Le retour des ténèbres 1

— Cinq hivers... Dois-je avouer que vous ne nous avez guère manqué ? Ce monde se portait mieux sans vous... Tant de joie, tant de soulagement, les Sectes s'enrichissaient de nouveau et reprenez leur beauté d'antan, la gloire parcourait nos rues et nous nous complaisions dans cet écœurant bonheur... Cinq hivers, et voilà que vous réapparaissez ! Par quelle prouesse ? Puis-je demander ?

Meng se tenait assis à son trône, les deux mains à plat sur les accoudoirs. Ses traits reflétaient toujours sa perfidie. Il portait en ce jour sinistre des vêtements curieusement lumineux, dorés. De toute évidence, il semblait fêter quelque chose. Ses enfants l'avaient toisé toute la journée, alors qu'il débordait de satisfaction pour une raison inconnue. Personne ne se doutait qu'il accueillait un étrange homme qui agiterait et bouleverserait les Sectes. Le Patriarche avait si hâte de s'entretenir avec lui. Il souriait en coin, visiblement ravi de le voir dans son temple.

Cet individu était couvert de la tête aux pieds d'une cape noire. Appuyé avec nonchalance contre un pilier, seules ses lèvres sortaient de l'obscurité. Gercées, retroussées en un rictus odieux, cette grimace pourrait effrayer n'importe qui, hormis Meng qui connaissait son identité. Les gardes avaient été renvoyés, ils se confrontaient en face à face sans intermédiaire. Pour la première fois depuis cinq ans.

L'homme se décida enfin à s'approcher. Ses pas ralentirent de plus en plus jusqu'à ce qu'il ondule sur le sol, dans des mouvements provocateurs. Le Patriarche ne possédait pas le droit de le hâter, il contenait son impatience. Marche par marche, il grimpa vers le trône et se planta à quelques pas de lui. S'abaissant à sa hauteur, il empoigna brutalement sa gorge, mais sans serrer.

— Vous adresser à nous de la sorte ? Où sont passés les honorifiques ? persifla l'étranger.

— Bien sûr, pouffa-t-il. Ô toutes puissantes, vous me comblez d'honneur en choisissant mon palais pour votre retour grandiose. Permettez-moi d'être votre humble serviteur.

— Comme à l'époque, répondit dans un murmure ce sombre homme. Mais souvenez-vous, Patriarche de pacotille, que votre place demeure à nos pieds, écrasé par nos bottes !

— Je tâcherai de m'en rappeler, Éminences.

Elles le relâchèrent et s'éloignèrent de plusieurs pas, sans détourner leur regard. Elles ? Les Ombres. Elles logeaient dans cette enveloppe charnelle qui les soulevait, qui les faisait avancer.

Meng ne savait absolument pas qu'elles détenaient un tel pouvoir avant de recevoir leur message, mais il ne les questionna pas. Comme tout le monde, il les avait crues disparues à tout jamais. Il ne s'attendait pas à les revoir de sitôt, puisqu'elles avaient été cloîtrées dans la Fosse des Lamentations. Par ailleurs, depuis ce jour-là, Jiǎo huá n'était plus en relation avec les autres Sectes, donc il était peu au courant du sacrifice du Seigneur Hiwang, ni du chagrin du Jeune Maître Xian-Jun. Parmi les peuples, très peu avaient eu vent de cette tragique histoire. Pour la plupart, le gouffre infernal s'était refermé par miracle. Ils ignoraient quelles épreuves le Seigneur avait traversé pour les sauver. Or, dorénavant, sa mort ne servait plus à rien, car elles s'étaient extraites de leur prison.

— Ainsi vous avez survécu tout ce temps ! reprit le régent, plissant les yeux. Dites-moi. Comment ?

— Votre curiosité, elle nous importune ! claquèrent les Ombres, sur un ton méfiant. Ne vous mêlez que du nécessaire.

