La Mort s'invite 2
— Du nerf ! Hissez ces planches !
Une voix bourrue le réveilla. Le fidèle de Hù lǐ sursauta et prit un instant pour comprendre où il se situait. Étalé de tout son long sur le sol, en plein milieu de la rue, personne ne s'était approché de lui depuis la fuite des Ombres. Puisque la lune remplaçait le soleil, il déduisit que de nombreuses heures s'étaient écoulées avant son éveil. Doucement, un mal au crâne immense guidé par l'incompréhension s'installa. Hiwang se redressa et s'assit difficilement.
À ses mouvements, les hommes autour de lui s'agitèrent. Ils murmuraient et proliféraient des avertissements. Apparemment, nul n'avait le droit de venir l'aider à se relever. Pourquoi cette haine à son égard ? Ou du moins, une haine plus grande que d'habitude ? Il ne saisit pas dans l'instant.
— Que s'est-il passé ? balbutia-t-il, la gorge asséchée. Que sont devenues les Ombres ?
À peine sa question prononcée qu'il se remémora ses actions. Oh... Voilà donc pourquoi ils le toisaient durement. Ils le redoutaient dorénavant, en plus de le haïr de nature. Soupirant, le Seigneur essaya de se mettre debout. Il vacilla aux deux premiers essais, mais réussit au troisième. Des vertiges le tourmentèrent et il les ignora simplement, cherchant du regard son ami. Il avait l'impression d'entendre la voix de Soora.
En effet, ce dernier transmettait des directives à des citoyens pour qu'ils débarrassent une maison des débris. Le chasseur lui jetait des œillades inquiètes, mais pas pour sa santé... Ses orbes reflétaient clairement un sentiment d'horreur.
Son camarade s'était battu et il avait usé sous ses yeux de pouvoirs terriblement dangereux qui allaient à l'encontre des textes sacrés de Hù lǐ. Soora n'était plus si sûr de pouvoir défendre Hiwang après que leur peuple ait vu ce dont il était capable.
Néanmoins, la capitale avait subi d'innombrables dégâts. Il voulut épauler sa Secte dans la reconstruction et le deuil. Beaucoup avaient perdu des proches. Des corps s'empilaient dans des chariots pour les conduire à un digne enterrement. Hiwang se dirigea vers des défunts et amorça un geste pour les soulever, mais un individu lui bondit dessus. Des mains frappèrent son torse et il recula sous la surprise. Il écarquilla les yeux et discerna une horde de gens de Hù lǐ furieux qui le fixaient avec méchanceté.
— Ne touche pas à eux ! lui beugla-t-on. Ne les salis pas !
— C'est de ta faute, monstre !
— Tu les as attirées ici !
— Tu inspires le malheur et la mort !
— Va-t-en ! Hù lǐ te bannit !
— Fuis à Jiǎo huá, là-bas ta place t'attend ! Notre peuple ne te traitera plus en bienvenu !
Il commençait à comprendre maintenant. Le Seigneur se souvenait de tous les mots dits à l'encontre de Hù lǐ. Une Secte faible, une Secte hypocrite, où les Clans pratiquaient constamment la politique de l'autruche. Il combattait les Ombres, ses pouvoirs les avaient tous préservés d'une catastrophe, et il n'obtenait que le mépris. Hiwang ne le savait pas, mais il avait peut-être sauvé le monde entier par son action. Sans son intervention, leurs adversaires auraient continué de ravager les autres terres. Elles n'avaient pas prévu de se heurter à une opposition pareille. Aucun ne l'acceptait, ils le jugeaient avec tellement de colère gratuite.
— M'avez-vous un jour considéré en tant que l'un des vôtres ? Ai-je déjà mérité une place parmi vous ? Je vous sauve et voici comment vous me remerciez... Je ne suis pas déçu, puisque vous m'avez habitué à si peu de reconnaissance...
Tête baissée, il avança entre ces hommes qui se décalèrent. On aurait dit qu'il portait une maladie incurable et contagieuse. Le Seigneur n'éprouvait pas de rancune, juste une pointe d'amertume. Il n'adressa pas de regard à Mo Soora, ne voulant pas y lire de la peur. Son visage se ferma aux émotions et il bouscula son peuple pour partir de la capitale. Qu'ils se débrouillent ! Lui qui souhaitait leur prêter main-forte. Il laisserait les choses se tasser, les rumeurs s'atténuer et il espérait ne pas être obligé de quitter Hù lǐ.
