La concrétisation du présage 1

— Il faudra déblayer les allées, reconstruire les maisons, redécorer les façades et s'occuper au plus vite du palais ; le temple a énormément souffert, les pavillons aux alentours aussi. Dédommageons le peuple.

— Nous ne pourrons pas tous les aider, l'or ne court pas les rues, nous en détenons à peine pour notre propre demeure, objecta un noble de Zhī dào.

— Pourtant, il s'agit bel et bien d'un décret officiel ! contra Xian-Jun. Le Patriarche ordonne à tous les Seigneurs de la Secte, tous Clans confondus, de partager leurs ressources avec les démunis. Le temps n'est plus à savoir qui possède le plus d'argent, mais laissons la place à l'entraide.

Tous opinèrent du chef, contraints. La plupart acceptèrent sans problème de compenser la perte d'autrui avec leurs fortunes, puisqu'ils nageaient dans l'altruisme depuis leur naissance. Quelques-uns n'approuveraient pas, des avares. Mais, le Patriarche n'autorisait pas le choix. Par ces temps de catastrophe, de guerre et de sang, ils devaient tous se serrer les coudes. En plus, ils redoutaient une nouvelle attaque qui ne les épargnerait pas cette fois. Il fallait envoyer les armées au plus vite à la Fosse des Lamentations et anéantir définitivement les Ombres, avant qu'elles ne terminent leur massacre. Tant de vies avaient été perdues à cause des deux derniers mois, les régents ne s'étaient pas assez dépêchés pour lancer l'assaut et voilà comment ils le payaient.

Le Jeune Maître libéra les nobles qui sortirent en trombe des jardins du palais, prêts à répandre les ordres officiels. Seul, il observa les dégâts et son cœur meurtri se fissura. L'héritier régnerait sur un territoire dévasté s'ils n'arrêtaient pas les Ombres. Par miracle, il vivait toujours. Ce ne fut pas la chance d'un de ses frères. À cette pensée, il ravala un sanglot. Bien qu'il n'était proche avec aucun membre de sa famille, hormis sa jeune sœur et son petit frère, Yin Lan, il éprouvait un chagrin naturel qui l'entraînait dans un deuil terrible, mais il gardait la tête haute.

— Jeune Maître, interpella un garde d'un ton inquiet, pourquoi ne pas vous reposer ? Vous œuvrez pour le confort de chacun, mais pensez à vous.

Peu s'adressait à lui avec tant d'amabilité. En général, son peuple ne lui parlait pas, ses serviteurs l'évitaient et ses gardes veillaient à moitié sur sa sécurité. Mais, en ce jour de terreur, tous mettaient de côté leur animosité, les rumeurs s'effaçaient et ils ne songeaient qu'à redresser la Secte. L'héritier hocha la tête en un mouvement nonchalant, l'homme s'inclina et repartit de là où il venait. Sûrement au temple duquel son père coordonnait toutes les actions. Le Patriarche avait été grièvement blessé, mais c'était une chance que des alchimistes se trouvaient sur tous les territoires et qu'un s'était empressé de le soigner.

D'ailleurs, son esprit se tourna vers la Secte des Songes Téméraires. Qu'était-il advenu de son compagnon ? Voilà une semaine à peine qu'ils s'étaient séparés et ils essuyaient une horrible attaque. Le Jeune Maître aurait préféré que les Ombres n'existent pas, il aurait ainsi bâti une calme amitié avec le Seigneur ; ils se seraient rencontrés à des rassemblements, Hiwang aurait visité Zhī dào en quête d'un partenaire de beuverie, il lui aurait présenté les membres de sa famille et le Seigneur les aurait ouvertement critiqués, affirmant que ses frères devraient mieux traiter leur aîné. Cependant, à cause d'elles, ils ne se voyaient qu'en cas de tueries et de misères. Sans elles, ils ne se seraient probablement pas croisés, ils ne se seraient guère chamaillés au début et ils ne se connaîtraient pas.