— Ne confondez pas la curiosité avec mon admiration, affirma Meng. Ne vous sentez pas obligées d'y répondre, mais vos méthodes de survie me fascinent.

— Notre hôte nous fournit un corps et nous parlons à travers lui, exposèrent-elles, fières. Il nous donne un souffle, un cœur, tandis que nous avons piétiné son âme en forçant l'entrée de son esprit.

L'homme ne saisissait pas vraiment ce qu'elles racontaient. À vrai dire, malgré son utilisation récurrente de magie noire, il n'en contrôlait pas grand-chose. Cette discipline restait floue pour lui. Il hocha la tête pour démontrer sa vénération. En effet, elles jouissaient d'un pouvoir trop destructeur et cela le dérangeait quelque peu. Si elles pouvaient pénétrer dans des corps et annihiler toute trace d'esprit, il devait frémir d'effroi. Qui sait ? À tout instant, elles se retourneraient contre lui pour le trahir et voler son corps pour l'éternité. Un mort sans spiritualité devenait un être sans chemin, une coquille vide, incapable de se réincarner, condamné à errer jusqu'aux confins des mondes.

Pour les détendre et assurer ses arrières, il usa de ses belles paroles pour les amadouer :

— Lorsque la Fosse des Lamentations s'est fermée, je n'y croyais pas. Comment les omnipotentes Ombres ont-elles pu être vaincues ? Je n'ai perdu foi en vous, jamais !

— Vous n'avez pourtant pas exécuté le plan ! tonitruèrent-elles, leur voix se répercutant brusquement sur les murs. Avec ou sans nous, vous auriez dû faucher cette terre !

— Je ne possédais plus votre renfort, objecta-t-il. En cas d'assauts, les Sectes se seraient retournées contre moi. J'y ai songé durant des mois, avant d'abandonner notre projet. Votre pouvoir m'est essentiel.

— Oui, vous faites bien d'en avoir conscience, sifflèrent les Ombres, étirant un sourire carnassier. Vous n'existez pas si nous ne vous soutenons pas. Vous n'êtes rien, Meng. Rien de plus qu'un vulgaire chien accroché à sa laisse qui aboie sans répit et implore ses maîtres de le nourrir. Mais, en cas d'échec, soyez-en sûr, nous vous affamerons jusqu'à vous en faire perdre la raison. Votre peau se déchirera sur vos muscles atrophiés et vous prierez pour la délivrance... Je vous conseille de ne plus renoncer désormais, car notre domination pulvérisa ces Clans effrontés et vous devriez vous trouver de notre côté quand cela arrivera.

— Je ne l'oublie pas ! Des années auparavant, je vous ai juré allégeance. N'est-ce pas ? Je ne compte pas changer d'avis maintenant que nous sommes si près du but ! Ordonnez-moi. Commandez mon armée et marchons ensemble sur le monde.

Nous ? S'incluait-il dans ce 'nous' ? Elles redressèrent leur visage et il aperçut une partie de ce regard horrifiant. Un mélange de haine et de tourment, le Royaume des Enfers dans deux orbes luisants de dégoût envers Meng. Il déglutit et voulut se lever, probablement afin de se défendre. Elles resserrèrent la prise encore et encore sur son cou, il toussa et supplia sans résultat. Il suffoqua sous leurs yeux courroucés. Elles le relâchèrent tout à coup et il reprit son souffle avec peine, son torse étant martelé par les coups pittoresques de son palpitant.

— Vous ne comprenez pas, petit cultivateur. Votre façon de parler nous agace ! Dernier avertissement, pliez-vous à notre puissance et respectez les règles du jeu. Ou nous nous débarrasserons du poids mort que vous êtes. Ne sommes-nous pas clémentes de vous autoriser la vie ?

— Ces Éminences se montrent très obligeantes envers moi, confirma-t-il.

