Dame Armalys
Dame Armalys et sa fille étaient arrivées dans le palais vers la fin des affrontements. Cassandre s'était figée devant la grande porte et l'avait regardée comme si elle avait pu voir au de-là. Mais sa mère l'avait ramenée à la réalité. Elles étaient à présent toutes deux devant les souverains. Ils avaient l'air préoccupés, tendus même.
Le visage d'ordinaire si serein et lumineux de la reine Evangeline était à présent sombre et crispé. Celui, convivial et heureux, du roi était cramoisi. Celui de leur fille était tout aussi noir que d'habitude quoique un peu plus sombre peut-être...
Quand elles firent leur entrée dans la salle du trône, tous les regards convergèrent vers elles. Mais la Dame n'y fit pas attention, pour la première fois de sa vie. Elle n'avait d'yeux que pour son mari qui était là, droit et fatigué devant les souverains. Il poussa un soupir de soulagement en voyant arriver sa Dame. Ils se sourirent mais leurs effusions n'allèrent pas plus loin.
« Dame Armalys, fit la reine Evangeline en se redressant et en tentant de cacher ses craintes, le palais va être évacué. Vous devez vous trouver un carrosse et partir au plus vite. »
La Dame ouvrit la bouche, comme pour répliquer mais se ravisa aussitôt. Elle n'avait pas son mot à dire. Mais tout de même ! Elle trouvait absurde l'idée de quitter le palais. Si les souverains s'en allaient, cela signait la victoire du peuple. Une victoire seulement imposée par la peur. Elle ne pouvait l'accepter.
A côté d'elle, sa fille se redressa soudainement et déclara presque en hurlant de désespoir :
« Pourquoi abandonner le palais alors que vous pourriez tenter de comprendre pourquoi le peuple se bat. Vous pourriez faire cesser le massacre qui se joue derrière les portes !
- Cassandre ! siffla la Dame. Modère tes propos.
- Non, mère, répliqua la fille en se tournant pour affronter son regard. Je ne peux pas me taire alors que, pendant que nous parlons, des hommes et des femmes meurent ! Il y a des morts autant du côté des soldats que les hommes du peuple, qui jusqu'à présent nous ont toujours été loyaux. Je ne peux pas me taire ! Je ne peux pas... »
Sa voix se brisa légèrement sur la dernière phrase.
Mère et fille se toisèrent. Dame Armalys lut quelque chose dans les yeux si sombres de sa fille. Ce n'était pas de la rébellion pure et simple. C'était un doute, de la peur, de la peine et plus encore. C'était la peine de s'opposer à sa mère et celle de perdre quelqu'un. Ce quelqu'un, la Dame devina aisément que ce n'était plus le père de la jeune fille. Ce pourrait-il que se soit le voleur ?
Cassandre détourna les yeux.
Comment interpréter ce mouvement ? Pour la première fois, la Dame ne parvint pas à déchiffrer ce que pensait sa fille. Cela lui fit à la fois un mal profond et un bien étrange. Les secrets étaient fascinants et dangereux. Tout le monde en avait ou en avait eu un jour ou l'autre.
Dame Armalys reporta son attention sur les souverains. Elle croisa alors le regard de la princesse Odossya. Il lui sembla qu'il était plus dangereux que jamais. Mais quelle menace cachait-il ?
Non, elle se reprit aussitôt. Elle ne s'était pas posé la bonne question. Elle aurait plutôt dû se demander : quelle menace présageait-il ? Si la princesse s'en prenait à sa fille, à son époux ou même à son fils...
Elle se figea. Son fils... Où était-il à cette heure ? La Dame se tourna précipitamment vers son mari Il secoua la tête : il n'avait pas la réponse lui non plus. L'horreur se mit à prendre de la place dans le cœur de la mère de Cassandre. Elle n'osait même pas imaginer que son fils puisse être au milieu des combats qui se jouaient derrière la porte. Mais... le doute était bien là : et si c'était le cas ?
« Où est mon fils ? demanda-t-elle aux souverains. »
Elle ignora le regard étonné de Cassandre, celui outré de la princesse et ceux, choqués, des souverains. Elle n'avait même pas pris conscience d'avoir pris la parole sans autorisation. Elle n'avait même pas eu l'impression d'avoir posé la question tout haut.
« Votre fils ? répéta le Roi. Mais comment le saurai-je ?
- Parce qu'il est chevalier à votre solde, expliqua le père de Cassandre en se mettant lui aussi à ignorer les usages de la Cour.
- Je n'en sais rien, grommela le Roi. Une bonne partie de mes hommes livre bataille devant nos portes, d'autre sont dispersés dans le royaume et d'autre encore sont partis escorter les nobles pendant leur retour chez eux.
