27 mai 2020

— Moins fort, proteste mon père.

Je me cache derrière le mur, espionnant mes parents. Ils m'ont dit d'aller me coucher, mais j'ai entendu quelqu'un arriver. Jetant un œil anxieux dans la cuisine, je vois un homme assis à table. Mes parents sont tendus, l'homme ne leur apporte pas de bonnes nouvelles visiblement.

L'intrus a les jambes écartées, un coude posé sur son genou et fixe mes parents. Il porte un costume, dont le manteau noir a été accroché au dossier de la chaise. Et son regard gris fixe mes géniteurs, sans leur laisser de possibilité de fuite. Ce qu'il dégage me sert les tripes. Mais je ne bouge pas d'un pouce, je veux comprendre ce qu'il se passe, ce qui met mes parents dans cet état.

— Ecoutez, vous ne pourrez pas vivre indéfiniment sans meute. (L'homme se redresse.) C'est dangereux pour vous, et c'est dangereux pour les humains que vous côtoyez.
— Cela s'est toujours fait, oppose mon père. Des loups se sont toujours mélangés aux humains et ça n'a jamais posé de problème à personne.
— Vous savez bien où nous trouver quand vous avez besoin d'un avocat.

Oh...

— La situation est différente maintenant, vous avez des enfants. Vous ne pouvez pas vous opposer à une vie au sein d'une meute éternellement. Cette fille et ce garçon ont le droit d'apprendre à vivre en meute et de grandir avec leur famille au complet.
— C'est notre choix, Alpha, rétorque ma mère, notre décision.

L'homme grogne. Les poils de mon corps se hérissent, je sens sa puissance d'ici. Je ne sais pas comment mes parents parviennent à lui tenir tête, j'ai trop peur.

— Je ne suis pas là pour vous forcer, reprend l'homme. Vous faites ce que vous pensez être le meilleur pour vous. Mais est-ce que vous avez pensé à eux ?

Un silence gênant s'installe. Je souffle, un peu bruyamment, quand je réalise que je ne respirais plus.

— Une meute garantirait leur sécurité. Rien ne pourrait lui arriver s'ils vivaient avec nous. Vous pouvez rester en dehors si vous le voulez, mais ne leur prenez pas cette opportunité par égoïsme.

Mon père ricane. Je ne l'ai jamais entendu réagir comme ça, alors ça me surprend. Je parviens tout de même à rester silencieuse. Ma main se pose sur ma bouche, pour calmer ma respiration alors que je tends l'oreille.

— La vie en meute est dépassée, Alpha, rétorque mon père. Vous appliquez des pratiques par tradition, mais elles sont barbares et nous n'y adhérons pas.
— Sans compter sur le fait que vous tolérez la présence de certains individus violents au sein de la meute, et qu'ils bénéficient d'un passe-droit pour continuer leurs exactions.
— C'est faux, s'écrit l'homme en cognant son poing sur la table.

Mon père grimace, lui intimant le silence. Mais l'homme s'en fiche, c'est l'Alpha après tout. Je ne sais pas comment ils font pour lui tenir tête de cette façon. Il représente l'autorité supérieure des meutes de loups, et il dégage une force qui soumettrait n'importe qui à l'asservissement. Mais pas mes parents. J'ai des étoiles dans les yeux quand je jette un autre œil dans la cuisine. Ils brillent de la fierté que je ressens pour mes parents, de défier comme ça un Alpha.

L'homme s'est levé. Son regard gris est menaçant lorsqu'il se pose sur mes parents. Je vois mon père frémir, tandis que ma mère lui tient tête. Elle ne bouge pas d'un centimètre, le dos bien droit, en dévisageant l'Alpha.

— Nous ne tolérerons pas la violence sous prétexte que nous sommes des loups, souffle-t-elle, et nous protégeons Aliénor et Oscar en les gardant auprès de nous. Ce n'est pas la violence des humains qui les mettent en danger, mais bien celle des loup-garous.
— Comme je l'ai dit, siffle l'homme, je ne vous forcerai pas à revenir, mais vous devriez y réfléchir sérieusement.

Il attrape son manteau d'un geste sec, puis se dirige vers moi à grand pas. Je me recroqueville derrière le mur, espérant qu'il ne me verra pas. Mes petits poings se ferment alors que j'écoute ses pas. Il ouvre la porte d'entrée, mais se retourne juste avant de sortir. Je me fige lorsque son regard brillant de colère se pose sur moi. Je n'oublierai jamais ce visage. Il se radoucit légèrement, sourit en coin, m'adresse un petit signe de tête comme pour me saluer. Puis il ouvre la porte et sort en la claquant.

Un grand soupir s'échappe de mes poumons. Encore une fois, j'avais oublié de respirer.

***

Ce visage... Je l'ai vu il y a presque quinze ans maintenant, et malgré ce que j'ai cru, il s'est effacé de ma mémoire. Mais le nom que Paolo a énoncé a fait remonter ce souvenir. Kyan Moster...

C'est à cause de lui que j'ai refusé en bloc de devenir une louve-garou à part entière. Jamais je ne veux faire ressentir à quelqu'un ce qu'il m'a fait ressentir ce soir-là. J'avais l'impression qu'il pouvait m'écraser d'un mouvement de petit doigt. Son charisme et sa force étaient écrasantes. Ma vie n'avait aucune importance, alors qu'il venait précisément pour la protéger.

Je grimace, chassant ce souvenir rapidement. Mais mes neurones ont fait le rapprochement. Kiëran dégage la même aura menaçante que son père, ce qui n'est pas étonnant puisqu'il est un alpha aussi.

Vingt-deux ans hein... Donc ça fait un an que tu es alpha et tu viens déjà chercher des noises à une louve isolée ? Longue vie à ton règne mon pote, il commence très bien.

J'ai la désagréable impression que je vais croiser ce loup encore de nombreuses fois pendant ces deux semaines de terrain. Génial. C'est tout ce dont j'avais besoin.