CHAPITRE 6 - DIEGO


30.04.28,
Joe's | CAMBRIDGE – 11:49 PM.

- Tu devrais ralentir, Diego.

Il me faut un petit moment pour capter qu'il me parle. Je retiens un rôt, par politesse, avant de lever difficilement mes yeux de mon verre de whisky. Quand mon regard se pose sur Joe, je constate qu'il porte la même chemise qu'hier midi. Sa longue barbe blanche et mal entretenue lui donne l'air d'un Père Noël des quartiers et sa casquette des Bruins est délavée.

- Je vais bien.

Comme par hasard, au moment où mes mots quittent ma bouche, je manque de tomber de mon tabouret. J'ai l'impression d'être sur un bateau en pleine tempête, secoué par les vagues, et j'ai la nausée. Mon ventre me fait mal et ma gorge me brûle.

- Ohla, mon grand, doucement.

Je vois vaguement Joe se pencher sur le comptoir et tendre le bras vers moi. Sa main large et forte se referme sur mon épaule et il m'attire à lui afin de m'empêcher de tomber. Quelques secondes plus tard, finalement stable, je viens poser mon front sur le bois froid et collant d'alcool du comptoir. Un rot gras mais discret m'échappe.

- Tu es venu à pieds ?

- Non... moto.

J'ai conscience que je ne pourrai pas rentrer de si tôt. Je suis saoul, mais pas idiot : je ne suis pas en état de conduire.

- Tu veux que j'appelle...

- Non. J'le ferai. Quand je partirai.

Je n'ai pas envie de partir. Je n'ai pas envie d'arriver à la maison et de voir que je suis seul pendant qu'il s'amuse avec sa sœur. En fait, je n'ai pas envie d'être tout seul. Au moins ici il y a de la musique, des conversations, et il y a Joe.

- Comment ça se passe à l'école ? , demande ce dernier.

- Bien.

C'est vrai. Malgré mes journées – et mes soirées – chaotiques, aller étudier est pour moi une réelle échappatoire. J'ai toujours aimé l'astronomie, les sciences et la physique. Je ne pouvais pas rêver mieux pour ma sortie de prison : étudier les planètes, les astéroïdes et les étoiles m'apaise. C'est ce que j'aime le plus au monde. Après Evan, bien sûr.

- J'ai vu ton professeur, un certain Mr Koestler. Il m'a dit qu'il t'appréciait beaucoup.

- Super.

Je ne peux pas blairer cet abruti de Koestler. Bien que je sois obligé de reconnaître que c'est un homme très intelligent et très connaisseur dans son domaine, je dois avouer aussi qu'il est insupportable. C'est le genre d'homme très vantard, beaucoup trop fier de lui et de ce qu'il a accompli. Je déteste ce genre de personne : un peu d'humilité ne lui ferait pas de mal.

- Tu es sûr que tout va bien, mon grand ?

Il pose sa main sur mon épaule à nouveau et, bien que cela me mette mal à l'aise, je n'ai pas la force de la repousser. Il la presse affectueusement entre ses doigts, je le sais, mais je tente un mouvement pour me dérober. Je ne veux pas qu'on me touche. Pas lui avec ses grandes mains et son odeur fortement alcoolisée à force de servir des verres aux cas désespérés comme moi.

- Ouais, ça va.

En fait non, ça ne va pas. Rien ne va. Ma vie est un bordel sans nom et je suis épuisé. Je suis fatigué de ne pas dormir la nuit, ou de cauchemarder. Je suis épuisé de le voir si malheureux par ma faute, sans être capable de changer quoi que ce soit. Je suis épuisé de tout ça, des souvenirs et de mes démons qui me hantent. Je suis fatigué de me sentir vide et inutile, et ce depuis que je suis sorti de taule.

- Sers m'en un autre.

Je fais glisser le verre du bout des doigts vers Joe.

- Diego c'est déjà le sixième, je ne crois pas que...

- Ton boulot c'est de servir des verres aux clients, alors donne-moi mon putain de whisky ! Bordel !

Je me fais mal aux doigts quand je frappe du poing sur le comptoir, mais je ne dis rien. Rien ne fait plus mal que ce que je ressens à l'intérieur, dans le cœur. Je sens mon menton trembler sous les sanglots qui menacent de couler et mes yeux deviennent larmoyants : je me hais. Je déteste être comme ça, mais je n'arrive pas à être quelqu'un d'autre. Je n'arrive pas à changer.

- Très bien. Voilà, tiens.

Sans délicatesse il fait glisser mon verre plein vers moi. Le liquide ambré passe par-dessus bord quand je l'arrête contre mon index, mais je l'ignore. Je remarque ma main tremblante lorsque je porte le verre à ma bouche afin d'en boire une grande gorgée. Le liquide me brûle la gorge et la langue, mais quand il vient enflammer mon estomac c'est délicieux.

