La Fosse des Lamentations 4
Jia Li s'ennuyait déjà. Pour s'occuper, elle titilla le Jeune Maître :
— La dernière fois, et toutes les autres fois avant, vous n'appréciiez pas vraiment le Seigneur Hiwang. Aujourd'hui, vous vous interposez en sa faveur, vous le défendez. Vous avez bien évolué tous deux depuis la Crête des Colères Démesurées.
— À l'époque déjà, je l'avais protégé, rétorqua-t-il, distrait. Vous ne vous en souvenez plus ? C'est mon rôle de prendre soin des autres. Normalement, ce devrait être celui du Patriarche Meng, mais...
— Est-ce que je me souviens de votre course effrénée pour lui sauver la vie ? De toutes les rumeurs qui se sont diffusés dans le monde ? Lorsque nous nous sommes quittés, vous donniez l'impression de vouloir tuer le Seigneur pour son imprudence, et non prendre soin de lui. Vous vous inquiétiez, certes, mais comme l'on s'inquiète pour un animal sauvage qui se serait blessé en essayant de vous attaquer.
L'héritier ne cacha pas son mince sourire. Effectivement, une certaine exaspération avait dominé ce jour-là. Le fidèle de Hù lǐ connaissait ses aptitudes et ses limites ; pourtant, il avait pris le risque d'éloigner le Bashe et s'était débattu sans renfort. Bien sûr, le résultat était prévisible. Mais, son ressentiment se concentrait sur lui-même. Il ne méritait pas la gratitude du Seigneur, parce qu'il avait échoué à exécuter son rôle de meneur. S'il avait coopéré et qu'il avait délaissé son agacement envers Hiwang, il aurait mieux géré toute la situation. Il était un maître de la stratégie guerrière, après tout. En tant qu'héritier, ses précepteurs et ses Shifu lui avaient enseigné à diriger des troupes contre des régiments entiers de démons.
Il ne répondit pas à la brune, pas besoin. Tout était déjà dit. Ils se trouvaient de toute évidence dans un dédale inintéressant. Hormis des cailloux qui roulaient sur les parois rocheuses et les cris des Ombres qui faisaient écho, ils ne percevaient rien du tout. Ils avancèrent en silence, jusqu'à la fin du tunnel. Bloqués, ils s'évertuèrent à briser la pierre avec leurs armes et leurs magies, mais ils s'épuisèrent. Bredouilles, ils ne surent quoi entreprendre dorénavant. Devaient-ils déjà revenir au centre ?
À un autre bout de la cavité, Hiwang trottinait à la suite de la chasseuse. Elle marchait vite et son regard inspectait efficacement chaque recoin. Elle les entraînait dans une traque furieuse et se rendait compte quelquefois de sa vitesse. Elle ralentissait pour qu'il la rattrape, mais il s'essoufflait à l'excès. À leur passage, des sons de craquèlements résonnaient à leurs oreilles. Parce que la lumière diminuait, plus ils s'écartaient du centre, ils ne distinguaient pas ce qui produisait ces bruits angoissants.
Le Seigneur dut s'arrêter cependant, sa botte étant coincée dans une chose non-identifiée qui s'était fracturée à son poids. Il pesta et Meiling revint sur ses pas. Elle s'agenouilla et leva sa jambe pour l'extirper de ce piège qui le retenait. En tâtonnant, elle comprit.
— Des crânes humains, susurra-t-elle. Nous piétinons des ossements humains. Je me disais bien... Que ce soient d'autres chasseurs de démons, des victimes ou des curieux, cela m'étonnait que nous soyons les huit premiers à nous aventurer par ici. Nul n'a pu en ressortir en vivant.
— Très rassurant ! railla le Seigneur, se massant la cheville.
— Une question se pose : de quoi sont-ils décédés ? Les Ombres les ont-ils dévorés ? Ou sont-ils morts de cause naturelle ? De faim, de soif, de manque d'oxygène...
S'ils étaient voués à mourir ici et qu'ils ne localisaient jamais de sortie, Hiwang s'offrirait aux Ombres, refusant de se confronter aux ravages du temps, de la faim et de l'exténuation. Quitte à trépasser, autant que cela soit rapide. En plus, Meng serait capable de les tuer pour les rôtir et gagner quelques jours de survie ! À cette pensée, le Seigneur se questionna sur le pauvre fiancé de Jia Li. Cet homme avait l'air fort sympathique, il espérait que son entente avec le Patriarche se déroule mieux en binôme qu'en groupe. Les deux continuèrent leur route unique, mais le noir les engloutit peu à peu.
