La Fosse des Lamentations 5
Soudainement, Meng mugit et tous pivotèrent vers lui. Une Ombre l'attrapa par la cheville et le balada dans le gouffre, jusqu'à le catapulter contre la roche. Au lieu de s'y écraser, il passa au travers. La paroi se brisa au choc et il atterrit lourdement dans un renforcement insoupçonné. Personne ne remarqua rien, mais Wulong sentit. Quelque chose l'aimantait vers là-bas. Une énergie qui contrastait avec toutes les autres. Une clarté dans les ténèbres.
— Les Ombres ne veulent pas nous éliminer ! hurla-t-il pour que tous l'entendent.
— Ah oui ? railla difficilement Yichen. Que souhaitent-elles faire de nous, dans ce cas ? Jouer aux cartes ?! Je vous adore, petit alchimiste, mais taisez-vous et luttez !
— Oh, fermez-la ! s'irrita Wulong, s'octroyant les foudres de Yichen et le rire nerveux du Seigneur qui peinait à préserver sa vie. Elles nous chassent. Elles nous indiquent la sortie. Tous vers le Patriarche Meng, tout de suite !
Aucun n'obéit. S'infiltrer dans cette minuscule cavité où ils ne pourront plus batailler correctement ? Les Ombres se régaleraient de leurs chairs. Hors de question ! Cependant, Wulong, après les avoir tous injuriés, contrarié par la confiance absente de cette troupe, fonça dans ce renforcement et vérifia les constantes vitales du Patriarche, allongé et inconscient. Les autres s'estomaquèrent en le voyant traverser le gouffre et être ignoré par les créatures.
Des regards échangés avec confusion et sans crier gare, ils s'empressèrent de l'imiter.
Dès qu'ils se retrouvèrent tous dans ce creux, Xian généra un bouclier défensif. Les Ombres s'y heurtèrent, signe que la théorie de l'alchimiste n'était pas suffisante. Ce dernier soupira tout de même de soulagement. Malgré l'ignominie de Meng, il avait juré de destiner sa vie à la survie des autres. Alors, il s'efforça de maintenir le Patriarche en vie. Le perdre aurait été dévastateur pour lui. Un échec dans sa carrière. Mais il allait bien. Juste un coup sur la tête.
Wulong affronta ensuite six paires d'yeux méfiants, penauds ou interdits. Apparemment, personne n'avait compris le sens de ses mots. Il souffla, abattu par sa fatigue, et il entreprit de leur expliquer.
— Ma spiritualité me désigne cet endroit comme une échappatoire. Je crois qu'une sortie s'y dissimule. Et les Ombres nous chassaient vraiment, sinon nous serions déjà tous morts. Elles jouent avec nous, je suppose.
— Vous croyez ? Vous supposez ? Est-ce que nos vies représentent une vague plaisanterie pour vous, petit alchimiste ?
Yichen était scandalisé. Ils s'étaient tous soumis à sa suggestion et étaient maintenant piégés dans cette ridicule crevasse qui ressemblait en tout point aux tunnels : vide et sans issue ! Le guerrier de Jiǎo huá, ne maîtrisant plus sa rage qu'il peinait à ravaler dans les moments de tension, fonça sur l'alchimiste, qui s'écarta et rencontra la pierre gelée. Fulminant, il plaqua ses deux mains de part et d'autre du visage bienveillant de Wulong, à deux doigts de l'incendier à coups de terribles mots, mais un fin doigt se déposa sur ses lèvres avant qu'il ne puisse les ouvrir. Son aîné le suppliait de ne pas le réprimander et de lui faire confiance. Ils se toisèrent une bonne minute avant que le benjamin ne souffle et ordonne :
— Sortez-nous de là, puisque votre spiritualité vous montre le chemin. Allez-y.
— Pour être tout à fait honnête, je ne sais pas où se situe exactement la sortie, mais elle est proche. Je le jure.
Le jeune étudia l'alchimiste de ses iris d'acier, qui se ratatinait contre la pierre et finit par le relâcher. Il s'assit, les jambes croisées, et lui adressa un signe de main pour qu'il prouve son idée. Wulong le remercia timidement et son regard parcourut la crevasse. Il rechercha la trace ou la source de pureté qu'il avait flairée, en bas. Il s'accroupit et récupéra toutes ses forces pour localiser leur sortie. En réalité, Hiwang détectait également une fissure dans la noirceur. Il imita son compatriote et il médita. Un silence les engloba, cassé par les vrombissements des démons et par les gémissements apeurés de Muwen.