- J'te préviens Diego, viens pas pleurer si t'es raide mort sur le comptoir. Tu te démerderas.

Je gratifie Joe d'un regard noir. Il me tape sur le système. En temps normal, je l'adore : c'est ce genre de gérant de bar super sympa qui te fait la conversation sans jamais t'obliger à parler. C'est une oreille attentive et j'aime beaucoup discuter avec lui lorsque, après les cours, je passe boire un verre avant de rentrer. Il me fait un peu penser au père que je n'ai jamais eu, à l'écoute et délicat malgré son allure de gorille, et son bar est un endroit rassurant pour moi.

- Oui, chef.

Je marmonne, la bouche pâteuse. Mes paupières se font lourdes et, peu à peu, mes muscles le deviennent aussi.

Avant que je n'aie le temps de m'en rendre compte, comme si je venais d'être frappé lourdement sur le crâne, je tombe de fatigue sur le comptoir.

Avant de m'endormir, bourré et crevé, je vois ses beaux yeux noisette en amande et ses jolies fossettes : Evan.

X   X   X

L'heure sur mon téléphone portable m'indique 01:12 AM. Pour la énième fois depuis que Joe ma fichu dehors – fermeture de bar à une heure pétantes oblige – je fouille dans mes poches à la recherche du moindre centime, en vain. Je n'ai pas de quoi payer un taxi ni même un ticket de métro. D'ailleurs, je n'ai jamais pris le métro ici.

Assis sur la selle de ma moto, j'ai encore cette sensation horrible d'être sur un bateau. La tempête s'est calmée cependant, cela secoue un peu moins, mais l'embarcation tangue toujours et j'ai déjà vomi deux fois. J'ai honte. Et j'ai d'autant plus honte quand je clique sur « appel ». Après trois sonneries, j'entends sa voix.

- Quoi ?

Je ferme les yeux et inspire profondément avant de les rouvrir et d'expirer enfin. Je fixe le ciel étoilé de mon regard troublé par l'alcool, et je laisse couler la larme qui s'échappe de mon œil droit. J'ai le cœur en miettes : il me déteste. Je le sais et je l'entends, là, alors qu'il me répond de cette façon si froide et désintéressée.

- Tu... tu peux venir me chercher... s'il-te-plaît ?

J'ai honte de lui demander ça. Il est une heure du matin et j'ai honte de lui téléphoner. Il mérite mieux que ça : il n'a pas à venir chercher son mec bourré à une heure du matin. Il devrait dormir, paisiblement, comme avant quand tout allait bien.

- Tu te fous de moi ? Ta moto, elle est où ?

- Je... j'peux pas conduire, Evan.

- T'es bourré ?

- Oui.

Pendant un instant c'est le silence, puis enfin il demande :

- T'es où ?

- Chez Joe's.

- J'arrive.

Quand il raccroche, c'est à cet instant là que j'éclate en sanglots. J'ai conscience du ridicule de la situation : moi, là, assis sur ma moto dans l'obscurité de Cambridge. Je suis seul, planté sur le petit parking devant un bar éteint et fermé, et je chiale comme un môme.

Je laisse libre cours à mes larmes pendant un moment, épuisé, tandis que mes paupières se font à nouveau lourdes. Je n'ai pas la force de lutter quand je sens mon corps partir tout doucement en avant : je me laisse tout simplement sombrer.

X   X   X 

- Diego... hé.

Sa voix. Je sens les battements de mon cœur s'emballer, à toute vitesse, quand j'entends sa voix et que je sens son odeur. Sa présence près de moi me fait du bien et j'ouvre les yeux non sans difficulté.

- Merci.

Je me sens bête quand je réalise sur je suis à moitié allongé sur ma moto, les pieds par terre et le corps penché sur le guidon. Un haut le cœur me retourne l'estomac et j'ai à peine le temps de tourner la tête pour ne pas lui vomir dessus. À la place, je gerbe du côté gauche, près d'une jardinière en bois.

Je sens ses doigts, doux et délicats, qui caressent tendrement mes cheveux sur ma nuque. Il ne dit rien et se contente de me papouiller pendant que je rejette mon repas et mes verres de whisky sur le bitume. J'ai conscience d'empester la sueur, la pluie et l'alcool, et j'en ai honte. Il mérite tellement mieux que ça.

- Hé... ça va ? Viens dans la voiture.

Je passe ma jambe gauche au-dessus de l'arrière de ma moto pour en descendre. Sa main est enroulée autour de mon coude, ferme mais délicate, afin de me guider vers son Audi. Une pluie légère tombe du ciel et ça me rafraîchit un peu.

