CHAPITRE 9
01.05.28,
Appartement 12, Etage 4 | BOSTON – 7:40 PM.
Je sens les mains d'Abby sur mes épaules. Je suppose qu'elle essaie simplement de me serrer dans ses bras. Je tremble et j'ai mal au cœur.
Je me souviens de cette époque, au lycée. Je me souviens de toutes ces fois où il m'avait assuré que, malgré ce qu'il faisait de sa vie à Brooklyn, il ne me ferait jamais de mal. Je le croyais. Je l'ai cru. Je n'aurais jamais pensé qu'il puisse lever la main sur moi. Une gifle ce n'est pas grand-chose, en apparence, mais la signification de son geste me fait plus mal que tout.
- J'suis désolée... c'est de ma faute, je l'ai énervé et...
- Non. Non c'est pas... c'est pas de ta faute.
J'essuie mon nez qui coule avec le dos de ma main. L'appartement est silencieux, un instant, avant que je n'entende un petit coup frappé à la porte. Quand je lève mes yeux embués de larmes sur la poignée, je vois qu'elle bouge.
- Evan... je suis désolé... s'il-te-plaît, on peut parler ? J'suis vraiment désolé... je...
- Dégage !
Je n'ai pas envie de l'entendre parler. Je ne suis pas prêt à le voir, à l'entendre s'excuser, là maintenant alors que je n'ai pas encore encaissé ni même réellement réalisé ce qu'il vient de faire. Je me sens perdu, comme après une mauvaise cuite, incapable de me sortir de cette sorte d'état second horrible.
- Je suis désolée Evan, s'excuse Abby. C'est de ma faute.
- C'est pas de ta faute s'il est bourré, Abby. C'est pas parce qu'il est en colère qu'il a le droit de lever la main sur moi.
Quand je me relève, les jambes tremblantes, je décide d'ignorer Diego qui tambourine à la porte : il finira par se lasser et s'en aller. Je me fiche de savoir où il va bien pouvoir passer la nuit : il n'a qu'à aller chez son grand ami Joe, dans son bar miteux, et dormir sur le comptoir ou sur sa moto comme hier soir. Je n'en ai rien à faire, en fait. Pour une fois, j'ai envie de penser à moi : je n'ai pas la force de le voir maintenant.
- Evan, tu...
- Je vais prendre une douche.
Je m'enferme dans la salle d'eau, laissant Abby plantée là au beau milieu du salon. Quand l'eau chaude coule sur mon corps, mes cheveux, cela me permet de me détendre un peu. Je cesse de sangloter, bien que quelques larmes coulent encore sur mes joues en se mêlant aux gouttes d'eau sur ma peau.
Je déteste l'alcool. Je déteste cet effet qu'il a sur Diego, à chaque fois. J'ai la haine d'avouer que je me sentais menacé depuis quelques temps parce que, bourré, il était toujours agressif et désagréable. Dans le fond, je suppose que je savais qu'il serait capable de franchir la limite, tôt ou tard.
J'ai l'impression que tout mon monde se casse la gueule, encore une fois un peu plus. J'avais déjà pris un coup au moral en réalisant à quel point il était différent, en sortant de prison, et en le sentant si distant avec moi. Malgré tout, j'avais un peu d'espoir. Je me disais que tout finirait par s'arranger, surtout après ce qui s'est passé hier soir. Sauf que, là, je ne vois plus d'espoir. Et c'est douloureux.
Comment je pourrais espérer que tout s'arrange ? Comment je peux imaginer le meilleur, alors qu'il vient de me frapper ? Comment, alors qu'il passe ses journées à étudier et à picoler ? Je me demande, même, comment il arrive à suivre ses études avec autant d'assiduité et de génie. Je ne compte plus les bouteilles de whisky qu'on balance au tri sélectif chaque semaine, ni le nombre de fois où il rentre du MIT avec une haleine désagréable parce qu'il est allé boire un verre chez Joe's.
Je me sens ridicule d'avoir idéalisé tant d'années son retour auprès de moi. Je ne sais pas à quoi je m'attendais, dans le fond, mais certainement pas à ça. Je m'étais surpris à rêvasser d'un grand appartement, d'une bonne ambiance chaleureuse avec un chien ou un chat couché au pied du lit. Je m'étais imaginé vivre une vie enfin normale avec lui : aller au restaurant, au cinéma, partir en week-end pour les grandes occasions, l'embrasser tendrement le soir en rentrant du boulot. À la place, la seule chose que j'ai, c'est un appartement qui empeste le tabac, un baiser tous les 36 du mois et le cœur en miettes.