- N'avez-vous pas le souvenir d'y avoir envoyé un jeune lieutenant ? s'enquit Dame Armalys, pleine d'espoir. »
Cette attitude ne lui ressemblait pas, elle ne l'avait jamais eue. Mais il fallait bien dire que jamais elle n'avait eu à craindre pour la survie de sa famille. Jamais elle n'avait eu à faire face à une telle situation où tout allait trop vite. Ce n'était pas les jeux de la Cour. Les jeux que se jouaient, elle ne les maîtrisait pas le moins du monde.
La Reine leur jeta un regard désolé et compatissant.
« Je suis navrée... Peut-être pouvons-nous tenter de le retrouver ?
- Non, mère, laissa tomber la princesse d'un ton lourd. Non. Nous n'irons pas à la recherche d'un homme mort.
- Il n'est pas mort ! cria soudain Cassandre. Comment pouvez-vous déjà capituler alors que vous n'en savez rien ?
- De nombreux hommes valeureux sont déjà morts sur le champs de bataille, comme tu l'as si justement fait remarquer quelques minutes plus tôt, répliqua posément Odossya. Pourquoi ton frère devrait survivre plutôt qu'un autre ? »
Cassandre ne répondit pas. Elle se contenta de regarder fixement la princesse, son regard encore plus sombre que d'ordinaire.
« Je vais partir à sa recherche, dit soudain le commandant Armalys. Les maisons des nobles ne sont pas très loin d'ici, avec un peu de chance il est dans l'une d'elle, en sécurité... je vais m'en assurer.
- Mais, nous devons rester ensemble, protesta Dame Armalys. Sinon comment savoir que...
- Je reviendrai dès que j'aurai fait toutes les maisons pour vous annoncer la nouvelle. Si vous trouvez son... Enfin, vous me le direz quand je reviendrai. »
Il avait buté sur le mot « corps ».
La Dame se perdit à nouveau dans ses pensées. Comment vivrait-elle si l'un de ses enfants venait à mourir ? Comment vivrait-elle si son mari ne revenait jamais ?
Elle sentit une main se poser sur son bras. Elle cligna des yeux pour chasser ses brumes. Elle regarda la main et petit à petit, son regard remonta jusqu'à son époux. Il avait l'air confiant, assuré. Il pensait dur comme fer qu'il allait retrouver leur fils et revenir en leur annonçant qu'il était vivant.
Il hocha la tête pour lui demander si tout allait bien. Elle lui rendit son signe dans un très bref sourire qui disparut bien vite. Elle se rabroua. Quelle genre de Dame était-elle à se laisser aller ainsi ? Pourquoi envisager la fatalité alors que la vie était encore possible ? Pourquoi perdait-elle espoir ? Parce que au fond d'elle, elle sentait gronder des abysses noires et profondes.
Sans même regarder le Roi, le commandant sourit à sa femme, alla déposer un bisou sur le front de sa fille et partit en direction des portes arrières du palais. Elles donnaient accès aux écuries. Il trouverait un cheval et galoperait pour revenir leur dire que leur fils vivait toujours, sain et sauf. Sa Dame le regarda se fondre dans les ombres du palais sans rien dire.
Les souverains le regardèrent faire en silence. Pour la première fois de sa vie, elle ressentait le besoin de défier la droiture de son titre.
« Nous allons évacuer, rappela le Roi à l'adresse du commandant qui s'en allait. Si vous voulez les revoir, ce ne sera pas au palais qu'il vous faudra aller.
- J'y veillerai, répondit la voix déjà lointaine du père de Cassandre. »
Le Roi se leva de son siège, tendit la main à sa Reine pour l'aider à descendre puis fit de même avec sa fille.
« Vous abandonnez ces soldats qui se sont battus pour vous, explosa Cassandre. Comment pouvez-vous faire une chose pareille ?
- Ils sont des soldats, répliqua le Roi sans oser affronter son regard. Ils font simplement leur travail.
- Vous n'êtes pourtant pas si cruel, se désola la jeune fille. Vous n'êtes pas comme ça...
- Qui es-tu pour prétendre me connaître ? cingla le Roi.
- Cher ami ! protesta doucement la Reine Evangeline. Calmez-vous...
- Je ne prétends pas vous connaître, répondit Cassandre avec un calme qui étonna sa mère. Mais je pensais avoir placé mon estime et ma confiance en un homme de bien. Si vous n'êtes que l'homme qui se présente devant moi, il est clair que je me suis trompée. Mais je sais que ce n'est pas le cas. Suis-je dans la faute ? »
Son regard ne flancha pas face à celui du souverain. Dame Armalys se sentit désolée pour le Roi et si fière de sa fille. Elle croyait dur comme fer à ce qu'elle avait dit et c'était également ce que pensait la Dame. Elle avait été aveugle.