Je manque de tomber quand je me mets à marcher, parce que je suis bourré et que mes jambes sont trop faibles pour me porter. Malgré sa carrure moins imposante que la mienne, il parvient à me retenir contre lui afin de m'empêcher de m'éclater la gueule au sol. Je ferme les yeux quand je sens son corps contre moi, son ventre contre le mien. Mon dieu, j'en suis raide dingue.

- Evan...

- Viens, on rentre.

Je me sens vide quand il s'éloigne et que, d'une main ferme, il me conduit jusqu'à la voiture. J'ai mal au cœur quand il me pousse presque sur le siège passager, comme s'il voulait se débarrasser de cette situation de merde au plus vite. Comme s'il m'en voulait. Au fond je sais qu'il m'en veut et, surtout, je sais qu'il a le droit de m'en vouloir. Encore une fois ce soir, je n'ai pas assuré.

- Ta ceinture.

Je boucle ma ceinture en silence tandis qu'il s'engage sur la route. J'ai envie de lui parler, de lui dire tout ce que j'ai sur le cœur. J'ai envie de lui dire pourquoi j'agis ainsi, pourquoi j'ai besoin d'agir de cette façon. Je ne me comporte pas comme un connard uniquement pour le plaisir, mais je n'ai pas la force de le lui dire. J'ai toujours été pudique envers mes sentiments et mes secrets. Je lui parlais, à l'époque, mais tout a changé depuis. Je n'ai pas la force de me libérer aujourd'hui : je ne suis pas prêt à voir son regard lorsqu'il saura.

La tête appuyée contre la vitre, comme si j'étais un légume incapable de bouger, je regarde le paysage nocturne défiler sous mes yeux. Je vois des immeubles, des buildings économiques, des énormes bâtiments de concessionnaires automobiles. Je vois les fastfoods, les restaurants chinois et italiens, les supermarchés, les bowlings et les complexes de jeux d'arcade. Puis, enfin, je vois le Fenway Park.

Aussitôt, c'est comme si quelqu'un avait appuyé sur un bouton pour lancer le film. Les yeux rivés sur le stade, éclairé, je nous revois il y a dix ans. Je me revois le tenir dans mes bras devant l'entrée alors qu'on se prenait en photo devant le panneau indiquant le nom du stade. Je le revois se blottir contre moi parce qu'il avait froid, alors que nous assistions au match des Red Sox en plein hiver et sous la neige. Je me revois lui expliquer les règles du baseball en le bouffant des yeux, parce qu'il n'y comprenait rien et qu'il riait comme un idiot : j'adorais ses fossettes.

Une larme roule sur ma joue et, encore une fois, je n'essaie pas de la retenir. J'ai honte de pleurer, mais j'ai aussi conscience que parfois c'est nécessaire. J'ai besoin d'évacuer tout ça. Et, en silence, je viens prendre sa main dans la mienne. Je ne tourne pas la tête pour le regarder, parce que je n'en ai pas la force, mais je sais qu'il est surpris : il lutte un moment lorsque j'essaie d'entrelacer nos doigts. Mais, du coin de l'œil, je vois qu'il tourne la tête rapidement pour me regarder. Quand il comprend mon geste, quand il voit mes yeux rivés sur le Fenway Park, il capitule : ses doigts enlacent les miens mon cœur explose.

- Je t'aime, Evan.

Je le dis tout bas, à peine, pour moi. Je sais qu'il ne l'entend pas, parce que ce vieil album de Muse tambourine à fond dans les enceintes de la voiture, mais ça me fait du bien de le dire. Je n'aurais pas eu la force de le dire plus fort, mais ça me fait du bien.

Je hais ce que je ressens depuis que je suis sorti. Je hais ce sentiment de haine mais d'amour à la fois. Je me hais de l'aimer et de le détester en même temps. Je me hais de ne pas être capable de le lui dire. Je deviens dingue à avoir envie de le toucher, de l'embrasser, sans en être capable parce que ça fait trop mal. Je me déteste de le faire souffrir alors qu'au fond de moi je ne veux que son bonheur. Son bonheur avec moi.

- Voilà.

Je me sens vide quand il éteint le moteur de la voiture, garée sur notre place de parking habituelle. Tout est silencieux et j'adore écouter la pluie tomber sur le toit et le parebrise. L'odeur de son parfum Hugo Boss embaume l'habitacle, mêlée à l'odeur de la pluie, et c'est délicieux.

Sa main est toujours dans la mienne et mes yeux sont toujours rivés dehors. J'ai comme une absence pendant un court instant, mais je suis ramené à la réalité quand il tire doucement pour libérer sa main de la mienne.

- Diego... hého ?

