Aux jardins enchantés 1
— Jeune Maître ! Jeune Maître Xian-Jun ! Votre fièvre a-t-elle baissé ?
Une voix crispante s'entêtait à crier des phrases, les répétant en boucle. Hiwang fronça les sourcils, il déglutit et se rendit compte que sa bouche était pâteuse. Il voulut faire partir les sensations, mais, en mouvant sa langue engourdie, il sentit sa mauvaise haleine et stoppa ses actions. Il garderait l'odeur à l'intérieur. Épuisé, il oublia un instant cette mélodie tonitruante qui lui cassait les oreilles, il somnola une minute, avant d'ouvrir brutalement les yeux. Cette voix l'agaçait beaucoup et il s'énerverait bientôt. Ce réveil en cacophonie le transforma en boule grognante qui pestait contre l'intruse.
— Jeune Maître, je m'inquiète pour vous. Vos compagnons affirment que vous vous êtes réveillé pourtant. Pourquoi ne pas ouvrir ? Tout va bien ? Vous n'êtes pas décent ? Je peux patienter le temps que vous...
Puisque ses yeux vitreux apercevaient plus ou moins les formes de l'héritier près de lui, il abattit une main brutale sur lui, sur son épaule. Sur-le-champ, l'aîné maugréa et se positionna sur le dos. Cette voix ne disparaîtrait pas, tant qu'il essaierait de dormir. Alors, Hiwang frappa très fort son ventre et il se plia de douleur, puis se tourna sur le côté opposé, l'ignorant superbement. Loin de se désespérer, le fidèle de Hù lǐ dont l'esprit vagabondait encore dans les méandres de la nuit jeta son pied vers l'héritier qui se cramponna au lit, refusant d'en sortir. Pour simple réponse, Xian roula dans sa direction et il suffit d'un clignement d'yeux pour qu'il soit sauvagement poussé. Au sol, sur le postérieur, Hiwang eut besoin de plusieurs secondes pour comprendre. Cet homme venait de l'éjecter de sa propre couche !
— Allez lui ouvrir ! s'écria Hiwang, par terre.
Il tira le drap et en priva le Jeune Maître qui rouspéta, il se rallongea sur le bois et ferma les paupières pour se rendormir.
— Elle s'impatiente, dépêchez-vous !
— Ce n'est pas ma chambre et vous êtes levé désormais ! rétorqua le plus vieux. Débarrassez-nous-en !
— Bougre ! maugréa le Seigneur.
Ce dernier, au prix d'un effort incommensurable, reposa le drap sur le lit et s'assit. Un vertige le saisit, il attendit un peu de recouvrer des idées claires. Il secoua vivement sa tête et ses cheveux virevoltèrent sur ses épaules. Il se les attachait en toutes circonstances. Souplement, Hiwang saisit un ruban qui avait dû tomber pendant la nuit et il les rassembla en un piètre chignon, des mèches en débordaient de tous les côtés. Il lança un regard méprisant au Jeune Maître ; cependant, la voix persistait à brailler dans tout le pavillon et son ami recommençait à ronfler, alors il se décida à intervenir. Chancelant jusqu'à sa porte, il fit coulisser les battants et se retrouva face à une exaspérante jeune femme.
Celle-ci pivota lentement et le dévisagea de haut en bas. Puis, elle se retourna vers la porte du Jeune Maître et Huafang ne prêta guère plus attention à lui, continuant d'appeler Xian, mais il la coupa en un grognement irrité.
— Taisez-vous, par pitié, bougonna-t-il. Comment une bouche aussi charmante que la vôtre peut-elle produire ces bruits horripilants ?
— Xiansheng ! gronda-t-elle, outragée. Vous osez vous adresser de la sorte à une Jeune Maîtresse ! J'en toucherai un mot à mon père, il vous remettra correctement à votre place !
— Qu'il essaie, railla le Seigneur. Pour ma part, je me ferais un plaisir de lui remémorer la Fosse des Lamentations, quand il s'est enfui et nous a abandonnés dans la forêt sans guide, en plein combat.
— Accusation éhontée, s'exclama Huafang.
Il gloussa, se souvenant parfaitement de l'absence du Patriarche à leur sortie de la Fosse. Il le détestait depuis ce jour. Derrière lui, le Seigneur perçut du mouvement. Il regarda par-dessus son épaule et observa le Jeune Maître se redresser au bord du lit, la tête dodelinant. Il se moqua gentiment de lui, toute grâce s'était évaporée. Huafang se rapprocha, curieuse de savoir qui détenait à présent l'attention de l'impertinent. Sa bouche se déforma dans la seconde en une grimace terrifiée et elle cacha son ahurissement derrière ses mains, retenant un braillement peu élégant. Les yeux ronds semblables à deux coupes, elle cligna des paupières avec frénésie. Pourquoi diable son Jeune Maître dormait-il avec l'arrogant ?
Le Jeune Maître, pas du tout concerné par la réaction de cette femme, se frotta délicatement le visage, sûrement pour quitter le monde du sommeil. Il paraissait à l'ouest. La magie du Seigneur ne coulait plus en lui, mais l'alcool le tourmentait encore. La Caresse Divine ne souhaitait pas le laisser tranquille. Ses pieds le portèrent avec difficulté. Il tituba vers la porte. Xian n'avait même pas saisi l'identité de la personne qui le demandait.