La dureté du monarque sembla se fissurer pendant un moment.
« Je pensais aussi savoir quel roi j'étais, soupira-t-il comme pour lui-même. Mais je ne le sais pas.
- Vous pouvez encore faire ce qu'il faut, mon seigneur, lui rappela la Dame. Ne vous trompez pas encore une fois. »
Pendant un bref instant il sembla sur le point de se raviser, de reprendre sa place sur le trône mais il prit la main de sa femme et continua de descendre.
« C'est trop tard, répliqua-t-il sans oser affronter le regard de la Dame et de sa fille.
- Si vous partez, vous perdez votre couronne et reconnaissez votre défaite contre le peuple, lui rappela la Dame.
- Non. Il ne perdra pas la couronne, riposta Odossya. Pas plus qu'il ne reconnaîtra sa défaite contre le peuple. »
Elle était toujours debout sur l'estrade. Elle n'avait pas suivi son père et sa mère. Elle se tenait là, bien droite et inflexible.
« Je vais rester là et continuer de gouverner, le temps que vous trouviez une solution pour arranger cette situation, déclara-t-elle. »
La Reine se tourna vers elle.
« Allons, ma colombe, tu ne pense pas ce que tu dis ! la supplia-t-elle. Tu viens avec nous !
- Non, mère, répondit Odossya. Il faut que quelqu'un de notre lignée reste sur le trône pour montrer que le peuple n'a pas gagné. Mais vous devez partir pour réfléchir à une solution sans craindre l'arrivée des révolutionnaires. Vous devez partir rassembler une armée, par exemple.
- Mais...
- Vous reviendrez pour briser cette insurrection, annonça Odossya comme si elle donnait des ordres. Je serais là quand vous reviendrez et cette fois nous gagnerons. N'ayez crainte pour moi. Je sais ce que je fais. »
Le Roi et la Reine semblèrent saisis par le discours plein de bravoure de leur fille. Mais la Dame ne s'y trompait pas. Toute cette attitude de souveraine, cet élan d'héroïsme qui ne correspondait pas à la princesse, l'éclat de ses yeux qui était plus mauvais et brillant que jamais, tout cela lui assura qu'elle se fichait que ses parents reviennent un jour.
Dame Armalys jeta un regard à sa fille qui semblait elle aussi avoir compris.
Mais pas les souverains. Ils aimaient trop leur fille pour la penser capable d'une telle chose. La Dame n'eut pas le cœur à les briser davantage.
Les souverains regardèrent leur fille un moment sans bouger. La Reine s'approcha soudain d'elle.
« C'est hors de question, cingla-t-elle. Tu viens avez nous.
-Non, mère. Il ne peut en être qu'ainsi. Moi ici, vous qui préparez la stratégie pour sauver notre royaume de la destruction. »
La Reine ne répliqua rien. Elle hocha sèchement la tête et tourna les talons, comme si elle était furieuse. Roi et Reine se perdirent dans les ombres du palais.
Dame Armalys se rendit alors compte que, dehors, les combats avaient cessé. Plus aucun cri, aucun tir, aucun fracas ne se faisait entendre. Cassandre regardait la porte avec une sorte de douleur. Comme si elle avait à la fois envie de se précipiter pour l'ouvrir et à la fois, le désir de s'en éloigner le plus vite possible.
Dame Armalys avait peur de cette porte aussi. Peut-être que derrière se cachait le corps de son fils... Elle irait voir, mais plus tard. Elle ne céderait pas à la douleur. Elle était une Dame de la Cour. Elle était la seule et l'unique Dame Armalys, la favorite de la Reine Evangeline depuis près de cinq ans maintenant, celle qui était toujours sûre, celle qui était noble, celle qui savait tout de ce qu'il se passait à la Cour.
Celle qui... celle qui s'était laissée surprendre par le soulèvement du peuple et qui n'avait pas écouté sa propre fille parce qu'elle pensait mieux savoir qu'elle, celle qui avait mal placé sa confiance. Il n'y avait qu'une personne pour répondre à ce nom. Cette personne était elle et elle était fière d'avoir ses doutes, ses angoisses, ses fautes, ses exploits, ses convictions et sa famille.
La Dame Armalys.
Elle.
Elle se tourna vers sa fille en sortant de sa torpeur. Dans les yeux de Cassandre, il n'y avait pas que la peur de savoir son frère potentiellement mort. Il y avait la peur de savoir ce quelqu'un d'autre mort également.
Cette fois, sa mère n'eut plus de doute quant à l'identité de ce quelqu'un. Le voleur. Elle le savait sans savoir comment. Mais alors qu'elle aurait du être furieuse, outrée, blessée, elle était triste pour sa fille.
