La Fosse des Lamentations 1

L'héritier de la Sagesse Altruiste avait guidé son fidèle destrier dans les plaines désertes de Jiǎo huá, quelques bambous l'avaient obligé à slalomer. L'air se refroidissait de seconde en seconde et ses paupières clignaient frénétiquement, sa tête dodelinait, sa fatigue grimpait de minute en minute, il ne parvenait plus à tenir droit devant les douces flammes. Son dos souffrait des trots brusques et de sa posture, il s'était langui tout du long de poser pied à terre et maintenant, il rêvait de se recoucher.

Une semaine s'était écoulée depuis qu'il avait quitté sa Secte. En deux jours, il avait atteint le peuple des Fureurs Fallacieuses et il n'avait cessé de chevaucher. En arrivant, Xian avait été conduit jusqu'à un campement, où se rejoignaient tous les volontaires. Puisqu'ils étaient tous réunis et assis autour d'un feu de camp, il ne tira pas sur ses forces et se reposa autant que possible, se préservant pour le combat. Il se rappela des premières chamailleries entre les différents membres de cette troupe bancale. 

— Sommes-nous certains d'y débusquer les démons ? s'était imposé Muwen à travers le brouhaha.

— Bien sûr que non ! avait craché le Patriarche de Jiǎo huá. Aucun éclaireur n'a osé s'en approcher, cette bande de lâches ; je m'y serais hâté seul et aurais combattu ces immondices sans votre assistance, si les autres Chefs de Secte ne comptaient pas autant sur ce fichu protocole.

Le Jeune Maître avait longuement hésité à se joindre à eux, en constatant l'ambiance qui régnait sur le groupe. Chacun prenait la liberté de s'exprimer méchamment ou avec nonchalance, et cela engendrait une atmosphère pesante qu'il n'appréciait pas du tout.

Dès sa venue, Xian avait reconnu l'excentrique Muwen et le Patriarche.

Le premier était assez connu à Mó fǎ, et sa réputation s'était élargie au monde entier au fil du temps. Il s'était fiancé à la bâtarde, Jia Li, sur ordre de son père, le Chef de Secte, et bien qu'elle l'ignorait superbement ou qu'elle le repoussait jour après jour, il l'affectionnait au-delà des espérances. Sûrement était-il tombé sous le charme de ses sauts d'humeurs et de son caractère insoutenable de mercenaire. Il se savait pas ce que cet homme trouvait à cette femme, à vrai dire.

Le second gouvernait Jiǎo huá. Son nom inspirait la terreur parmi les Clans, Meng ; un homme impitoyable qui changeait très souvent les lois de sa Secte à sa guise, afin d'agir à son bon vouloir, incluant punissions abusives et tortures. L'héritier ne s'était jamais frotté à lui, mais il avait prié pour ne jamais le rencontrer en face à face. Malheureusement, il s'était engagé dans cette mission.

Sans surprise, il avait découvert aussi le visage à moitié lassé, à moitié souriant du Seigneur Hiwang. Il avait failli esquisser une salutation à son égard, mais avait préféré se retenir. Ils n'étaient pas proches, malgré les diverses épreuves qui les liaient et qui continuaient de les rapprocher. Il avait sauté de son cheval et gagné le campement. Sur-le-champ, afin d'échanger les basiques formalités sur leur tactique, il s'était incliné devant tous et le respect avait été rendu, sauf pour le Chef de la Secte de Jiǎo huá.

— Le protocole est dicté par toutes les Sectes, Patriarche, pour la sécurité commune. Et si vous étiez mort dans une tentative folle de détruire les Ombres par votre propre force, qu'auriez-vous fait ? Qu'aurez-vous fait Jiǎo huá sans vous ? Votre peuple aurait été démuni, faible et sans Chef dans une période trop complexe pour envisager une passation de pouvoir. Mieux vaut tenter notre chance tous ensemble, assura Jia Li.