Évidemment qu'il comprenait le message. Le jeu se révélait bien simple ; se déplacer selon les volontés des Ombres ou en payer le prix de sa vie. Le choix ne s'imposait pas. De toute façon, Meng n'avait pas besoin de toutes ces menaces. Elles souhaitaient le maintenir sous leur joug, mais il adorait l'idée de se battre à leur côté. Son propre peuple le méprisait ; avec elles, il pouvait finalement les soumettre tous et obtenir la reconnaissance qu'il méritait. Plus jamais, il ne sera traité en impuissant, ne sera tourné au ridicule. Il entrerait dans l'Histoire de ce monde, marquerait son passage d'une croix rouge du sang de ses victimes. Grâce à elles. Il leur devait tout et il en avait parfaitement conscience.

— Au moins, vous obéissez ! concédèrent-elles. Nous admettons ne pas avoir prévu votre loyauté sans faille. Nous vous présumions trop lâche et nous venions vous tuer ! Mais, vous nous avez prouvé par le passé l'essence même de votre existence. Vous êtes pourri jusqu'à l'os. Vous massacrez les innocents, vous empoisonnez vos eaux. Bravo, vous avez su vous distinguer des autres faibles, bien que vous le soyez tout autant ! J'espère que vous n'avez changé, puisque la suite des événements requiert votre nature pitoyablement cruelle.

Pendant qu'elles ne s'empêchaient pas de le rabaisser davantage et qu'il encaissait sans broncher, elles se mouvaient devant lui, effectuant les cent pas. Elles raffolaient de cette puissance qui affluait en elles. En un claquement de doigts, elles pouvaient anéantir les mortels. Quelle délectation ! Cinq ans qu'elles n'avaient plus vu ce monde. Au fond de leur gouffre, à heurter les parois rocheuses, à s'entre-tuer de colère, elles parvenaient enfin à s'en remettre et bientôt, ils trembleront tous. Meng avait hâte également.

— Qu'imaginez-vous ? s'enquit-il, prêt à assouvir leurs désirs.

— Tout d'abord, nous exigeons un rassemblement. Pour célébrer notre retour sur cette terre maudite, nous organiserons le plus beau des spectacles !

— À quoi pensez-vous ?

— Une tuerie ! s'extasièrent-elles, joyeusement. Magnifique ! Un chef d'œuvre, nous voulons ! Pour cela, vous regrouperez les mâles nobles dans un endroit précis, quelque part de sacré pour vous, et nous nous occuperons du reste.

— Le Comptoir des Neuf Dragons, choisit Meng sans hésiter. Un lieu de partage, de commerces et de prospérité depuis des millénaires. Au centre de tout. Détruisez-le et accaparez-vous ensuite les Sectes.

Elles jubilaient. La violence de leur prochain carnage s'infiltrait déjà dans leurs veines et elles ne réprimaient pas leur soulagement. Un rire strident se dégageait des lèvres qu'elles empruntaient. Meng frissonna et les laissa dans leur hilarité malsaine. Il songeait aux regards meurtris des nobles lorsqu'ils mourraient un par un. Lui ravala son rire, il essayait de garder le sain état de son esprit. Aussi sain pouvait-il être. Brièvement, il se demanda à qui appartenait ce corps, mais il s'en désintéressa. Cela n'importait pas du tout !

Violemment, les portes s'ouvrirent et un homme pénétra dans la pièce à vive allure, épée en main. Les gardes l'avaient prévenu que Meng s'était enfermé dans la salle du trône et il n'avait pas apprécié cette nouvelle, puisque le Patriarche gardait toujours ses portes ouvertes, quoi qu'il advienne. Il redouta un grave incident. De plus, un individu avait été surpris à rôder dans le Talion Infernal, près du palais. Il s'était donc rué ici, afin de s'assurer de la sécurité de son régent.

— Qui êtes-vous, infâme, pour vous présenter à notre Patriarche avec tant d'audace ?

