritez rien.
L'homme fit signe à Petit Sage de partir, son aîné refusa de délaisser son Jeune Maître, mais dut obéir sous le regard agressif des Ombres. De plus, elles ne semblaient pas vouloir tuer Xian-Jun tout de suite, alors il s'évapora dans les couloirs mais garda une oreille attentive sur ce qui se disait. Elles analysaient avec amusement la mine déterminée de leur vis-à-vis. Possiblement était-il là pour négocier une forme de paix. Elles avaient hâte d'entendre ses revendications. L'héritier n'arbora aucune once de faiblesse, le dos droit, les doigts entrelacés, la tête haute, il se donnait un air hautain. Elles aimaient beaucoup cette prestance.
— Allons, allons, ce Jeune Maître ménagera ses propos face à nous, firent-elles. Nous serions contraintes de faire taire cette bouche acérée, autrement.
— Vous avez failli assassiner ma plus jeune sœur, ma famille, des centaines d'innocents sont morts. Tant de foyers pleurent des larmes de sang par votre faute ! Je vous préviens, n'en éprouvez aucune fierté ! Tout cela ne vaut rien. Ne jouez plus avec nous. Ce monde ne vous permettra jamais de gagner. Un équilibre est né, il y a des millénaires, et l'équilibre perdurera. Les créatures des souterrains demeurent dans les souterrains. Regagnez les entrailles de la terre, là où est votre place.
Il s'avança et les rejoignit en de grandes enjambées. Elles rabaissèrent leur cape sur leur visage tandis qu'il essaya de jeter un discret coup d'œil qui ne mena à rien. Xian-Jun les impressionnait en fait, et il était bien l'unique cultivateur à réussir un tel tour de force. Il paraissait si sûr de lui, confiant quant à sa victoire. Elles l'extermineraient en un claquement de doigts, mais il les divertissait beaucoup trop pour s'en débarrasser. Elles préféraient le torturer un peu, et elles l'éjecteraient par la suite. Les Ombres voulurent s'exprimer, mais il n'en avait pas terminé.
— Monstres sous la capuche, enfoncez-vous dans votre idée de conquêtes, tuez autant de personnes que vous le pourrez, mais n'oubliez jamais la suggestion de Petit Sage. Parce que vous l'avez déclinée aussi impunément, vous en paierez les conséquences. Nous ne vous autoriserons pas à briser l'équilibre du monde. Toujours, vous aurez affaire aux survivants et jamais, ce monde ne sera vôtre. N'y croyez pas une seconde.
— Votre but est-il de mourir dans la minute ? s'offusquèrent-elles. Si tel est le cas, nous nous arrangerons volontiers pour exaucer votre vœu.
— Je veux assister à votre perte, vociféra Xian-Jun, tremblant de rage. À l'époque, à la Fosse des Lamentations, un homme bien s'est sacrifié pour vous entraver. Vous ne vous rappelez sûrement pas de lui. En son honneur, en sa mémoire, je finirai ce qu'il a débuté... Quoi qu'il m'en coûte.
Par tous les dieux ! Oui, cet homme égayait vraiment les Ombres ; en chevauchant durant toute cette interminable journée, elles avaient rêvé de broyer des corps, d'inspirer l'effroi, de massacre et voilà qu'elles se retrouvaient face à un Jeune Maître sauvage et rancunier. Bien sûr qu'elles se rappelaient de ce jour et de l'homme en question qui les avait enchaînées. Elles le détestaient profondément. Au contraire de Xian-Jung qu'elles appréciaient de plus en plus. Du moins, elles supportaient sa présence et ses phrases mordantes. Elles étaient même excitées ; il se hissait sur un piédestal, guidé par son ressentiment, se pensait intouchable sous le pouvoir de sa haine et elles aspiraient à le faire tomber si bas qu'il ne s'en relèverait plus.
— Vous ne redoutez pas notre fureur, constatèrent-elles. Est-ce à cause de lui ? De cet homme ? De son sacrifice ?... À sa place, auriez-vous eu un courage similaire ? Nous ne le croyons pas, non. Qui êtes-vous pour nous haïr, alors que vous n'avez rien tenté contre nous ? Nous nous souvenons de votre visage. Par deux fois, vous avez pénétré la Fosse et par deux fois, vous en êtes ressorti sans rien faire... Les cultivateurs sont faibles. Vous supposez que vos ridicules pouvoirs suffiront à vous défendre ? Maintenant que nous sommes de retour, et Jiǎo huá de notre côté, nous écraserons dans l'œuf les révoltes et nous marcherons sur chaque capitale, nous obtiendrons la domination du monde à la loyale, puisque vous y tenez tant. Le souhaitez-vous ? Un combat régulier ? Vous utilisez votre essence, nous utilisons la nôtre ! Devrions-nous faire une petite démonstration ? Prouvons à ces misérables à quel point nous les ruinerons jusqu'au dernier.
Sur ces mots, elles se ruèrent à l'extérieur et ouvrirent la porte avec brutalité. Elles n'attendirent pas que le Jeune Maître se joigne à elles. D'une puissance maximale, elles se déployèrent. Une à une, elles quittèrent le corps et se dispersèrent. Quelques-unes restèrent dedans pour le préserver. Elles volèrent dans la Claire Prévoyance et sous leur forme d'origine, elles foncèrent dans les foules. Le marché, à moitié vide depuis l'annonce de leur retour, fut ravagé.
Mais elles ne purent tuer. Car avant qu'elles ne se tournent vers les civils, Xian-Jun se précipita sur elles et poussa l'enveloppe charnelle en arrière pour qu'ils rentrent de nouveau dans le temple. Toutes les Ombres regagnèrent le corps et la porte se referma, sous un sortilège du Jeune Maître.
Une bataille de regards s'imposa.
Et Xian fut pris de stupeur. Il discernait enfin le visage de l'hôte. Il contempla ce corps...
Il manqua plusieurs battements, plusieurs respirations et il faillit s'évanouir. Se figeant, il respira péniblement, son cœur s'emballait et une larme roula même sur sa pommette. Il n'aurait présagé la douleur causée par un mélange de soulagement, de béatitude et d'épouvante. Il en vacilla. Étourdi, ses yeux se brouillèrent un instant dû aux pleurs qui l'assaillaient.
— Hi...Hiwang ?
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