Alors qu'il arrivait non loin des remparts en ruines, un corps lui barra la route. Il réagit sans réfléchir et dégaina son épée, la pointant sur la gorge de l'intrus. Une frêle jeune femme aux chignons complètement défaits, les bras écartés pour l'empêcher de passer. Elle planta ses yeux grisâtres dans les siens. Le ciel orageux contre la nuit calme. Ils se jaugèrent un moment, Hiwang finit par ranger son arme. Il fit un pas en avant, mais elle aussi.
Yao Lin. La prêtresse lui refusait cette route. Sans un mot, elle lui indiqua de la suivre. Elle ne daigna pas vérifier qu'il obtempérait et s'engouffra dans une cabane qui tombait en ruine. Les planches du toit s'écroulaient presque sur les meubles, des morceaux de bambous jonchaient le sol.
— Un peu de thé guérira certains de vos maux, affirma-t-elle.
Il n'y croyait pas, mais se courba de politesse lorsqu'elle lui offrit une coupe de thé vert, une douce senteur de menthe s'en dégageait. Cette brune le déstabilisait, elle plongeait à l'intérieur de son âme sans parler, elle fouillait ses pensées sans les juger. En silence, ils burent et le monde parut bien loin d'eux. Seuls dans cet endroit bancal, elle savait tout et il le ressentait. Elle avait prédit cette attaque et il n'avait rien écouté. Elle s'apprêtait à lui annoncer à nouveau son futur et il n'était pas prêt à l'entendre. Toutefois, il ne l'arrêta pas et l'autorisa à lui livrer sa prémonition.
— Vous, le bien et le mal dansent en votre être puissant. Vous, l'épouvante gagne vos semblables, ils vous tourneront le dos et chercheront à vous terrasser. Vous, choisir est votre devoir. Vous, l'univers vous délaissera. Vous, les ténèbres vous consumeront. Vous, la perdition est votre unique avenir. Vous, il n'existe pas de moyen pour y échapper... Seigneur Hiwang, mourez ou tuez... Les Ombres, vous les tuerez ou vous en mourrez... Une malédiction vous enchaîne, votre naissance vous rattrape, le retrait ne sera pas permis, le combat inévitable... Et vous perdrez quoi qu'il advienne... Ceci est votre condamnation...vous perdrez tout même si vous vous débattez de toutes vos forces. Ne luttez pas, jeune homme. Dévastée, votre vie ne vous appartiendra plus et vous ne pourrez rien y faire. Ne luttez pas, cela aggraverait votre cas. Mais, luttez !
Elle répéta cette dernière phrase, contrastant avec tout le reste de sa prémonition. Ses yeux s'agrandissaient de plus en plus et elle se penchait vers lui. Le Seigneur frissonna, tourmenté par ces propos qui ne présageaient que le désastre. Sa coupe s'éclata sur la table et il prit la fuite. Non pas que cette prêtresse l'inquiétait, mais il se persuadait de la véracité de sa prémonition. Son futur serait si terne, il n'osait l'imaginer, ni l'affronter aujourd'hui.
Dehors, il marcha promptement, supprimant les réflexions terrifiantes qui montaient à son esprit. Il ressassait ses paroles, la voix de Yao Lin sonnait en lui ; l'écho le ravageait. Pourquoi lui ? Il lui aurait demandé, mais il ne désirait pas vraiment connaître la raison de cet acharnement de la providence. Il accéléra l'allure.
Le fidèle de Hù lǐ courut finalement, traversa les remparts, puis un champ. Une préoccupation en tête, il mit de côté la prêtresse et songea uniquement à Wulong. Il aperçut vite sa demeure, intacte par miracle, mais il s'angoissa quand il distingua un corps allongé sur le bois de la petite terrasse, une main sur le torse qui retenait péniblement la mare de sang. Hiwang parcourut la distance en un éclair et s'agenouilla à toute vitesse.
— Yichen ? Yichen, êtes-vous conscient ? Où se trouvent Wulong, Liang ? L'attaque, comment l'avez-vous gérée ?
Mal, de toute évidence. Le guerrier saignait en abondance. Du torse, des coupures sur son visage, un bras disloqué et une jambe assurément fracturée. Yichen aspira à lui répondre, mais une quinte de toux le saisit et il cracha le sang coagulé bloqué dans sa trachée. Hiwang appuya fermement sur sa blessure majeure, à son abdomen, et priait pour que Wulong apparaisse vite afin de le soigner. Sans l'alchimiste, il ne tiendrait pas. Il pousserait son ultime soupir dans la minute. Soudain, le benjamin lui agrippa le poignet dans un mouvement désespéré et il forma une phrase bégayée :
— U-Un sort...de confinement...dan-dans la chambre... Libérez-les...