Dissimulées sous leur cape, elles n'aimaient pas cette tournure. Elles se retinrent de foudroyer cet homme sur-le-champ et préfèrent l'analyser. Robuste, bien portant, il paraissait déterminé et autoritaire. Il ressemblait plus à un Patriarche que le Patriarche actuel. Meng devrait s'inspirer de lui ! Il raffermissait souvent la prise sur son arme, prêt à attaquer. Elles ne se sentaient pas défiées par son attitude. Il ne cessait de baisser le regard, essayant de visualiser la mine ténébreuse sous la capuche, sans succès.

— Qu'est-ce ? répliquèrent les Ombres à l'égard de Meng. Votre pion ? Parce que nous nous apprêtons à le tuer, ses mots nous déplaisent !

— Non ! Je vous en prie, Éminences ! supplia le régent. Wujie, langue acérée et impulsif, tais-toi ! Il s'agit de mon meilleur soldat. Tueur sans scrupules, il servira la cause.

— Notre cause ! vocifèrent-elles, enragées. La nôtre !

Elles en avaient assez qu'il se considère maître de sa situation. Il ne partageait pas leur cause, il s'y trouvait par leur bonté et serait éliminé à tout moment. Avant qu'elles n'aient pu le lui enseigner correctement par quelques doucereuses tortures, ce Wujie les assaillit en un cri hargneux.

Poussant un rugissement, elles l'avertirent de s'arrêter. Les Ombres ne se décalèrent pas, démontrant leur confiance en elles-mêmes. À la place, elles lancèrent une onde de choc qui le repoussa et le projeta sur un pilier, et qui l'électrisa aussi. Il tressauta sous la douleur et bloqua ses geignements dans sa gorge, poings serrés. Son glaive glissa à des mètres de lui. Désarmé, il reprit difficilement ses idées claires.

Les Ombres s'approchèrent de lui et déployèrent leur aura. Autour de leur corps, des fumées de noirceur s'élevèrent, leurs murmures se répandirent, les ténèbres s'abattirent dans la pièce.

Elles le frappèrent d'un coup de botte et le coincèrent au sol avec leur lourde magie. Wujie tenta de se relever, mais une attraction le collait par terre. Il ne pouvait se défendre contre elles. Le Patriarche pensa qu'il perdait un très bon atout, mais elles décidèrent par chance de l'épargner. Leur pouvoir disparut et le guerrier ressentit les vertiges le déboussoler. Elles s'agenouillèrent et chuchotèrent à sa hauteur.

— Pressez-vous d'envoyer des missives à tous les peuples. Dans une semaine, pas un jour de plus, les nobles des quatre Sectes seront regroupés au Comptoir des Neuf Dragons. Dans le cas d'un éventuel échec, nous détruirons Jiǎo huá sur notre passage.

Puis, elles s'évaporèrent dans les recoins sombres du Talion Infernal. Wujie s'immobilisa longtemps, impossible de recouvrer ses esprits. Meng, lui, déduisait par la phrase des Ombres que son peuple subirait également leur colère au Comptoir, mais il était préparé à cette offrande. Par les ténèbres, elles purifieraient ce monde.

Le guerrier se redressa vivement, sortant de sa torpeur, et se hâta de joindre le trône où son Patriarche était avachi. Tourmenté par l'avertissement, il faisait preuve de terreur. Un sentiment qu'il n'avait expérimenté auparavant. Il ne tenait plus en place, gesticulant en des gestes frénétiques. Il ramenait ses cheveux détachés derrière ses oreilles, massait son front plissé et ses tempes souffrantes de pression. Pourquoi son régent ne réagissait-il pas ?

— Que cela signifiait-il ? interrogea-t-il, confus. Qui était cet homme et que voulait-il exactement ? En quoi aurait-il le droit et la force d'attaquer Jiǎo huá ?

— Écoute-moi ! ordonna le Patriarche. Nous obtempérons. Envoie toutes les missives possibles, convaincs les dirigeants qu'un rassemblement au Comptoir doit avoir lieu, prétexte des festivités, trouve une excuse ! Le monde se transformera d'ici peu et nous perdurerons à leur côté, pour le salut de Jiǎo huá. 

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