Il s'angoissait énormément pour Hù lǐ, puisque ces pacifistes dans l'âme ne maîtrisaient pas l'art de la défense. Surtout en l'absence de réponse aux messages envoyés. Beaucoup avaient dû périr là-bas. Au contraire, il accordait une confiance aveugle envers Mó fǎ et Jiǎo huá qui s'étaient à coup sûr battu avec talent, utilisant leurs pouvoirs et leurs armes pour repousser les Ombres. Dès qu'il se libérerait de ses engagements, il écrirait une missive à Hiwang, foncièrement anxieux pour lui.

— Qu'arrive-t-il à notre cher Jeune Maître ? Est-ce la destruction de la Claire Prévoyance ou le décès de votre cadet qui vous tourmente ? Ou alors, vous plongez-vous dans un autre trouble ?

Meiling le joignit et s'assit sur un banc de pierre, l'invitant à faire de même. Quand ils avaient quitté Jiǎo huá à la suite de la semaine des festivités, ils s'étaient davantage rapproché puisqu'ils s'ennuyaient loin de leurs amis. La chasseuse manquait cruellement à Muwen, et inversement. Les deux M ne se côtoyaient plus du tout et cela pesait sur son âme fragilisée par la guerre. Elle rêvait de galoper jusqu'à Mó fǎ et passer son temps avec son compère, à s'amuser et rire bêtement. Aujourd'hui, elle s'était contenté d'éliminer le plus d'Ombres possible. Elle se languissait d'éclats de joie. Et le Jeune Maître n'avouait pas à quel point il se morfondait sans les plaisanteries taquines du Seigneur.

— Je suis parcouru d'un terrible pressentiment. Surtout que...

Elle n'insista pas pour entendre la suite de ses mots, mais la curiosité la gagna. La chasseuse contempla son brusque froncement de sourcils, il s'engloutissait dans ses souvenirs. Un détail le frappa ; il aurait pu l'oublier, mais son sordide présage le lui rappelait. Le Seigneur l'avait averti. Lui aussi, à l'époque, avait auguré un horrible futur. Qu'avait-il dit, exactement ? Xian peinait à se remémorer de chaque parole ; toutefois, le Seigneur avait en effet prédit une catastrophe dans l'avenir, comme s'il avait été capable de se connecter aux intentions malveillantes des Ombres.

— Mon devoir m'attache à la Claire Prévoyance, fit-il d'une voix tremblante et ses yeux perdus dans l'horizon. Je dois rester ici et surveiller mon peuple, agir en cas d'attaque et remédier aux ravages...

— Seulement, vous sentez qu'une personne vous appelle à l'aide, devina Meiling. Depuis quelques temps vous ne cessez d'évoquer le Seigneur, en particulier dû à sa transformation en chiot. Si votre être vous supplie de le rejoindre, ne tardez pas, Jeune Maître ! Courez jusqu'à lui. Je ne crois pas que nous devrions ignorer les funestes présages. Pas en ces temps chaotiques.

— Vous m'excuserez auprès de père !

Sur cette phrase, l'héritier se leva et traversa les jardins à grandes enjambées. En fait, son estomac le brûlait et il transpirait presque ; ce n'était pas qu'un simple pressentiment, mais bien plus. Une lancinante douleur qui le convoquait. Quelque part dans ce monde, Hiwang avait besoin de sa présence à ses côtés et il ne le ferait pas attendre plus longtemps. Il décrocha les rênes de sa monture qui hennit en le voyant, il se hissa dessus et heurta légèrement son flanc sous les yeux exorbités des gardes qui essayèrent de le retenir, en vain.

En passant les remparts, une torture mentale l'assaillit, d'affreuses interrogations. Sa route le conduirait-il à Hù lǐ ? Le Seigneur y résidait et avec l'attaque, il s'y trouvait sûrement à secourir les blessés, soulager son peuple... Mais cette idée sonnait faux en lui. Il ne comprit pas comment et pourquoi, mais il décida de changer de chemin. Non, il n'irait pas aux Songes Téméraires ! Au lieu de cela, il autorisa ses méditations à divaguer et, fermant les paupières, ses mains guidèrent toutes seules le cheval entre les forêts sans réfléchir à sa direction.

