Chapitre 1-2

Ellie

J'avais laissé ma tenue ample de marchande pour en revêtir une plus colorée et prêt du corps. Robe bleu avec un corset en cuir retourné. Comme d'habitude, le bleu faisait ressortir mes yeux et mettait en valeur le collier de mes ancêtres. Pour ne pas trop attiré l'attention j'avais toutefois dissimulé la flamme d'argent dans mon décolleté. J'étais reconnaissante envers Kara qui m'avait suggérée d'emporter une seconde tenue.

Elle avait dû prévoir qu'Erik voudrait sortir de nos rôles. Cela aurait été difficile de ne pas attirer l'attention avec nos tenues de voyages. De niveau social différent, il était assez mal vu qu'une jeune fille de la société marchande côtoie un simple mercenaire.

A chaque situation nous devions donc revêtir l'identité qui nous ferait le moins remarquée. Pour ce soir, nous serions juste de simples paysans de passage dans la ville des lumières.

J'avais hâte de découvrir ce qu'Erik avait prévu. Il n'avait rien voulu dire quand j'avais essayé de lui soutirer des informations. Il m'avait juste dit de prévoir une petite laine car il pourrait faire froid dans la soirée.

*****

Effectivement le châle que j'avais apporté n'était pas de trop. Malgré une chaleur convenable en journée, les soirées se faisaient de plus en plus fraîches. Après tout, dans à peine deux semaines nous fêterions l'équinoxe d'automne.

Nous étions assis sur une grande couverture à contempler les lanternes s'envoler par vague dans le ciel. Nous avions fini depuis longtemps notre repas et les musiciens avaient commencé à ralentir le rythme de leurs balades.

Emerveillée par ce spectacle de son et lumière je me sentais transportée par cette ambiance chargée de joie et d'espoir.

- Merci Erik, c'est merveilleux.

- J'étais sûre que tu serais sensible à ce genre de spectacle. Déjà toute petite tu étais complètement subjuguée par les flammes. Tu as toujours adoré quand nous faisions la marche des lumières ou les grands feux de joie pour la fête de Litha au village.

- Oui c'est vrai, j'ai toujours trouvé que le feu avait quelque chose de magique... Mais maintenant je me sens bête d'avoir pensé cela. Finalement, ce n'est que de la lumière. C'est mon instinct animal qui me rend si fascinée par les flammes. Comme un papillon autour d'une bougie ou le loup face aux torches brandies par les hommes.

- Ne dis pas ca ! J'ai toujours envié ta capacité à t'émerveiller devant les beautés du monde. Dans tes yeux tout devient précieux et unique.

- C'est le regard d'une petite fille ignorante pour qui tout semble mystérieux. J'étais vraiment naïve, dis-je agacée contre moi-même.

- Non pas naïve. Mais ignorante c'est sûr. Nous avons tout fait pour que ce soit le cas mais jamais naïve. Tu as toujours perçu la vérité intrinsèque de toutes choses. Cela en était même effrayant... dit-il songeur.

Cette discussion semblait nous avoir tous les deux replongés dans une autre époque. Une époque pas si lointaine mais pourtant tellement différente de notre nouvelle vie que j'avais l'impression que c'était-il y'a des années. Dans une autre vie. Et en quelques sortes, c'était vrai. C'était une autre vie.

Une vie où pour moi les paroles de mes professeurs et de mes proches faisaient foi. Un lieu où la magie n'existait pas, où la guerre et la mort ne concernait que les autres pays. Un monde où j'étais la fille d'un fermier. Une jeune fille assez jolie mais bien trop sauvage pour plaire aux garçons. Une fille pas très douée en cours, pas sûre de son avenir. Une fille qui avait envie de voyager mais pas trop loin car ensuite elle voulait fonder une famille et travailler à la ferme avec son père. C'était une vie ennuyeuse mais paisible. Sans surprise mais sans danger non plus.

- Pourquoi avoir entretenue mon ignorance ?

- Pour te protéger tu le sais bien...

- Non, je ne comprends pas... Je comprends pourquoi vous avez choisi cette vallée. C'était une petite communauté assez éloignée des Royaumes pour ignorer mon existence et les prophéties. Une communauté sans aucunes richesses susceptibles d'intéresser le sorcier noir. Surtout qu'avec leur manie de nier toutes formes de magie et de bannir tous les êtres un peu différents, le sorcier noir ne risquait pas d'y fourrer son nez pour chercher de nouvelles recrues. Mais pourquoi me laisser croire que c'était vrai ? Pourquoi ? dis-je en élevant la voix.