La bâtarde pressait avec vigueur sa blessure au torse. Perturbé par ses plaintes, Wulong décida de se charger de lui en premier. Il le rejoignit et soigna la plaie. Elle se refermait bien, mais ne cicatrisa pas, ni ne disparut. Un élixir lui permit de se détendre. Même si la douleur demeurait, le sang de Muwen n'abondait plus et il ne risquait plus l'hémorragie ou l'infection. Il s'apprêtait à honorer l'alchimiste par un merci sincère, quand le guérisseur fut désorienté momentanément et il s'agenouilla pour ne pas s'écrouler. Yichen se trouva à son côté en un clin d'œil et le soutint. Hiwang, les paupières closes, averti par l'incident, éclaira leurs compagnons :
— À votre avis, comment fonctionne la magie d'un alchimiste ? Il ne la prend pas de nulle part. En soignant, il confie et abandonne sa vitalité pour le blessé. Wulong décharge son énergie sur ses patients. Il s'affaiblit considérablement. Voilà pourquoi les alchimistes se servent le plus souvent de plantes et de potions. Mais, pour une blessure telle que la mienne à l'époque ou celle du Seigneur Muwen aujourd'hui, elles réclament l'usage important de sa magie.
Aussitôt dit, Yichen jaugea Wulong en lui interdisant de se séparer de sa magie une fois de plus ou il ne se redresserait plus. Seulement, Muwen toussota et cracha un liquide noirâtre, du sang. Il vida ses intestins de cette substance ignoble et une fumée s'évada de sa bouche. Jia Li assista à la scène, bouche bée, impuissante. Qu'advenait-il de son fiancé ? Cet écran poussiéreux s'apparentait à une forme de pouvoir démoniaque et Meiling eut envie d'y enfoncer sa lame. L'alchimiste l'en empêcha et Hiwang se leva aussi, une intuition s'emparant de leurs sens.
La fumée serpenta entre eux, éveilla Meng qui se hissa subitement sur ses jambes, et il se mit à marcher vers un point précis. Il y traversa la roche, comme s'il n'y avait rien. Wulong s'y précipita et l'effleura. Là, il se rendit compte que la roche se ramollissait. Un portail, identique à celui qui les avait menés dans le gouffre.
Alors qu'il reprenait tout juste connaissance, le Patriarche devina la trouvaille de l'alchimiste à son regard illuminé et rassurant. Il le bouscula et Yichen dut se restreindre pour lui décocher un coup de poing. Sans tergiverser, l'homme passa un bras, une jambe, sa tête et son tronc dans le portait, en direction de l'inconnu, et il s'évapora. Les autres ne s'interrogèrent pas trop sur son sort, préoccupés par le lieu où ils allaient atterrir.
— Alors ? bredouilla Wulong, heureux d'avoir une issue. Que décidons-nous ? Est-ce que nous sortons ou est-ce que nous exterminons les Ombres ?
— Nous n'y parviendrons pas, admit Yichen. Elles sont trop nombreuses et imprévisibles. Il faut ramener plus de guerriers. Au moins, nous avons des preuves à fournir au prochain rassemblement.
— N'essayons pas de combattre, nous nous blesserions inutilement, affirma Xian. Apportons ces informations aux Chefs de Sectes et une armée se confrontera aux Ombres. L'important était de déterminer si elles vivaient bel et bien dans la Fosse des Lamentations. De plus, si vous nous avez trouvé une sortie fiable, nous en aviserons les soldats qui pourront repartir aisément de ce gouffre.
À la chaîne, ils empruntèrent ce portail et prièrent, comme à leur arrivée, de pouvoir sortir sans problème. Un par un, ils entrevirent de la terre terne, un ciel gris, des arbres défrichés et un vent doucereux fouetter leurs visages. Un soulagement énorme les assaillit. L'alchimiste en versa même une larme, constatant qu'ils auraient pu mourir. Jia Li aida son fiancé à marcher jusqu'à une racine pour s'y asseoir, tandis que Meiling se renfrognait. Elle était venue pour anéantir définitivement les Ombres, mais elle quittait ce gouffre sans résultat. À coup sûr, elle s'enrôlerait dans n'importe quelle armée pour revenir ici et faire des dégâts.