La nuit tomba, le soleil se releva, plusieurs fois. Il se reposait une poignée de minutes pour se nourrir et s'hydrater, avant de repartir. Zhī dào construisait sa réputation sur de vastes bois aux hauts arbres majestueux, mais ce décor s'évanouissait au fil des heures. Il s'attendait à voir les prairies abondantes et les champs fleuris de Hù lǐ, mais le paysage se ternissait de plus en plus. Des bambous à perte de vue, un brouillard et une terre asséchée, une atmosphère humide et des braillements d'animaux qui ne le rassuraient pas. Il pénétrait sur le territoire de Jiǎo huá.

Très vite, il identifia la route menant à la Fosse des Lamentations et le sentiment tenace qui s'accrochait à ses tripes s'intensifia. Pourquoi le Seigneur serait-il ici, dans cet endroit sinistre et mortel ? Il chevaucha avec plus d'empressement, harcelé par cette sensation écartelant son âme. Il ne se demanda pas comment il avait localisé Hiwang ; par ailleurs, il nageait toujours dans l'incertitude de ne pas l'y trouver et d'être piégé. Il se fichait du comment, il voulait seulement constater que son ami allait bien, qu'il vivait. Or, une idée naquit dans les tréfonds de sa tourmente. Et s'il n'était pas venu dans ce recoin infâme du monde par volonté, mais que les Ombres l'y avaient traîné... Ou pire.

Il se hâta et ordonna sans répit à son cheval d'accélérer, celui-ci obéissait en flairant l'inquiétude lacérant de son cavalier. Son souffle diminuait et sa poitrine se compressait au fil des secondes. Plus il s'approchait de la Fosse, plus les effluves du mal lui parvenaient et moins il détenait de convictions. Xian pouvait imploser tant il se faisait un sang d'encre. À cet instant de son existence, il ignorait que tout basculerait. Qu'à jamais sa vie ne redeviendrait comme avant, qu'il abandonnerait tous ses principes et son intarissable sagesse pour Hiwang. Il l'apprendrait à ses dépens.

Les yeux plissés, il ne tarda pas à distinguer un chemin sinueux, en pente et boueux par lequel sa troupe et lui étaient passés lors de leur quête d'éclaireurs. À cette époque, s'ils avaient supplié les armées de marcher sur cette maudite Fosse, les Ombres auraient été détruites et oubliées. Mais non ! Il avait fallu que Meng improvise ses festivités et qu'il convainque les autre Sectes d'attendre, que le temps ne pressait pas et qu'ils annihileraient leurs ennemies après avoir ingurgité de nombreuses jarres d'alcool. Il regrettait tellement de ne pas avoir réagi. Aux quatre coins du monde, ses compagnons d'armes partageaient ses remords, en particulier Meiling et Jia Li qui avaient manqué une occasion en or d'en finir avec elles. La chasseuse criait haut et fort sa haine envers elles, mais elle était incapable de les anéantir quand elle en avait eu la chance ; désormais, chaque peuple en payait le prix fort.

— Si vous vous en êtes prises à lui, je jure de déverser mon courroux à travers le ciel et la terre et de vous éliminer jusqu'à la dernière ! prévint-il, en percevant déjà le sifflement démoniaque.

Puisqu'il se situait très proche de la Fosse, il délaissa son cheval à vive allure et s'enfonça dans la forêt de bambous lugubre. Il ne tint pas compte du brouillard, ni de l'odeur putride. Il ne pensa qu'à Hiwang. Il appela son nom, encore et encore, mais n'obtint aucune réponse. Il craignait vraiment que son ami ne soit plus de ce monde, alors il se dépêcha de fouiller la zone. Une main sur son épée, la voix déployée, il scrutait les environs sans résultat. Son rythme cardiaque l'implorait de ralentir et de prendre le temps de respirer calmement, mais ce n'était pas sa priorité.

Peu à peu, il aperçut la Fosse des Lamentations. Elle demeurait identique, énorme gouffre nébuleux et transperçant de noirceur.

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