Quand je sors de la salle d'eau, vêtu d'un jogging et d'un t-shirt trop large, je me sens encore un peu secoué. Je souris tristement à Abby qui est installée à table. Sur cette dernière sont disposés nos couverts ainsi qu'un plat de gratin dauphinois fait-maison. Je repère deux morceaux de viande grillés posés dans une autre assiette.
- Viens manger... s'il-te-plaît.
Je m'installe à côté d'elle, après lui avoir embrassé le haut du crâne. En silence, je me sers un verre de vin rouge d'une bouteille déjà entamée posée sur la table. J'en bois une gorgée, puis viens me servir mon morceau de viande. Abby, elle, dépose délicatement une cuillère de gratin dans mon assiette.
- C'est moi qui l'ai fait..., dit-elle, j'espère que c'est bon.
- Merci ma grande.
Nous mangeons en silence et la situation est bizarre. Je ne sais pas quoi dire, et Abby non plus de toute évidence. De temps en temps nos regards se croisent et nous nous sourions, mais rien de plus. La télévision est allumée, le son coupé, et je n'arrive même pas à rire lorsque je vois deux candidats de télé-réalité déguisés en pingouins.
- Tu vas faire quoi... ?, hésite-t-elle.
- Là, ce soir ? Dormir. Demain je suis de repos, on ira faire du shopping.
- OK. Mais... par rapport à Diego ?
- J'ai pas envie d'y penser.
C'est la vérité. Pour ce soir, et même demain, je n'ai pas envie d'y penser. Je suis épuisé, alors je compte dormir jusqu'en fin de matinée. J'aviserai si l'occasion se présente, mais je n'ai aucune envie d'entendre parler de Diego avant au moins demain soir. J'ai besoin d'air, d'encaisser la nouvelle.
- Je comprends. Tu devrais appeler papa... ou maman.
Je pouffe de rire : maman est surbookée, et je n'ai aucune envie de la déranger avec ça alors qu'elle est heureuse à faire la promotion de son livre. Et papa, et bien... c'est hors de question. Pourquoi ? Dans le fond je sais qu'il n'a jamais réellement accepté ma relation avec Diego. Bien qu'il se soit fait à l'idée, qu'il ait cessé de porter un jugement sur moi, sur nous, je sais que ça le dérange : il voulait mieux pour moi. Il ne voulait pas que son fils attende pendant près de 10 ans que son petit-ami criminel sorte de prison. D'un côté je le comprends : moi aussi j'espérerais mieux si j'avais des enfants. Sauf que c'était ma décision : il l'a simplement acceptée, parce qu'il m'aime et qu'il ne voulait pas être en froid avec moi, mais j'ai très bien conscience de ce qu'il pense de tout ça, même s'il ne le dit pas.
- Si je dis ça à papa, il serait capable de le tuer , dis-je en ricanant nerveusement.
- Ouais... t'as pas tort.
Nous terminons notre délicieux repas en silence. Abby s'en va avec mon assiette et je la remercie d'un joli sourire. Je la regarde s'affairer en cuisine, à proximité du lave-vaisselle et de l'évier, et je réalise encore une fois à quel point je suis fier d'elle : elle est belle. Avec ses cheveux et ses beaux yeux, on dirait presque une poupée. Elle est mince et grande, très élancée. Et puis, elle, elle a du courage.
J'ai conscience que si elle n'avait pas tenu ces propos désagréables à Diego, il ne m'aurait certainement pas frappé. Il aurait peut-être grogné un « t'étais où » mais ne se serait pas emballé comme il l'a fait : il est jaloux. Elle l'a provoqué et il n'a pas su voir au-delà de sa jalousie. Abby n'est en aucun cas fautive, et je le pense réellement : ce n'est pas elle qui l'a forcé à lever la main sur moi, en aucun cas.
- Tu m'en veux si je vais me coucher ? , dis-je d'une voix penaude.
- Non, vas-y. Moi aussi je suis fatiguée de toute façon.
Je viens la serrer dans mes bras, très fort, au beau milieu de la cuisine. Elle entoure mon dos avec ses bras et laisse sa tête reposer sur mon cœur : il n'y a rien de mieux qu'être un grand frère.
- Désolée...
- T'en fais pas.
Je l'embrasse sur le haut du crâne avant d'aller m'enfermer dans la chambre. Une fois mes vêtements quittés, je me glisse sous la couette après avoir rapidement augmenté le thermostat du chauffage.
