Quelques minutes plus tard, Meng se crispa et prévient les autres qu'ils étaient arrivés. Ils se regroupèrent et, face à eux, un trou gigantesque se creusait sur des dizaines de mètres en diamètres et profondeurs. Meiling était prête à y plonger, tête la première, alors que Muwen frémissait, accroché au bras d'une Jia Li qui levait les yeux au ciel. Si ce n'était pour sa fiancée, jamais il n'aurait apposé son nom sur la liste. La peur le dévorait et il en tremblait. Cet endroit produisait des sons stridents qui les déboussolaient tous. Mais, ces vibrations aiguës n'étaient rien comparés au hurlement qui se répercuta dans leurs tympans.

— Wulong ! s'égosilla Yichen. Wulong, qu'avez-vous ? Que lui arrive-t-il ?

L'alchimiste poussa un cri épouvantable qui parvint à déstabiliser les plus nonchalants d'entre eux, même les gens de Jiǎo huá. Ses yeux se plissèrent, son visage s'imprégna de souffrance, il se courba, s'écroula et, de sa bouche grande ouverte, des hurlements s'échappèrent, bien contre son gré. Il s'agrippa les oreilles de ses deux mains tremblantes pour empêcher le chant monstrueux des Ombres de l'atteindre, en vain. Yichen était paralysé, à le regarder subir le poids dévastant de cette magie noire. Ce fut néanmoins Meiling qui accourut dans la seconde.

Elle l'enlaça et le berça, comme un enfant pour le réconforter. Elle colla ses lèvres contre ses oreilles et sifflota une mélodie de sa connaissance qui recouvrit par miracle le chant des démons. Tous assistèrent à la scène, sans comprendre, ni intervenir, laissant à la chasseuse le loin de gérer ce problème. Sa crise ne dura pas longtemps, puis il s'apaisa peu à peu. Il ne braillait plus et ne présentait plus les signes de douleur extrême. Il respirait bruyamment et son ventre se tordait, il s'apprêtait à vomir. Meiling l'anticipa, elle le leva hâtivement et le retourna, dos au groupe. Là, il régurgita violemment l'intérieur de son estomac.

Vidé, l'énergie envolée, il chuta derechef au sol, mais pour se reposer cette fois. Ses inspirations chaotiques et essoufflées résonnaient dans les esprits de chacun. Yichen sondait le gouffre et l'alchimiste, tour à tour, une fureur grimpant en lui. Les Ombres étaient-elles la cause de cette peine insoutenable ? Il vacillait de ressentiment envers ces maudits démons ; pourquoi s'en prenaient-ils à lui, parmi eux tous ?

Personne n'osa interrompre le moment, incapable d'en vouloir à l'alchimiste pour leur faire perdre du temps. Meiling pivota vers les autres et crut bon de clarifier la situation, tapotant toujours son dos.

— Les démons s'attaquent aux esprits les plus sensibles. J'ai expérimenté cette sensation dans mon enfance et j'en garde encore des séquelles. Qu'il ne se soit pas évanoui et qu'il ait toléré leur présence relève d'une force et d'une conviction incroyables. Sa magie a dû le préserver et repousser l'effet. Permettez-lui de reprendre son souffle ; à présent que nous avons bel et bien trouvé la source, nous pouvons lui accorder une pause.

— Je ne comprends pas, murmura Muwen, terrifié par les cris de l'alchimiste. Qu'est-ce que les Ombres lui ont fait pour qu'il... ? Pour qu'il... ?

— Elles sont entrées dans sa tête et ont déversé des centaines de malédictions, des milliers de cauchemar, elles ont semé leur venin partout en lui et il a vu le monde tel qu'il le connaît et le chérit être anéanti. Elles l'ont empoisonné et il a enduré toute leur haine, récapitula Xian. Il s'agit-là d'un phénomène récurrent. Elles nous sentent proches de leur cachette, alors elles essaient de nous dissuader d'aller plus loin. Laissons-lui une minute pour s'en remettre.

Tous acceptèrent, bien sûr.

D'une voix faible et nasillarde, sur le point de défaillir, Wulong donna des instructions à la chasseuse de démons ; il lui commanda de fouiller à l'intérieur de son sac et d'y dénicher un flacon transparent contenant un liquide violacé, presque rouge. Elle s'en empara et le déboucha, elle l'aida ensuite à boire en penchant sa tête en arrière. 