Mais pour l'heure, elles avaient un autre problème à régler. La Dame reporta son attention sur Odossya. Elle était à présent assise sur le trône de la reine, droite et royale. Sa robe jaune semblait être un soleil terne au milieu des couleurs sombres.
Des hommes de la noblesse apparurent à ses côtés. Tous vêtus avec goût et raffinerie. Chacun portant à son fourreau une belle épée fine et élégante, chacun portant un fusil à sa ceinture et des plumes à leur chapeau. Derrière chacun de ses nobles, se dressaient trois hommes tout de noirs vêtus. On aurait dit des ombres. Mais ils n'étaient ni plus ni moins que les fameux mercenaires au service de certain noble.
« Le palais est à nous, mes amis, leur dit Odossya en ignorant superbement Cassandre et sa mère.
- Un acte héroïque pour préserver le palais, nargua la Dame en s'approchant de l'usurpatrice. Un beau tour de force, j'en conviens. Mais vous ne nous duperez pas, moi et ma fille, comme vous avez si aisément dupé vos parents, chère princesse.
- Je suis reine à présent, répliqua froidement la fille des souverains. Vous devez m'appeler Votre Majesté.
- C'est hors de question. »
Odossya haussa les épaules. Elle se tourna vers le noble de sa droite sans plus se formaliser de l'intervention de la Dame.
« Mon cher, pourriez-vous dire à vos hommes de s'assurer que mes parents arrivent à leur destination et qu'ils y restent ? Sans leur faire de mal. »
L'homme s'inclina.
« Bien entendu, ma reine. Vous nous avez donné le pouvoir, je ne vais rien vous refuser. »
Elle lui jeta un sourire charmeur.
« Trop aimable à vous... »
Il donna ses ordres à ses hommes en noir.
« Vous ne vous vous en tirerez pas comme cela, princesse, prévint Cassandre. Le reste des nobles sera prévenu de votre imposture.
- Et comment ?
- Je... heu...
- Nous ne vous laisserons pas sur le trône, déclara la Dame en appuyant sa fille. La Cour apprendra et choisira quelqu'un d'autre que vous pour garder le trône en attendant le retour des vrais souverains.
- C'est vrai que cela pourrait se produire, convainc Odossya. Je sais très bien qui ils choisiront : vous, Dame Armalys, la favorite de ma mère, celle dont la fille est la seule à soit-disant pouvoir apaiser les foudres du peuple. Je ne suis pas bête. Mais vous me décevez, noble Dame. »
Elle glissa sa main dans l'une des poches de sa longue robe jaune.
« Si vous aviez été maline, Dame Armalys, vous seriez restée dans la capitale. »
Tout devint clair alors pour la mère de Cassandre. La princesse l'avait envoyée dans la capitale pour qu'elle y reste, pour qu'elle y... Elle ne put penser le mot. Le vent des abysses souffla un peu plus fort en elle. Il ne se limitait plus seulement à sa conscience. Elle avait froid. Si froid.
« Mais comme vous êtes revenue. Comme vous êtes mon adversaire pour le trône et que je suis un peu enchantée à cette idée... je vais devoir me débarrasser de vous, moi-même.
- Non ! hurla Cassandre. Je ne vous laisserai pas faire. »
Dame Armalys jeta un regard à sa fille qui s'élançait vers elle. Comment pourrait-elle la protéger de quelque manière ? Non, ce n'était pas à Cassandre de la protéger. C'était à elle de se protéger et de protéger sa fille.
Aussi vive que l'éclair, Odossya sortit un fusil de la poche et tira.
La déflagration retentit.
Dame Armalys ne vit pas le projectile fuser vers elle.
Le vent souffla plus fort. Elle l'avait su dès le moment où elle était entrée dans le palais.
Elle vit la main de sa fille se tendre, se tendre, se tendre, comme si elle voulait attraper la balle pour l'empêcher de l'atteindre.
Puis elle s'effondra.
Elle heurta le sol avec violence en entendant, au loin, le cri de Cassandre et vit un semblant des larmes qui coulaient silencieusement le long de ses joues. Elle sentit quelque chose s'échapper de ses yeux et glisser doucement sur sa peau avant de tomber au sol dans un petit bruit.
Elle vit les lèvres de sa fille remuer tandis qu'elle cherchait à lui dire quelque chose. Mais elle n'entendait rien d'autre que le vent des abysses.
Il gagnait en puissance.
Il faisait plus que l'empêcher d'entendre.
Il montait le long de son cœur pour se propager dans tout son corps à la fois lentement et rapidement.
Le vent la glaça totalement.
Le noir remplaça les yeux de sa fille. Elle vit dans un sursaut de clarté une flamme bleue y briller.
Les ténèbres hurlèrent en elle et leurs griffes se refermèrent sur son cœur.
Puis plus rien.
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