— Pourquoi, la méprisa le Patriarche, une bâtarde s'adresse-t-elle à moi de la sorte ? Qui vous autorise à me parler, ou même à me regarder dans les yeux ? Un conseil, mercenaire, pour la bonne entente de cette quête, baissez d'un ton, ou n'ouvrez plus du tout votre bouche.

— Patriarche, je vous prie de..., soupira Muwen, défendant sa chère et tendre.

— Comment une enfant de traînée peut-elle se préoccuper de mes affaires ? cingla Meng. Quant à vous, le noble de Mó fǎ, je ne vous ai rien demandé. C'est moi qui dirige cette mission. Suivez mes ordres ou dégagez, je m'en moque.

À peine le Jeune Maître s'était-il assis autour du feu qu'il avait songé à repartir. Il regrettait amèrement d'avoir inscrit son nom sur ce maudit papier.

Xian avait perçu un mouvement à sa gauche, le Seigneur avait serré le poing à en blanchir ses jointures. Cela ne l'avait absolument pas étonné qu'il soit outragé par les propos de Meng ; en bon fidèle de Hù lǐ, il défendait bec et ongles les plus faibles et bannissait les injustices. Il l'aurait sommé de ne pas répliquer et de se taire, se ratatine en présence du Chef de Secte, mais trop tard. Hiwang avait déjà amorcé une réponse qui avait tranché l'air et chacun s'était figé.

— Vous ne connaissez pas sa mère, vous ne connaissez pas son rang. Il me semble pourtant que Dame Jia Li est très respectée dans sa Secte. N'évoquez pas ce détail familial, qui ne vous concerne pas, pour la rabaisser. Vous valez mieux que cela. De plus, elle est la fille d'un Chef de Secte. Son sang est celui d'un immortel.

Le Chef, sans méditer un instant sur son cas, s'était brusquement levé, prêt à corriger l'insolent, mais Jia Li l'avait imité, poignards dégainés. Meng avait dardé ses yeux vicieux sur elle, tandis que tous s'étaient pétrifiés, guettant en silence. Par souci de cordialité, elle se détourne de cet homme grossier et s'éloigne, faisant mine de ne pas soutenir les paroles du Seigneur Hiwang, bien qu'elle ait très envie de coller son poing dans son visage de vieux fourbe. Une soumission qui ne découle pas de son propre choix. Une bâtarde certes, mais bel et bien la fille de son père. Justement. Une querelle avec le Patriarche reviendrait à ce que Mó fǎ provoque un désaccord avec Jiǎo huá, et c'était hors de question.

Probablement parce qu'il ne souhaitait pas manger en compagnie du Patriarche, Hiwang avait suivi la mercenaire et ils s'étaient isolés jusqu'à ce que le soleil pointe. Toute la nuit, Xian avait surveillé le Chef de Jiǎo huá, qui ne lui inspirait nulle confiance.

— Vous êtes-vous tous bien reposés ? s'intéressa Muwen, bien aimable. Un long voyage nous attend et il vous faut...

— Taisez-vous, grommela Meng.

— D'accord !

— Ne l'écoutez pas, chuchota Jia Li, en colère. Je suis la seule ici à pouvoir vous faire fermer votre bouche bruyante. Alors, ouvrez-la jusqu'à ce que je n'en puisse plus.

— D'accord, répéta-t-il, surpris qu'elle lui parle.

Désormais, ils se dirigeaient tous dans les contrées reculées des Fureurs Fallacieuses dans un mutisme parfait. Meng essaya bien de semer la pagaille pour son amusement personnel, mais il échoua. Il rechercha le conflit avec la bâtarde, mais elle ne réagit pas. Jia Li détenait beaucoup plus d'intelligence et de retenue que lui pour se maîtriser. Elle s'était accoutumée aux insultes au fur et à mesure des années et son cœur s'était endurci. Elle n'en souffrait plus. Le Jeune Maître l'admirait quelque peu, pour cette raison. Ils se ressemblaient sur ce point. Tous deux essuyaient les moqueries et les discriminations, mais ils s'en fichaient. Pourquoi s'ennuyer et s'alourdir avec ces peines ? De toute façon, les gens ne changeraient pas.