- De quoi tu parles exactement ? De ton identité ?

- Oui ! Enfin, non ! Mon identité n'était pas importante ! Enfin pas au début ! Pas tant que mes sentiments étaient encore ceux d'une enfant. Peu importe de qui j'étais la fille, pour moi ce qui comptait c'était d'être aimée. Et en ce sens ta famille m'a apporté tout l'amour dont puisse rêver une enfant. Non... c'est tout le reste qui m'a fait souffrir et me tourmente encore, dis-je en détournant la tête pour cacher les larmes que je sentais poindre au coin de mes yeux.

- Ellie, mon ange, je suis désolé... Je vois que tu souffres mais je ne comprends pas. Explique-moi, s'il-te-plait, dit-il d'une voix douce en attirant ma tête sur son épaule.

Blottis ainsi dans ses bras, je ne pu empêcher les larmes d'envahir mes yeux. Comme un raz de marée, mon corps fût envahi de soubresauts et les larmes se mirent à couler à flot. J'étais submergée par l'émotion. Pour la première fois de ma vie, je crois que je venais de lâcher prise et d'extérioriser toutes les souffrances et les tourments que j'avais si bien dissimulés au fils des ans. Tellement dissimulés que jusqu'à maintenant j'en avais ignoré l'ampleur.

Je ne sais pas combien de temps nous étions restés ainsi. Lui à me bercer en me chuchotant des choses gentils sans queue ni tête, moi à pleurer toutes les larmes de mon corps jusqu'à l'épuisement total.

C'est fou comme nous sommes fait, quel que soit la douleur ou la détresse au bout d'un moment les larmes ne peuvent plus couler, et nous rentrons dans un état second. Un état de vide mais également d'apaisement.

J'avais vidé mon chagrin et maintenant je pouvais enfin parler. Enfin mettre des mots sur cette souffrance enfouie. D'une petite voix je repris tout doucement la parole. Pour lui expliquer et pour guérir mon cœur. Au moins à moitié.

- Vous saviez qui j'étais. Vous saviez que la magie coulait dans mes veines. Vous connaissiez mon destin. Mais pourtant vous avez choisi de me faire croire que tous ces fous avaient raisons. Que la magie n'existait pas...

- Nous avons pensé que si tu ignorais tes pouvoirs et la notion même de magie, tu risquerais moins de les développer. Nous voulions t'offrir une enfance normale. Car nous savions que dès que tes dons s'éveilleraient tu deviendrais une fugitive.

- Je crois que j'aurais préféré une vie de fugitive à cette vie de mensonge ! Vous ne pouvez pas imaginer à quel point cela a été néfaste pour moi. Nier ma différence ne m'a pas rendu plus normale. Cela ne m'a pas permis de mieux m'intégrer. Cela a juste ajouté de l'incompréhension, du doute et même de la peur dans ma vie. J'avais des sensations étranges en permanence. Je savais des choses que je n'aurais pas dû savoir. Les gens avaient peur de moi et me rejetaient. Je sentais leur haine. Je sentais leurs souffrances, leurs peurs, leurs espoirs. Je ressentais tout ! J'ai bien failli devenir folle et je t'avoue que pendant toute ma vie j'ai été convaincue de l'être !

- Ellie, pourquoi dis-tu cela ? Tu n'es pas folle, voyons !