En effet, elle connaissait parfaitement la douleur procurée par les démons. Durant son enfance, elle l'avait expérimenté deux fois et son esprit s'était fissuré, impossible de le recoudre. Elle espérait que l'alchimiste n'en garderait pas un souvenir trop important. L'élixir consistait justement à tranquilliser son âme.

Meng s'écarta du groupe et parcourut les bords du gouffre pour l'analyser. Jia Li s'assit en tailleur et médita pour rassembler son pouvoir, et Muwen prit place à ses côtés. Il se mit à lui chuchoter tout et n'importe quoi avec nervosité, afin d'oublier les hurlements de terreur de l'alchimiste. Ceux-ci hantaient sa mémoire et lui donnaient des sueurs froides. Puisqu'elle entendait sa détresse dans ses bavardages futiles, elle consentit à converser un peu avec lui, par monosyllabes. Xian obligea le Seigneur à étendre sa cuisse par terre, même si Hiwang restait concentré sur Wulong. 

Meiling caressa son dos en des cercles réguliers pour lui faire passer l'envie de vomir. Yichen les jaugea un instant. Il résista à sa pulsion qui lui dictait de l'étreindre, de remplacer cette chasseuse de démons, pour que Wulong s'appuie sur lui seul. Or, à force de ressasser, il en décida autrement. Nul n'aurait pu prédire son acte colérique.

Le guerrier de Jiǎo huá fit volte-face vers la Fosse des Lamentations et...il y sauta. 

Wulong semblait connecté au gouffre puisqu'il sentit très nettement le jeune homme plonger sans hésitation, alors qu'il était encore dos à lui. Bien éveillé désormais, il ouvrit des yeux exorbités et serra la manche de la chasseuse. Ni une, ni deux, il se releva tout en vacillant. Meng beugla des insultes envers son ancien disciple, qui n'en faisait toujours qu'à sa tête, et Xian le maudit en fermant les yeux. Pourquoi ne pouvait-il pas attendre, discuter et aviser par la suite ? Jia Li leva une fois de plus ses yeux au ciel, dépité par cette bêtise, et Muwen s'outra. Seule Meiling ne paraissait pas dérangée.

— Il nous faut pourchasser ces démons, cette Fosse mène à un endroit, espérons seulement que la hauteur ne nous tuera pas...

Elle prononça ses quelques mots en grimpant jusqu'au gouffre et bascula en arrière. Elle était partie.

Le Jeune Maître jura encore et encore, et avant d'avoir pu discuter avec les autres, Meng, Jia Li et Muwen se noyèrent à leur tour dans la brume de ténèbres. Xian soupira et scruta le Seigneur. Ce dernier se redressa et aida Wulong à en faire de même. Les deux tenaient à peine debout ; survivraient-ils ? Il s'imagina les endormir avec ses pouvoirs et les laisser ici, en sécurité, mais Hiwang le lui reprocherait pour le restant de l'éternité, même au-delà de la mort. 

D'un regard complice, ils pénètrent dans la Fosse en un gigantesque saut. Les émotions s'enchaînèrent. L'incertitude et une maigre peur. Mais, ils ne touchèrent pas le fond. Là, ils paniquèrent. Cette chute durait et n'augurait rien de bon, elle laissait présager un trépas certain. Aucune lumière ne les aiguillait. Jusqu'à ce qu'ils perdent un à un connaissance. Le noir complet, l'esprit absent.

À leur réveil, ils respirèrent profondément. Une forme de luminosité était revenue. Autour d'eux, des Ombres dansaient en une cadence folle à l'intérieur d'une colossale cavité. Des renforcements traversaient l'endroit, des sortes de couloirs. Cela semblait immense. Elles crachaient des flammes, unique moyen de visibilité sans qu'elles n'aient à craindre leur propre lueur. Plus ils examinaient leur environnement, plus ils en discernaient les mystères. Xian se rassurait de sentir le Seigneur à ses côtés.

Wulong tressauta en un petit couinement, quand une main se posa sur son épaule. Yichen s'accroupit et encadra son visage, un sourire accroché à ses lèvres carnassières. Il était absolument ravi qu'ils aient survécu à leur chute. Il vérifia rapidement que l'alchimiste allait mieux et il le relâcha, ne tenant pas à jouer avec ses nerfs.