Huafang blêmit, elle rougit, puis pâlit derechef. Soudain, elle attrapa le bas de sa robe et s'enfuit, jurant de revenir plus tard. Hiwang haussa un sourcil, mais ne chercha pas à savoir. Le Jeune Maître le rejoignit et le dépassa, entrant dans la salle principale.
— Que veut-elle ? s'enquit-il, peu éveillé.
— Aucune idée, elle tapait à votre porte. D'ailleurs, pourquoi ne lui avez-vous pas ouvert ? répliqua Hiwang, en le suivant. Elle aurait pu se taire plus tôt !
— Peut-être parce que je ne me trouvais pas dans ma chambre, mais dans la vôtre, espèce d'idiot, rappela le Jeune Maître, dépité.
— Ah oui..., soupira-t-il, hochant la tête. L'alcool nous joue vraiment de sales tours.
Dans la pièce commune, ils se stoppèrent net. Cinq paires d'orbes médusés les jaugeaient. Yichen riait allègrement. Il n'aimait ni son Patriarche, ni son Clan en général. La Jeune Maîtresse Huafang se rappellerait longtemps de cette humiliation, même si elle ne lâcherait pas l'affaire aussi vite. Wulong s'empourpra, la situation pouvait prêter à confusion. Deux hommes, seuls, toute une nuit ; deux hommes qui donnaient l'impression de ne pas supporter, qui plus est. Muwen et Meiling, fidèles à leur comportement habituel, petit-déjeunaient, ne s'intéressant pas aux détails. Bien qu'une certaine forme de curiosité les rongeait de l'intérieur. Jia Li se focalisa davantage sur la nourriture.
Haussant ses épaules, le Seigneur ne se formalisa pas de leurs mines perturbées. Il gagna la table, prit un bol et le remplit avec attention. Il s'enjoua de tous les mets apportés par les serviteurs. Le Jeune Maître l'imita. Il avait terriblement soif et sa gorge le brûlait. Plus jamais d'alcool, se dit-il sans y croire une seconde. Un silence perdurait, le son des cuillères raclant au fond des plats et des baguettes tintant sur la céramique, ils craignaient de poser des questions au sujet de la veille. Qu'ils aient dormi ensemble n'était pas le plus dérangeant ; mais qu'ils entretenaient une relation cordiale, alors qu'ils ne toléraient pas la présence de l'autre et que les railleries volaient constamment entre eux, ils ne comprenaient pas. Leur curiosité finit par exploser, ils ne tinrent plus.
— Que faisiez-vous dans la même chambre ? interrogea Muwen, figé dans une forme de stupéfaction.
— Vous avez été d'un ennui hier ! ajouta Meiling, dégustant tranquillement sa soupe au bœuf. Vous ne cessiez de glousser, tels deux animaux hilares. Les murs sont fins, nous entendions tout pour votre information ! Tâchez de maintenir des voix basses, si vous songez à boire à nouveau.
— Tout à coup, le pavillon est redevenu silencieux, sourit Wulong, un soulagement dans le regard. Cela nous a ravis. Nous avons enfin pu dormir.
— Vous vous êtes mis à ronfler et rien ne pouvait vous réveiller, surtout pas vos propres bruits d'animaux, précisa Jia Li. Nous avons finalement obtenu un brin de paix.
— Vous vous étiez couchés dans le lit du Seigneur, sûrement pas volontiers, termina Yichen, narquois, à l'égard de l'héritier. Nous ne nous sommes pas risqués à vous déplacer, au cas où vous ronchonneriez ou que vous quémandiez d'autres verres ; tant pis si le Jeune Maître passait la nuit à vos côtés.
Le Seigneur ne mangeait plus, il avait du mal à avaler la bouchée coincée. Il déglutit bruyamment et son bol rencontra la table dans un son de claquement sec, les faisant sursauter. Le Jeune Maître ne se trouvait pas dans un meilleur état. Maintenant qu'ils l'évoquaient, ils se souvenaient par bribes de leur soirée. Hiwang aspirait à s'enterrer, la honte le consumant. Il s'était confié et avait totalement déliré avec le vin ; Xian ne soutenait plus aucun regard, défait. En effet, depuis quand était-il aussi proche du Seigneur de Hù lǐ ? Fut un temps où il le qualifiait de faible et de lâche. Qu'est-ce qui les avait menés à boire ensemble, à rire ensemble, à parler ensemble, à dormir ensemble ?
Cette intimité ne plaisait absolument pas au Jeune Maître.
Une servante arriva à ce moment, se courba et tendit une lettre à la première personne dans son champ de vision, c'est-à-dire Jia Li, et elle repartit. La bâtarde déplia la missive. Il s'agissait d'une invitation. Huafang proposait – ou ordonnait – au Jeune Maître de la retrouver dans les jardins autour du temple pour faire plus ample connaissance.
Xian-Jun ne l'écouta pas vraiment ; il prit plutôt ses jambes à son cou et se cloîtra dans sa chambre. Malgré tout, il ne se fustigeait pas d'avoir couché dans le lit de son compagnon, mais plutôt d'avoir négligé tout son protocole, d'avoir enflammé sa retenue. Il était un héritier, bon sang ! Il s'était comporté si mal. Hiwang devinait ses réflexions. Pour lui, son image comptait le plus et il s'était laissé aller. Pour sûr, il éprouverait une gêne en sa compagnie à partir d'aujourd'hui.
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