Non. L'entente n'était pas meilleure. Muwen était déterminé à ne pas lever sa tête qu'il avait rivée sur le sol. Il tremblotait et sursautait dès que le Patriarche jurait dans sa barbe. Il priait pour que l'instant se finisse rapidement, qu'ils arrivent à la fin du dédale et qu'ils rejoignent les autres. À la seconde où il apercevrait sa fiancée, il se plaquerait contre elle pour ne plus la quitter. De nature peu courageuse, il ne savait plus pourquoi il s'était inscrit. Peut-être pour démontrer à sa belle qu'il était capable de la seconder et de se battre autant qu'elle, sauf que la terreur le tourmentait avec cruauté.
— Cessez de trembler et de faire claquer vos dents, vociféra Meng.
Il fut entendu par les autres groupes.
— Je ne vous supporte pas.
Pour formuler ces mots méchants, il s'était approché de lui et avait saisi sa gorge. Le noble de Mó fǎ ferma ses yeux et contint sa respiration, il lui demanda pardon sans véritablement saisir ce qu'il avait fait de mal. Lui, au moins, avait eu la bravoure de se porter volontaire, contrairement au restant du monde. Il crevait petit à petit de froid et de peur dans ce gouffre horrifiant. Pourquoi n'aurait-il pas le droit de faire claquer ses dents ou de grignoter la peau sèche de ses lèvres, si cela le confortait un peu ? Afin d'assurer sa volonté, Meng poussa sauvagement le pauvre homme contre la roche et son dos craqua, il geignit sous le choc. Le Patriarche reprit son chemin dans la seconde et Muwen ravala un sanglot. L'entente entre eux empirait.
Le binôme à l'ambiance la plus légère se révélait être celui de Yichen et Wulong. L'alchimiste ne réussissait plus à éprouver son malaise à leur proximité. Dans ces circonstances, il s'en fichait un peu. Le guerrier de Jiǎo huá le soutenait et sans lui, ses jambes ne le soutiendraient pas. La lumière s'amenuisait, mais ils entrapercevaient plus ou moins leur environnement. Un tunnel dont la largeur rétrécissait. Leurs pas s'emboîtaient pour gagner en espace, le jeune derrière lui. Tout comme le Seigneur et la chasseuse, des os se broyaient à leur passage, ce qui inspirait un réel dégoût au fidèle de Hù lǐ. Il inspirait intensément pour ne pas vomir à nouveau. Sa crise de tantôt n'arrangeait rien à sa condition.
— Pardonnez-moi, soupira de but en blanc le benjamin. J'aurais dû patienter un peu et sauter après. Je pensais uniquement à anéantir les démons et je me suis dit que vous ne me suivriez pas, que vous reprendriez votre souffle d'abord.
— Pourquoi vous aurait-on laissé seul dans ce gouffre infâme ? Ce... Ne vous tracassez pas. Considérons que votre impulsivité est excusée. Vous êtes jeune et fougueux. Mais, prenez garde dans l'avenir à ne pas confondre votre courage pour une simple pulsion.
— En guise de dette envers vous, je m'emploierai à vous garantir la sécurité. Vous ne craignez rien avec moi, conclut Yichen.
Son sourire confiant, juvénile et des plus orgueilleux, amusa Wulong qui se surprit à y répondre. Sa propre bouche s'étira en un doux rictus qui, malgré la faible luminosité, mit Yichen dans tous ses états. Son aîné le rendait fou. Ses mains rudes sur ses côtes n'importunaient plus l'alchimiste. En fait, il en avait déduit que ce jeune homme n'était ni mauvais, ni totalement sadique dans le fond, mais qu'il possédait une certaine tendresse et un côté protecteur qui ajoutait un aspect attachant à sa personnalité, derrière ses grimaces mauvaises. Il était presque tendre. Il ne le remercierait jamais assez de l'accompagner dans cette épreuve. Il ne s'était pas attendu à ce que les démons lui tombent dessus avant même qu'ils n'entrent dans leur cavité.