— Mobilisez vos essences, commanda le Patriarche. Bougeons et explorons ce gouffre répugnant.

L'air était lourd, trop pour leurs poumons. Ils mourraient probablement d'un manque d'oxygène, s'ils ne se déplaçaient pas. Leur priorité, avant de provoquer les Ombres et d'avoir à les combattre, était de dégoter une porte de sortie. Yichen aida le bel alchimiste à marcher et tous déambulèrent dans cette fameuse Fosse des Lamentations. Le nom faisait sens. Des pleurs et des braillements retentissaient et s'écrasaient contre les parois vibrantes. Des échos de leurs victimes mortes ou les beuglements des démons ? Peut-être un peu des deux.

— Séparons-nous, suggéra la chasseuse. Quatre couloirs, quatre Sectes.

— Non, je n'approuve pas cette idée, objecta sur-le-champ Xian. Je ne laisse pas l'alchimiste et le Seigneur ensemble.

— Et pourquoi ? scanda Meng. Jaloux ? Nous ne sommes pas ici pour flirter, mais pour survivre ! Ressaisissez-vous, bon sang !

Yichen faillit prendre ses dagues et lui trancher la gorge, il le désirait tellement. Il haïssait foncièrement ce médiocre Chef, un idiot parmi tant d'autres dans sa Secte. Hiwang gratifia le Jeune Maître d'une œillade amicale, l'implorant de ne pas insister, mais il n'était pas de cet avis. Xian-Jun se dégagea du groupe et se planta face à Meng, ancrant son regard foudroyant dans le sien. Cet homme vil à l'apparence grossière commençait sérieusement à l'importuner. Il n'avait pas l'habitude de suivre des ordres au cours de ses missions, mais plutôt de les distribuer à sa guise. Cela ne le contrariait pas d'obéir à ses supérieurs, à condition que ceux-ci prennent les bonnes décisions.

— Ils sont blessés tous les deux, grogna-t-il. Je n'autoriserai pas qu'ils errent sans soutien dans ces tunnels. Donc ! j'exige des paires équilibrées. Jia Li et moi, nous partons par-là. Je suppose que Yichen voudra explorer avec l'alchimiste, je suis d'accord ; Meiling, vous accompagnerez le Seigneur ; Patriarche vous ferait équipe avec son fiancé. Examinons ces dédales méticuleusement et revenons au centre dès que nous aurons terminé. Ne tardez pas. Si vous vous retrouvez en danger, envoyez une onde d'énergie et appelez les autres. Il ne s'agit pas d'une compétition du plus fort. Nous nous sommes portés volontaires pour détruire les démons, alors pas d'imprudences.

Ils adhérèrent aux ordres, bien que le Chef de Secte dévisageait le Jeune Maître avec agressivité. Muwen crut tomber à la renverse ; pourquoi devait-il être avec cet homme détestable ? Il se lamenta sur son sort intérieurement, une moue aux lèvres, se balançant d'un pied à l'autre. Il aurait adoré échanger avec Hiwang, mais valait-il mieux que le Seigneur blessé soit surveillé par la chasseuse ? Oui. De la sorte, il ne risquait rien. Contrit, il prépara son esprit à endurer les méchancetés du Patriarche. 

Rageur, Meng choisit un chemin au hasard et s'y engouffra. Soufflant pour se donner du courage, Muwen partit à sa suite. Avant qu'il ne s'enfonce dans un tunnel, une main tapa gentiment son dos, en signe d'encouragement. Jia Li lui souhaitait bonne chance à sa manière ; c'est-à-dire, sans sourire ou regard. Mais, cela suffit à lui insuffler une bouffée de joie.

Yichen empoigna le bras de l'alchimiste qui se surprit de ce contact et il le tira dans un dédale adjacent, tout évaluant son état de fatigue. Meiling se dirigea vers le renforcement qui sentait le moins bon, un subtil mélange de cadavres en décomposition et d'haleine de dragon. Hiwang, après avoir adressé un regard reconnaissant au Jeune Maître qui hocha la tête, se précipita derrière la chasseuse. La bâtarde et lui n'avaient plus qu'un chemin et ils y pénétrèrent, scrutant le moindre rocher. Le pire pour eux serait d'être coincé dans la Fosse pour toujours, il fallait une sortie.