Hiwang, au premier pas en dehors du gouffre, trébucha. Ses pieds ne le portaient plus et il chuta douloureusement dans la boue. Le Jeune Maître le remarqua et promptement, se baissa à sa hauteur pour vérifier son état. Le Seigneur était exténué et ne réussirait pas à retourner seul à Hù lǐ. Sans compter que leurs montures patientaient à plus d'une heure du gouffre. Il manqua de s'évanouir, sa jambe lui lançant une vive douleur dans tous les membres, et serra les dents pour garder ses yeux ouverts. Sa cicatrice le démangeait et le brûlait. Wulong nota sa souffrance, mais se désola d'être impuissant. De retour à la capitale, il confectionnerait un breuvage à base de plantes qualifiées pour atténuer la douleur. Présentement, il lui transmit de quoi détourner son attention, un faible calmant.
— Attention à ne plus vous surmener, conseilla Xian près de son oreille. Je sais que vous aspirez à prouver que Hù lǐ n'est pas une Secte inutile, mais ne vous portez plus volontaire pour ce genre de mission, ne risquez plus votre santé. Sinon, je devrais encore vous reconduire jusque chez vous et les rumeurs ne se tairont jamais.
— Mon peuple va s'imaginer des choses, pouffa le Seigneur, d'un fragile sourire.
— Y a-t-il quelque chose à imaginer ? contra le Jeune Maître.
— Aucune idée, à vous de me le dire. C'est vous qui me suivez partout et qui restez coller à mes bottes.
L'héritier avouait par l'étirement de ses lèvres en coin qu'il ne le détestait clairement pas, au contraire. Il appréciait de plus en plus cet homme pour sa bonne humeur qu'il affichait même dans les épreuves compliquées de sa vie.
Il voulut répliquer, mais un son les captiva. Des Ombres se précipitaient sur eux, provenant du nord, probablement là où était la Fosse. Ils se dressèrent en position d'attaque et attendirent les ennemies, déjà armés. Ils notèrent l'absence de Meng ; s'était-il déjà enfui ? Yichen l'insulta en s'époumonant, espérant bien que son fichu Patriarche l'entende, et il se promit de lui régler son compte à son retour.
Elles débarquèrent en force, beaucoup moins nombreuses qu'à l'intérieur. Ils les élimineraient avec une aisance essoufflée. Ils se défendirent en équipe, dos à dos, ayant enfin appris à coopérer les uns avec les autres. Le Jeune Maître ne s'écartait pas de Hiwang, mais cela ne suffit pas à assurer sa sécurité. Une Ombre – apparemment, elles étaient attirées par le Seigneur – le cogna de plein fouet et il fut déstabilisé. Sous le beuglement de Xian qui l'interpella, il dévala une courte pente et termina sa pirouette avachi contre un arbre, à distance du groupe.
Cela remémora de mauvais souvenirs à Xian qui n'hésita pas à se jeter à sa suite. L'Ombre n'eut guère le temps de s'abattre sur le Seigneur. D'un bond, le Jeune Maître l'avait coupée en deux. Ils ne tentèrent pas de retourner auprès des autres, lorsqu'ils établirent une éventualité effrayante : les créatures semblaient particulièrement intéressées par Hiwang et elles déviaient toutes vers eux, laissant un maigre répit à la troupe, plus loin. Ils se battirent côte à côté, bien que l'héritier de Zhī dào était empli d'incompréhension. Pourquoi désiraient-elles le Seigneur ?
Trop d'adversaires les encerclaient et ils peinaient à se frayer une ouverte. Souvent, le Jeune Maître valsait, parce qu'elles s'acharnaient à l'éloigner de son acolyte. Or, il revenait à la charge, mais elles étaient coriaces, et plus fortes qu'eux. Elles crachaient un feu qu'ils esquivaient de justesse et elles réessayaient sans cesse de les posséder. Le Seigneur calcula leur chance de survie et elle se rapprochait de zéro. En hauteur, les autres se battaient avec davantage de facilité, mais les assaillantes les bloquaient là-bas, pour qu'ils ne viennent pas en aide au duo en contrebas. Ils ne se doutaient pas de ce que les deux vivaient.
— Fuyez ! ordonna Xian. Je les retiens, et vous courez. Si elles nous attaquent pour vous, rendons-leur la tâche impossible ! Je vous couvre.