Ils aperçurent finalement le bout du tunnel et comme le Jeune Maître et la mercenaire, ils se heurtèrent à un cul-de-sac. Yichen, dans toute sa brutalité, plaça l'alchimiste dans un coin, adossé à la paroi, et il centra toute son énergie sur la roche pour la faire exploser, cherchant à leur percer une sortie. Logiquement, ils se situaient quelque part sous terre, il suffisait donc de créer une brèche. Mais, la pierre ne cédait pas.
Plusieurs minutes s'écoulèrent, durant lesquels Yichen usa de tous les moyens. Il planta ses dagues dans chaque crevasse, il déploya sa magie ténébreuse et cogna la pierre, mais rien n'y fit. L'alchimiste observa ses actes désespérés, se remémorant le jour de leur rencontre. À ce moment, il venait de tout perdre en une fraction de seconde : son domaine et son village, sa famille et ses espoirs ; il avait dû s'enfuir avec Liang et cet homme s'était imposé entre lui et les démons. Sa noirceur l'avait frappé et maintenant, il pouvait mettre un nom sur cette énergie effrayante.
L'énergie de Jiǎo huá. La magie que l'on appelait l'Obscurité dans les temps anciens. Cette Secte s'était inspirée des démons pour forger leur essence, à la limite de tous se transformer en esprits démoniaques. Voilà pourquoi ils étaient par nature impulsifs, sadiques et impitoyables. En plus, ils usaient plus vite leur spiritualité et devaient plus souvent méditer pour renouveler leurs pouvoirs. Ils forgeaient rarement une essence d'or et seuls les plus talentueux réussissaient à toucher l'immortalité.
Péniblement, l'alchimiste se redressa et se joignit à lui. Il enserra délicatement son épaule et Yichen pivota d'un coup, se tenant prêt à réagir peu importe sa requête. Mais, il lui présenta simplement sa gourde avec son sourire de miel. Le benjamin aimait, autant qu'il détestait, ce sourire. Il l'attirait à lui en faire perdre tout repère. Qui plus est, il y avait une lueur maternelle dans ses traits, du genre à choyer et à cajoler, un caractéristique de Wulong qui le charmait, mais qui le rebutait aussi, car il ne voulait pas que son aîné le juge trop enfantin, trop immature. Il désirait plus.
— Je me suis toujours questionné à propos des alchimistes, clama Yichen, en buvant, sous le regard curieux de son vis-à-vis. Est-ce avéré que tous ceux de ton Clan jurent sur la chasteté et la pureté, l'abstinence et le dévouement à votre oeuvre ? Pas d'épouse, ni d'époux, pas de progéniture, pas de rapport physique, lista-t-il. Et le plaisir dans tout cela ?
Un pas en avant pour le jeune homme, un pas en arrière pour l'alchimiste. Le guerrier de Jiǎo huá arborait à nouveau son aura effroyable, et la gêne de l'aîné revint au galop. Il recula en piquant un fard. Yichen avait pourtant posé une question basique qu'il recevait parfois, mais il n'obtenait qu'un trouble de la part de Wulong. Diverti, et ne dissimulant pas sa satisfaction, le jeune homme combla l'espace entre eux en une enjambée et ses deux mains s'enroulèrent dans son dos.
Là, cette proximité l'embarrassait.
Wulong essaya de s'en dégager, les paumes à plat sur son torse armé de cuir tenace. Mais, un détail appela à la réflexion. Il ne se débattit plus et sa tête se pencha un peu sur le côté, un sourcil haussé. Pour une raison étrange, l'alchimiste détaillait de mieux en mieux son visage. Pourquoi ?
Le regard du benjamin s'écarquilla et il sentit l'urgence dans sa crispation. D'un mouvement vif, Yichen tourna avec l'homme dans ses bras, afin de le positionner derrière lui, là où il ferait barrière de son corps. Des Ombres, enflammées et colériques, se ruaient sur eux. Wulong attrapa son éventail resplendissant de son armature fatale, mais prédit qu'il n'aurait pas à l'utiliser.
Lorsqu'elles les atteignirent, Yichen les combattit avec une sauvagerie imprégnée dans le corps ; il les visa toutes et les pulvérisa coûte que coûte. Leur sang noir coulait à flots sur ses dagues et son bras. Il arrivait que le liquide visqueux ricoche sur son corps ou sur ses joues, il ne s'en formalisait pas. L'alchimiste s'était figé face cette agilité. Il lui apparaissait que le guerrier se mouvait à une vitesse folle, il avait du mal à voir tous les gestes.