Je parviens à me détendre, du moins un petit peu, quand je pose ma tête sur mon oreiller et allongé là au centre du lit. La couette est moelleuse et tient rapidement chaud mais, le seul hic, c'est qu'elle sent son odeur. En fait, tout autour de moi sent son odeur, son parfum. C'est un mélange de parfum pour homme, de tabac et de whisky. C'est un peu aussi l'odeur naturelle de son corps, légèrement sa transpiration, et c'est entêtant et obsédant.
J'essaie de me changer les idées comme je le peux, le temps de quelques minutes, alors je ne trouve rien de mieux à faire que récupérer mon téléphone portable sur ma table de chevet. Je le déverrouille et, avant même d'avoir réalisé ce que je suis en train de faire, je constate le cœur serré que je suis sur le profil facebook de Jayden Shaw.
Sa photo de profil, c'est lui. Noir et blanc, épuré, une clope au bec et l'attitude nonchalante, appuyé contre une voiture noire. Sa photo de couverture, en fait, représente son groupe de punk-rock. D'après ce que je vois, il est batteur. Et, quand je défile les publications de son profil public, je comprends alors qu'il adore la musique. En fait, il vit musique. Il n'y a rien d'autre que des photos de lui et de son groupe, des affiches de leurs concerts, des partages d'albums photos des salles dans lesquelles ils ont joué. Il s'agit beaucoup de petites salles de concerts ainsi que, parfois, quelques pubs.
Je me souviens subitement de sa réaction lorsqu'il m'a rapidement parlé, à l'hôpital, de son père. J'ai toujours été curieux, depuis mon plus jeune âge, et je ne peux m'empêcher de me demander ce qui a bien pu se passer : pourquoi le déteste-t-il autant ? Il ne m'a pas dit explicitement le détester, bien sûr, mais je l'ai compris immédiatement à la vue de sa réaction. Je suppose que leurs caractères et leurs opinions ne sont pas compatibles.
Je sursaute quand mon portable se met à vibrer au creux de mes mains. J'ai le cœur serré encore une fois quand je vois le visage de Diego affiché à l'écran, souriant. C'est une photo de l'époque, l'une de celles que j'ai gardées car elles me tenaient trop à cœur. Bien qu'il ait vieilli, il est toujours aussi beau aujourd'hui. Je décline son appel et, là, une larme roule sur ma joue.
Je l'aime. Je ne devrais pas l'aimer, après tout ce qu'il m'a fait subir et tout ce que j'ai enduré pour lui ces dernières années. Je devrais être capable de me détacher de lui, de me faire une raison, mais c'est au-dessus de mes forces. J'aime Diego Flores, de tout mon être, et ça ne changera jamais.
Ma réaction pourrait paraître puérile. Peut-être même certains auraient envie de me secouer en voyant ce que je vis et ce que je dis, mais personne ne pourrait comprendre. Personne ne peut comprendre à quel point je suis attaché à lui et à quel point mon cœur bat pour lui. C'est peut-être ridicule, à mon âge et à la vue de son comportement envers moi, mais c'est la simple et pure vérité : je l'aime. Je l'aime, malgré tout.
C'est avec des larmes séchées sur mes joues que, exténué, je finis par m'endormir.
X X X
02.05.28
Quelque part dans les rues... | BOSTON – 4:19 PM.
Je tiens un latte dans ma main droite et Abby, elle, a opté pour un simple cappuccino. Elle tient dans sa main libre plusieurs sacs de shopping, tout comme moi d'ailleurs. Ça pourrait sembler étrange, un grand frère qui fait du shopping avec sa petite sœur et qui adore ça, mais je m'en fiche. Nous passons un bon moment.
Les rues de Boston sont animées mais pas bondées de touristes, et c'est agréable de se balader. De plus, les doux rayons du soleil caressent nos peaux et la température est au-dessus des moyennes de saison.
- Tu veux qu'on s'arrête manger un morceau ? , je demande.
- Ouais, si tu veux. Tu as faim ?
- Un peu.
Nous rions tous les deux et, quelques minutes plus tard, nous nous arrêtons devant une petite boutique qui propose des gaufres chaudes et faites maison. C'est une dame assez âgée qui tient la boutique mais son sourire et son énergie me redonnent du peps. Nous la regardons cuire nos gaufres tout en papotant un peu avec elle, du beau temps et des actualités du jour, et j'en profite pour regarder mon téléphone : deux appels manqués de Diego en l'espace d'une heure : j'ai la nausée.
- Tenez les jeunes, régalez-vous bien !
- Merci !