Toutefois, le Seigneur démontra son désaccord en ne l'écoutant pas. Il ne partirait pas en lâche pour se sauver. Il mourrait avec honneur. De toute manière, une fuite serait vaine. Comment Xian, même muni de toute sa volonté, pourrait-il les retenir ? Au lieu de cela, en apercevant le Jeune Maître en danger, il sauta dans les airs et frappa brutalement une Ombre. Il dégringola avec elle et retomba au-dessus de l'héritier de Zhī dào, l'entraînant dans sa chute. Il se maintint de ses bras pour ne pas l'écraser. L'aîné fixa Hiwang, abasourdi par son action. Il aurait pu gravement se blesser !
Il aspira à lui exprimer son mécontentement, mais les yeux du Seigneur s'écarquillèrent. Il ressentit le souffle d'une Ombre sur son ventre et il vola...littéralement. En retombant, il se brisa sûrement une côte ou deux. Le Jeune Maître bondit vers lui, mais il se stoppa net. L'ensemble des créatures qui les menaçaient se retourna vers lui seul, mettant de côté Hiwang. Elles en avaient assez de ses interventions et n'avaient qu'une idée : se débarrasser de lui pour avoir le champ libre.
Le fidèle de Hù lǐ secoua vivement la tête pour recouvrer son attention. Il guetta les alentours et remarqua la situation. Là-bas, la troupe se battait toujours. Meiling et Wulong, qui avaient vu leur détresse, en informaient les autres, mais aucun ne put se libérer pour les secourir. Xian songea à prendre la fuite, tous les deux, mais les Ombres priaient pour qu'une telle occasion se produise. Qu'ils cessent de lutter et qu'ils leur tournent le dos. Tout échappait au contrôle du Seigneur, il s'appliqua à se remettre debout, mais il glissait à cause de la boue et de la fatigue.
Un sanglot d'épuisement le bouleversa.
Les Ombres tueraient le Jeune Maître s'il n'agissait pas vite, mais ses forces physiques s'absentaient au moment où il en avait le plus besoin. Hiwang cria de frustration, quelques larmes perlèrent sur ses pommettes saillantes. Xian, ne le quittant pas du regard, culpabilisa de provoquer ses pleurs. Pour la première fois, sa stratégie guerrière ne le protégerait pas. Il avait rencontré des ennemis plus forts que lui et en bon soldat, il l'acceptait. Il se contenta de reculer pas à pas, gagnant du temps.
Quelque chose, cependant, changea le cours des événements pour toujours.
Quelque chose de mauvais.
Quelque chose de terrible.
Quelque chose qui les cloua tous sur place.
Toute la troupe se boucha les oreilles et se replia sur eux-mêmes, décontenancés par une énergie anormale qui détruisit les Ombres une à une. Une onde de choc si puissante qu'elle manqua de les emporter avec les démons qui fuirent dans leur gouffre. Certains braillèrent à cet assaut brutal.
Cela ne provenait pas des créatures.
Xian, lui, fixait les démons qui partaient à toute vitesse et ses compagnons là-bas qui se plaignaient. Il n'entendait étrangement rien. N'éprouvait aucune douleur. Parfaitement droit, perplexe, il observa avec incrédulité.
Il était sur le point de mourir, une Ombre profita du chaos pour l'attaquer et il n'aurait pas la force de l'esquiver.
Mais tout s'arrêta.
L'air stagna, l'oxygène aussi, plus aucun son ne retentit dans la forêt épaisse, les démons encore présents furent paralysés et Hiwang pleurait si fort. Ses mains se teintèrent d'une couleur noire, une vapeur sombre s'en dégagea, elles tremblèrent et se soulevèrent toutes seules, comme prises d'une impulsion.
Le Jeune Maître contempla ce spectacle terrifiant.
Brusquement, le Seigneur relâcha sa fureur, son désespoir, son impuissance, une énergie sans nom explosa et implosa, détonna et pulvérisa les Ombres. En une poignée de secondes, tout le mal aux alentours fut broyé par sa magie... La magie la plus ténébreuse que l'héritier n'ait jamais ressentie... Comment un pacifiste avait-il pu concentrer autant d'obscurité ? Même les disciples de Jiǎo huá n'en étaient pas capables... Il les sauva tous ce jour-là, mais à quel prix ?
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