— Dépêchons de sortir de ce trou ou elles nous y bloqueront.
L'alchimiste opina du chef et ils coururent, retardant leur fuite seulement pour que Yichen puisse les exterminer. Toutefois, ils l'ignoraient, mais un autre binôme essuyait une attaque. Meng se battait corps et âme, Muwen résistait aux démons qui échappaient au Patriarche. Ils se débrouillaient moins bien que le benjamin, sûrement parce que leurs assaillants étaient plus nombreux. Les quatre tentaient de rebrousser chemin pour regagner le centre, mais progressaient avec difficulté et lenteur.
— Appelez votre traînée sur-le-champ ! Qu'elle et le Jeune Maître cernent les démons de l'autre côté.
— Ma fiancée n'est pas une traînée, s'égosilla le noble, exsangue par la bataille et par les propos de ce Patriarche de pacotille. Vous ne valez pas mieux ! En fait, vous valez moins ! Vous ne valez rien !
— Le combat terminé, je vous étripe !
Muwen roula des yeux, mais il obtempéra à son ordre, conscient qu'ils succomberaient bientôt s'il ne faisait rien. Il réunit son énergie et envoya des dizaines d'ondes rougeâtres qui illuminèrent le gouffre et tous les tunnels. Tous interceptèrent l'appel au secours et, à l'exception de Wulong et de Yichen qui avançaient peu, ils se pressèrent vers la provenance de la magie.
Une Ombre se fraya un passage près de Meng qui n'esquissa rien pour la détruire et elle bouscula durement le noble. Elle le projeta au sol et lacéra la naissance de ses pectoraux, il hurla de douleur et dans ses yeux, se refléta un cercle de feu, signe que son instinct de survie s'éveillait. De sa main, il créa une source lumineuse et la brandit vers la chose. Sur le coup, elle éclata et tout son sang coula sur lui. Il abaissa les paupières et souffla, horripilé par tout ce liquide gluant et répugnant.
Un cri brave l'arracha à sa torpeur. Meiling bondissait sur les Ombres avec grâce et dextérité. Elle les annihilait toutes sans véritable effort. Elle libéra le tunnel et Meng, sans la remercier, s'élança vers le centre. La chasseuse exprima quelques insultes bien appuyées, puis elle releva Muwen. Tous deux talonnèrent le Patriarche. Dans la gigantesque cavité, Hiwang et Xian tuaient ensemble une Ombre. Jia Li sonda brièvement son fiancé, histoire de s'enquérir de son état, et elle s'immobilisa avec stupeur.
Entre sa blessure et le sang qui dégoulinait sur ses vêtements, elle hésita à se rapprocher, de montrer son anxiété. Jia Li focalisa sa magie sur lui et produisit un champ de force violent qui le déséquilibra. Un charme. Celui-ci ôta toute la saleté et ce liquide malodorant de ses beaux vêtements de noble. Un nettoyage express ! Il la gratifia d'un long regard redevable.
Une Ombre déboula dans la haute cavité, comme propulsée. Yichen lui avait donné un coup violent et il déboulait avec Wulong à sa suite. Tous regroupés, et sans issue, ils n'avaient plus le choix. Il fallait se battre bec et ongles. Les lames virevoltèrent dans les airs, la magie rebondit sur toutes les parois, des bras et des jambes volaient dans tous les sens, ils s'épuisaient. Hiwang s'effondra une seconde et Jia Li le protégea en interrompant une créature de son épée papillon. Il se remit debout et lui rendit l'amabilité, la débarrassant de plusieurs attaquantes. Meng dégaina avec fierté son sabre aux neuf anneaux d'argent et Meiling s'amusa avec sa paire de crochets du tigre, autrement nommées épées crochet. Muwen, quant à lui,... Eh bien, il était muni d'un bâton. En bois. Mais un bois incassable et dont il se servait à merveille. Ses entraînements d'arts martiaux se révélaient utiles, en fin de compte ! De temps en temps, des simples et fines baguettes argentées volaient dans les airs, lancées par Yichen.
Les adversaires se multipliaient, il y en avait autant que s'ils n'en tuaient pas. Elles débarquaient de tous les côtés. Sans fin.
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