- Non je l'ai réalisé le jour où j'ai su qui j'étais. Mais mets-toi à ma place une seconde. Imagine que tu vis dans un monde où les gens ont besoin de la parole pour savoir ce que pense l'autre, qu'ils ont besoin de regarder le ciel et la vitesse des nuages pour savoir s'il va pleuvoir. Dans un monde où les bêtes sauvages restent sauvages. Dans un monde où les accidents arrivent par surprise. Ou un frère est un frère. Où les parents répondent aux questions des enfants sans détourner la tête avec honte. Mais imagine que toi, tu es différent. Que toi, tu sais que la vieille dame d'en face est triste parce qu'elle a perdu un être cher et que c'est pour cela qu'elle ne parle plus depuis des années mais qu'elle regarde sans cesse la sortie du village. Que toi, tu sais que l'orage arrive car tu sens la nervosité des bêtes. Que tu sens l'énergie de l'air dans tes tripes et que tu sens que ca va exploser. Tu sens qu'il te suffit d'une petite pichenette pour rompre l'équilibre et déclencher la tempête. Que tu ressens la peur dans le cœur de ton professeur quand il te croise seul dans la rue. Que tu ressens la haine des parents de tes camarades alors qu'ils te sourient bêtement en public. Que tu sens la gêne de tes soi-disant sœurs quand tu leur demande pourquoi ton frère agis si bizarrement avec toi. Que tu rêves chaque nuit de morts et de désolations mais que le lendemain toute ta famille fait mine de ne pas t'avoir entendue hurler à t'en fendre les cordes vocales. Puis ajoute à cela une attirance naissante pour ton frère. Ton frère qui depuis toute petite ne vit que pour toi, toujours là, à veiller. Ou à te surveiller...

- Alors dans ces conditions je serais devenu fou. J'aurais pensé que j'étais anormal, que j'avais perdu la tête. J'aurais pensé être un monstre qu'il fallait éviter et surveiller... Ellie, je suis tellement désolé, dit-il en réalisant ma souffrance. Nous avons eu tout faux. Nous avons pensé qu'en niant la vérité et en ignorant ta différence nous t'offrions une vie normale. Mais c'est finalement toi que nous avons ignoré. Avec nos bonnes intentions nous t'avons entraîné dans une spirale infernale de confusion, de souffrance et de rejet unanime.

- Oui, rejetée par les autres pour ma différence et rejetée par les miens pour ne pas révéler cette différence ! C'est assez ironique ! dis-je avec amertume.

Finalement, j'avais enfin réussi à exprimer ce poids que je trainais dans mon cœur depuis l'enfance. Celui d'être une enfant anormale et rejetée. De ne pas comprendre ce qui m'arrivait. De savoir trop de choses tout en en ignorant encore plus. D'être un monstre capable de déclencher une tempête, de sentir la mort arriver et pour couronner le tout : coupable d'inceste !

Au final, sachant que dès ma naissance j'avais démontré la puissance de mes dons et ma capacité à m'en servir. Et sachant que j'allais ensuite devoir me confronter au vrai monde pour accomplir mon destin, je ne comprenais toujours pas pourquoi mes parents adoptifs avaient décidé de ne jamais me parler de la magie. Ils devaient bien se douter que je ne grandirais pas comme les autres, que mes dons se développeraient quoiqu'il arrive.

Et pourquoi ne pas me préparer à la réalité que j'allais devoir affronter. Car maintenant je me retrouvais à évoluer dans un monde d'intrigue, de violence et de magie. Un monde dont je ne comprenais pas les règles et dont j'ignorais tout.

En voyant les lanternes s'envoler un peu plus tôt, j'avais vraiment crus que des mages les faisaient léviter. Erik avait éclaté de rire devant ma surprise avant de m'expliquer que c'était seulement la chaleur qui rendait l'air à l'intérieur des lanternes plus léger qu'à l'extérieur. Ce qui leur permettait de flotter au gré du vent.

C'était une simple anecdote, mais cela montrait à quel point j'étais ignorante. Avant que je quitte Esverald, Lillia, ma professeure en don onirique, avait tenue à me confier une encyclopédie de la magie et m'avait suggéré de me procurer des livres d'histoires des Royaumes et des cités libres. Elle m'avait souhaité bonne chance dans ma quête et surtout elle m'avait dit espérer que mon ignorance ne me soit pas fatale.

Je l'espérais également. De tout mon cœur, de toute mon âme. Mais ce n'était pas gagné vu l'étendu de mon ignorance.

- Tout est de ma faute... finit par dire Erik. Est-ce que tu crois que tu pourras me pardonner un jour ?

- Te pardonner ? Mais il n'y a rien à pardonner. Tu ne pouvais pas savoir. Tu n'étais qu'un enfant !

- En tant que protecteur, j'aurais dû éviter cela! dit-il en serrant les poings de colère. Te protéger, pas seulement des dangers physiques mais aussi de la souffrance psychologique. Mais j'ai placé ta survis et ton destin avant tout le reste. Tes sentiments, ton intégrité psychologique. Tout cela aurait dû compter autant que le reste. J'ai été un vrai crétin !