Sa voix est douce, tendre, et je daigne enfin bouger. Quand je tourne la tête pour le regarder, refusant de lui rendre sa main, mon cœur s'emballe : il est beau. Je ne l'avais pas réellement regardé depuis l'instant où il s'est pointé au bar pour me récupérer. Mais là, quand je le vois comme ça, je suis au paradis. Ma tête appuyée sur l'appuie-tête, mes yeux quittent les siens pour venir se poser sur ses lèvres.

- Diego, je...

Je l'embrasse. Je n'ai le courage de le faire que lorsque je suis saoul. Je suis conscient que c'est malsain, que cela pourrait le vexer et que d'une certaine façon ce n'est pas normal. Mais je ne suis capable d'encaisser ses baisers et ses caresses que lorsque mon cerveau est naze. Autrement, je réfléchis trop et c'est là que ça devient compliqué. Pour une fois, j'ai simplement envie de me laisser aller.

- Embrasse-moi. Je t'en supplie, embrasse-moi.

Je murmure tout bas contre sa bouche, parce qu'il a tourné la tête pour rompre le baiser. Je suppose qu'il est surpris, qu'il ne comprend pas, et que mon haleine d'alcool et de bile le répulse certainement. Mais j'en ai besoin. J'ai besoin qu'il m'embrasse. J'ai besoin qu'il me montre qu'il m'aime encore, malgré tout ça, et que je ne suis pas en train de le perdre.

- Diego...

- Je t'en supplie... embrasse-moi. Comme avant...

Comme avant. C'était tellement délicieux, à l'époque, lorsqu'on se bécotait. Je n'oublierai jamais tout ce que j'ai pu ressentir dans ces moments-là où le désir prenait le dessus. Je n'oublierai jamais cette façon qu'il avait de s'abandonner à moi et la façon dont, moi, je devenais fou de lui.

- Et merde.

Il jure et, soudain, je me sens pris au piège. Il grimpe sur mes genoux, ses mains posées sur mon cou, et se met à dévorer mes lèvres. Mes mains, elles, se glissent sous son pull et je caresse délicatement ses abdominaux dessinés du bout de mes doigts. Sa langue se glisse dans ma bouche, tout doucement, et je ferme les yeux pour m'abandonner.

« Je t'aime. Je suis désolé de te faire du mal. Je suis désolé d'agir comme un connard. Je sais que tu penses que je te déteste, mais au contraire. Je t'aime, Evan. Je t'aime comme je n'ai jamais aimé personne. C'est toi, et uniquement toi. Ça n'a toujours été que toi. S'il-te-plaît, ne m'en veux pas. »

Voilà ce que j'aimerai lui dire. Voilà ce qu'il en est réellement, mais je ne peux pas. Je ne peux pas dire tout ça. Je n'ai pas la force. Alors je l'embrasse, je le touche et je le presse contre moi en espérant que cela suffise.

- Diego... s'il-te-plait, parle-moi.

Mon visage est niché au creux de son cou dont je hume l'odeur comme un drogué. Je me shoote à son parfum, à l'odeur naturelle de sa peau. Je me défonce à sa chaleur, à sa douceur, et les larmes me montent aux yeux à nouveau.

- Je suis désolé.

C'est la seule chose que je suis capable de dire, bien que ce ne soit pas ce qu'il a besoin d'entendre. Le reste, c'est au-dessus de mes forces.

Je me sens vide quand il pose sa main sur mon torse, autoritaire, afin de me repousser. Dans un geste maladroit, parce que nos jambes sont empêtrées les unes avec les autres et que l'espace est exigu, il ouvre la portière et s'extirpe du véhicule. Je me sens vide quand je le vois, tendu comme un arc, parce qu'il m'en veut. J'ouvre la bouche pour parler, même si je ne sais pas quoi dire, mais il me coupe l'herbe sous le pied :

- J'en ai marre de tes « je suis désolé », Diego. Tu me fais péter les plombs, j'en peux plus.

Il me lance la clé de sa voiture à la figure avant de s'enfuir. Moi, comme un idiot, je reste planté là à le regarder détaler en quatrième vitesse vers la porte de l'immeuble. Mon cœur se brise quand il entre dans le bâtiment sans même se retourner pour me regarder.

Je n'ai pas le courage de le suivre, d'entrer dans l'appartement et de le voir en train de pleurer comme toujours après ce genre de conversation-là. Je n'ai pas envie de me glisser dans le lit, à côté de lui, en sachant que je l'ai blessé encore une fois.

Alors, pour lui, et un peu aussi parce que je suis bourré et que je n'ai plus de forces, je décide de dormir là, dans sa voiture.

Je m'endors à nouveau, bercé par son odeur et le souvenir indélébile de ses lèvres sur les miennes.

.   .   . #gbsBigBangFIC 

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