Nous répondons d'une même voix et repartons en direction de la prochaine boutique, nos gaufres au Nutella dans la main. Je croque la mienne avec appétit, tout en regardant distraitement autour de moi. Je suis Abby au milieu des passants, zigzaguant entre les plus lents et les enfants arrêtés au milieu du trottoir, un bonbon à la main.
Puis, le drame arrive. Je me sens idiot, quand je tourne à l'angle d'une avenue et que je vois ma gaufre écrasée sur la chemise d'un passant, du côté du nutella bien évidemment. Nos épaules se touchent sous le choc de la collision et, sur le coup, je vois qu'il manque presque d'en lâcher son téléphone.
- Putain, fais chier !
- Je... j'suis vraiment désolé... vraiment je... oh.
Je déglutis quand je me retrouve là, noyé dans de beaux yeux bleus. Pour une raison que j'ignore, je sens le rouge me monter aux joues et mon ventre se tord.
- Docteur Wright.
- Jayden.
Il sourit, radieux, et je lui souris aussi, un peu. Je m'efforce de cacher mon malaise tandis que l'avant de sa chemise, de toute évidence en soie, est recouvert de pâte à tartiner.
- C'est de ma faute, je regardais mon téléphone, dit-il.
- J'aurais dû faire attention aussi... désolé.
Abby s'est arrêtée : je la vois du coin de l'œil qui nous observe en dégustant sa gaufre comme si elle picorait des popcorns devant un bon film. La situation me gêne encore plus et je sens le rouge me monter encore plus aux joues : je suis ridicule.
- Vous n'avez pas répondu à mon message , constate-t-il.
- Je ne l'ai pas reçu.
Ma réaction est certainement trop brusque et trop rapide, comme si je l'avais anticipée, car il me dit en souriant en coin et en soutenant mon regard :
- Mhmh. Bien sûr.
J'ouvre la bouche pour parler, mais je me ravise. Pendant ce temps-là, Abby récupère dans son sac à main un mouchoir en papier qu'elle lui tend. Il la remercie et s'essuie maladroitement la chemise. Je regarde ses mains pendant ce temps-là : fines aux longs doigts. Rien à voir avec les mains de Diego.
- Je...
- Vous me devez une chemise, maintenant, docteur Wright.
- D'accord. OK. Je... j'peux payer, si...
- J'suis pressé et j'dois y aller, là. Mais... tâchez de répondre à mon prochain message.
J'ai le souffle coupé à cause de ses yeux bleus, de son clin d'œil, et mon cœur s'emballe quand je vois le magnifique sourire provocateur qu'il me lance. Puis, aussi vite qu'il est apparu, il disparait. J'ouvre la bouche pour l'interpeler mais me ravise encore une fois quand je le vois, déjà au loin, filer à toute vitesse à travers la foule. Je ne peux m'empêcher de faire la grimace : il était censé se reposer quelques jours et rester calme. Bien évidemment, il se fiche totalement de l'avis des médecins.
Quand je me tourne vers Abby, je la vois me fixer avec de grands yeux écarquillés. Tandis que nous reprenons notre chemin, elle finit enfin par lâcher :
- C'est qui cette bombe ?!
C'est la voix et l'exclamation excitée d'une adolescente en furie. Je devrais sourire, amusé par sa réaction, mais à la place mon ventre me fait mal. Pour une raison que j'ignore, le genre de réaction du corps incompréhensible, je me sens perdu.
- Heu... le patient dont je te parlais, justement.
Je lui ai parlé de Jayden, ce soir-là au Emmet's Pub, juste après qu'il m'ait dit à l'hôpital me trouver sexy. Elle avait failli me pousser à aller vers lui, toujours dans cette optique de me faire tourner la page avec Diego, mais je l'avais coupée dans son élan. Ce soir-là, à part lui avoir dit que je le trouvais très mignon, je n'avais pas dit grand-chose à son sujet.
- C'est quoi cette histoire de message, là ? , fanfaronne-t-elle.
- Il m'a envoyé un message, hier, mais j'ai pas répondu.
Je suis dégoûté de la voir croquer dans sa gaufre tandis que la mienne jonche le sol, piétinée, sur le trottoir quelques mètres derrière nous.
- Oh. Et bien... tâche de répondre, la prochaine fois.
Je n'ajoute rien et, en silence, nous entrons dans une nouvelle boutique. Dans la poche arrière de mon jean, je sens la vibration de mon portable et je sais sans avoir besoin de regarder qu'il s'agit de Diego.
Après ce qui s'est passé hier entre nous, je n'arrive plus à me dire que l'idée d'Abby de me jeter dans les bras d'un autre est stupide.
. . . #gbsBigBangFIC
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