C'était fou, il avait sacrifié son enfance pour moi, il avait été mon seul refuge et pourtant il se sentait coupable de décisions qu'il n'avait pas prises. Il avait toujours été comme-ca. Adulte avant l'âge, portant le poids du monde sur ses épaules.

- Non pas un crétin ! Au final monsieur, sachez que vous avez été ma seule bouffée d'espoir dans cette vie d'enfer. Mon seul lien à la normalité. Car avec toi, je me suis toujours sentie normale et importante. Dans ton cœur je ne sentais ni peur ni haine ni gêne. Juste de l'amour et de l'inquiétude. Tu te souciais de moi et cela me faisait du bien. Car je savais qu'il y avait au moins une personne au monde que je ne mettais pas mal à l'aise. Enfin avant que tu n'entre dans l'adolescence ! Après cela, je n'ai plus jamais réussi à lire en toi. Tout semblait chamboulé dans ta tête en ma présence, dis-je en riant.

- Oh ca oui je veux bien le croire ! dit-il en se détendant à son tour. Disons que les hormones me travaillaient et que j'avais du mal à rester indifférent en ta présence.

- Mais j'étais une planche à pain !

- Oui, mais la plus belle des planches à pain ! Avec tes grands yeux bleus, tes cheveux couleur rubis toujours ébouriffés et ton sourire... dit-il rêveur.

- Tu veux dire mon sourire édenté ? Je me rappelle que je suis restée presque deux ans sans mes incisives. Il a fallu attendre mes douze ans pour qu'elles poussent complétements.

- Oui je me rappelle. Lova t'avais poussé dans les escaliers et tes dents de laits s'étaient cassées mais les nouvelles ont bien tardé à pousser derrières. Avec ou sans dents pour moi tu avais le plus beau des sourires. Tu avais une façon de me sourire qui me touchait droit au cœur. Un sourire qui me donnait l'impression d'être l'être le plus aimé au monde et qui me faisait entrevoir les merveilles de l'univers. Tes yeux pétillaient d'amour.

- C'est parce que tu étais mon grand frère adoré. Mon chevalier servant, mon idole ! Avec toi j'avais l'impression d'être une princesse dans un monde féérique. Les jeux que nous inventions ensemble m'ont réchauffé le cœur pendant toutes ces années et m'ont permis de m'inventer une autre vie. Une vie où j'étais une personne importante, investi de quête toutes plus fabuleuses les unes que les autres. Et surtout dans cette vie imaginaire, j'étais maîtresse de mon destin.

- Et maintenant c'est l'inverse, tu es devenue cette princesse intrépide qui affronte le mal et qui parcours le monde de quêtes en quêtes. Et tu joues les filles de marchands pour te fondre dans la masse.

C'est vrai, en un sens la vie s'était inversée. Avant je pensais être une fille normale qui jouait à être extraordinaire. Maintenant ma vie était extraordinaire mais je jouais les filles normales.

Notre discussion avait duré un certain temps. Les derniers badauds s'étaient dispersés et les lanternes avaient disparues depuis longtemps dans le ciel. Les musiciens étaient en train de ranger les instruments et les couples de rentrer main dans la main.

Resserrant mon châle autour de mes épaules, Erik dû me sentir frissonner car l'instant d'après, il dit:

- Rentrons. Il commence à faire froid et ce n'est pas décent pour une jeune femme de rester aussi tard dehors.

- Je suis accompagnée de mon fervent protecteur.

- Oui et c'est d'autant moins décent que normalement nous devrions avoir un chaperon pour nous accompagner.

- Oh, comme tu es vieux jeu. Un vrai rabat joie ! dis-je en riant.

Après avoir remballé nos affaires, nous repartîmes vers l'auberge. Une fois seule dans ma chambre j'eu du mal à m'endormir. Trop d'émotion en une soirée. Mais cela m'avait fait du bien. Je n'avais pas réalisé à quel point cela avait été dur pour moi de vivre dans le mensonge.

En un sens, maintenant que j'avais exprimé ma souffrance, j'allais enfin pouvoir guérir. J'allais enfin pouvoir me construire.

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