Leur chemin rocheux accablait les chevaux, en fortes pentes. Les cavaliers avançaient lentement et sans distraction. Meng les menait jusqu'à la Fosse des Lamentations, un endroit condamné depuis des siècles par les gens de Jiǎo huá, à cause des relents de ténèbres qui s'en enfuyaient. En retraçant l'énergie des Ombres, certains accusaient ce lieu terrifiant d'être leur source. Voilà pourquoi ils s'y rendaient. En tout, ils étaient huit, dont les deux fiancés de Mó fǎ, le Patriarche, le Jeune Maître et le Seigneur. Les deux derniers, par ailleurs, ne s'étaient pas adressés plus d'une phrase chacun et demeuraient très silencieux. 

— Votre père s'est-il rétabli correctement à la suite de cette affreuse attaque ? s'enquit l'alchimiste, intimidé par ces caractères.

— Oui, il n'a pas délaissé plus d'une journée le commandement de Zhī dào à Petit Sage, malgré vos conseils. Têtu, il était incapable d'avouer à son peuple ou à sa famille que son torse le tiraillait encore, nuit et jour. Il est vite remonté à cheval, a réutilisé ses pouvoirs, a monté sur son épée... Il a fait comme si de rien n'était. 

En plus de tout ce beau monde et de Wulong, le jeune prodige Yichen souriait allègrement sur sa monture, heureux de participer à cette quête grâce à laquelle il découvrait enfin cette région fermée aux curieux, qui dégageait déjà une profonde obscurité. Le Jeune Maître avait remarqué qu'il n'avait pas l'air pas en accord avec son Chef et il le haïssait de manière ouverte. Ses regards meurtriers symbolisaient nettement ses désirs de mort. Il ne tolérait pas la présence de cet homme à la tête de leur Secte, et parmi cette troupe.

— Qu'il continue de s'en prendre à la bâtarde de Mó fǎ. Je sens qu'elle est prête à céder à sa pulsion. Qu'elle le corrige, qu'elle lui fasse mordre la poussière, avait-il marmonné, excédé. Cela lui servira de leçon... Ou je pourrais très bien me charger de la correction moi-même.

Aussi, s'était jointe à eux une jeune chasseuse de démons, douée. Peu dévouait toute leur existence à traquer les créatures démoniaques, en tant que seule et unique occupation. Quand sa famille avait été décimée par ces Ombres, à leur première apparition, elle avait juré de les annihiler. Xian l'avait côtoyé durant leur enfance, tous deux disciples au temple de la capitale. Ils pouvaient être qualifiés d'amis proches. Au cours d'un voyage dans une forêt de Zhī dào, il avait croisé cette fillette, moins âgée, qui pleurait si fort qu'elle faisait vibrer les arbres. Il avait ordonné aux gardes de la recueillir et ils ne s'étaient plus quittés. Elle avait vécu un temps avec les domestiques, dans leur pavillon dédié, puis avait débuté sa chasse infernale. Meiling incarnait l'idée de vengeance pure.

— Je conseillerais à ce vieux Patriarche de prêter attention à ne pas froisser une femme, avait-elle grincé dès que Meng lui avait tourné le dos. Sait-on jamais... Se moquer d'une femme avec des poignards ? Quelle mauvaise décision. Surtout une mercenaire à la réputation établie.

Enfin, pour complémenter cette joyeuse équipe, le vénéré alchimiste avait finalement trouvé sa part de bravoure pour inscrire son nom sur la liste. Wulong, après avoir câliné et consolé Liang, et avoir enlevé cette vilaine marque démoniaque, s'était beaucoup questionné. Ne valait-il pas mieux qu'un guérisseur avéré les accompagne, au cas où ? Il avait reculé de nombreuses fois devant les périls, mais sa conscience avait dépassé sa crainte.

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