Aussitôt dit, aussitôt il se rua dans la demeure et il pulvérisa la porte de la chambre avec ses pouvoirs. Il sentit une résistance magique puisque le jeune guerrier avait enfermé son amant et l'enfant à l'intérieur.
À son entrée fracassante, Wulong pleurait discrètement en berçant Liang qui sanglotait de manière bruyante. L'aîné se leva d'un bond et se planta devant son semblable. Hiwang capta l'anxiété profonde dans son regard déchiré. Il tremblait et le garçon se cachait presque sous le lit. L'alchimiste prononça un mot. Yichen ? Le Seigneur fit un signe vers sa terrasse et par la porte ouverte, il entraperçut son amant à bout de vie.
Wulong lâcha des larmes de pure détresse et il oublia tout. Le plus vite possible, il s'élança sur son amant et chuta à ses côtés, brûlant ses mollets à l'impact. Plus rien n'avait de sens. La panique l'étrangla et il pressentait la fin proche de Yichen. Alors, il relâcha toute son essence. Chose interdite chez les alchimistes qui se devaient de garder un parfait contrôle.
Là, à cet instant précis, les règles, il les étouffait. Une lumière bleutée se détacha de ses mains qu'il disposa au-dessus de Yichen, les paupières closes, il lui donnait un maximum de vitalité et réprimait mal sa colère contre lui.
— Comment as-tu pu me balancer dans la chambre avec le garçon ?! tonna-t-il, hors de lui, tandis que son amant reprenait peu à peu ses couleurs. Si tu étais mort, qu'aurions-nous fait ? Hein ! Je te déteste, je t'en veux tellement ! Tu ne penses jamais aux conséquences ! Tu ne penses pas à moi !
— Oui, mais tu vis... et rien ne m'importe plus.
Parce qu'il gagnait en énergie, le guerrier put empoigner ses avant-bras et le tirer vers lui ; il se redressa légèrement et s'adossa au mur de la demeure. Pleurant à chaudes larmes dans ses bras, Wulong vidait toute sa spiritualité dans celle de Yichen qui fronçait les sourcils à cette constatation. Ses plaies se refermaient progressivement, mais l'alchimiste s'affaiblissait peut-être jusqu'à la mort. Il gigota pour le faire cesser, son aîné devint de moins en moins conscient contre lui mais ne stoppa guère le processus de guérison. À cette allure, il se tuerait pour lui.
— Je vais mieux, assura le benjamin. Regarde-moi, mon amour, tu me soignes très bien mais ne risque pas de te blesser en échange, je t'en prie.
Il n'obéissait évidemment pas, donc Yichen le secoua avec une brutalité subite qui désarçonna son alchimiste. Celui-ci s'effondra sur lui, exténué, et il rappela sa magie pendant que les bras forts de son amant l'encerclaient dans une étreinte rassurante. Le guerrier souffrait le martyre.
En réalité, il avait défendu bec et ongles leur demeure. Dès qu'il avait pressenti l'attaque des Ombres, il avait pris Wulong et Liang et les avait cloîtrés dans la chambre. Son aîné avait cogné contre la porte, essayé des dizaines de sortilèges, il n'était pas parvenu à se délivrer. Le jeune homme avait combattu tout seul et heureusement que sa Secte promulguait des entraînements durs et rigoureux, sinon il n'aurait pas pu sauver sa famille. Bien que ses blessures le tiraillaient et que cette douleur ne disparaîtrait jamais à cause de la marque indélébile des Ombres, il remerciait son amour de l'avoir guéri, mais cela ne serait absolument pas utile de se sacrifier en retour.
— Pourquoi ont-elles arrêté leur assaut ? interrogea faiblement Yichen au Seigneur qui les observait en retrait, câlinant Liang qui pleurnichait encore, tremblotant comme une feuille, contre lui. Qu'est-il advenu à la capitale ? Pourquoi êtes-vous ici ?
Il soupira avec lourdeur. Comment lui expliquer qu'il avait été chassé de Hù lǐ, qu'il avait appris son terrible sort et qu'il préférerait trépasser dans la seconde plutôt que de se confronter à son avenir ? Hiwang s'enfouit dans des méditations chaotiques. Que deviendraient-ils tous ?
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