CHAPITRE 3

28.04.28,
Appartement 12, Etage 4 | BOSTON – 10:09 PM.

Abby essaie de me consoler, et ce depuis déjà près de deux heures. J'ai cessé de pleurer, mais je suis toujours autant en colère. Diego s'est tiré et n'est toujours pas rentré, et j'ai mal au ventre à avoir noyé ma colère dans le repas de ce soir.

- Evan, je peux être honnête avec toi ... ?

Je ne suis pas sûr d'être prêt à entendre ce qu'elle a à me dire, en fait. Je sais qu'elle est intelligente, qu'elle a souvent raison, mais j'ai peur. J'entends au son de sa voix qu'elle est stressée, signe qu'elle va certainement dire quelque chose qui risque de me déplaire. Malgré tout, je hoche la tête en lâchant un petit « mhmh » afin de l'inciter à parler.

- Je sais que... tu aurais aimé que ça se passe bien, vous deux. Je sais que tu rêvais de faire ta vie avec lui mais... ça ne marche pas, Evan. Tu souffres et c'est pas bon du tout. Peut-être que tu devrais... partir. Ou lui demander de partir.

Je ferme les yeux, ma tête posée sur son ventre. La minuscule chambre d'amis de l'appartement sent la bougie à la vanille qu'elle a allumée et l'atmosphère est assez apaisante. Nous sommes tous les deux sous la couette et elle est appuyée contre la tête de lit, à tapoter sur l'écran de son téléphone parce qu'elle envoie des SMS à Eddy. Je sens sa main, légère, qui caresse mes cheveux et ça me fait du bien.

- J'peux pas, Abby.

Ma voix part dans tous les sens même si j'ai parlé tout bas. C'est l'émotion : elle a raison. Je devrais accepter l'échec, voir la réalité en face. J'ai plusieurs fois essayé de me faire violence, de sauter le pas. J'ai conscience que la vie que je mène aujourd'hui avec Diego n'a rien à voir avec celle que j'avais imaginée, que lui et moi ça ne fonctionne plus, mais c'est au-dessus de mes forces.

- Pourquoi, Evan ? , soupire-t-elle. Il est... tu n'es pas idiot, tu vois très bien ce qu'il se passe.

- Oui, je sais. Mais je l'aime.

C'est la putain de vérité. Même s'il est là, désagréable et pas le moins du monde attentionné, je l'aime. Je n'ai pas cessé de l'aimer une seule seconde en dix ans, alors pourquoi maintenant ? C'est masochiste, c'est vrai. Aimer quelqu'un qui ne nous regarde pas et nous traite presque comme de la merde, à quoi ça rime ? Je n'en sais rien, je sais que c'est mal, mais c'est comme ça.

- Je sais que c'est idiot, après 10 ans, mais c'est comme ça.

- Oh seigneur.

Elle ne dit rien de plus, et se contente de caresser mes cheveux. Les yeux fermés, j'essaie de retenir mes larmes tant bien que mal. Je pense à tout ce que Diego et moi avons traversé depuis qu'il est sorti : sa rentrée au MIT, son aménagement ici, nos quelques soirées au cinéma ou au restaurant. Au début, c'était vivable : on sortait de temps en temps, il restait distant mais me montrait quelques attentions. J'avais droit à des compliments, quelques baisers sur le front et quelques regards amoureux. Puis, au fil des semaines, ces attentions ont disparu. Du jour au lendemain l'ignorance et la froideur, et je n'arrive toujours pas à m'y faire malgré tout ce que j'essaie de laisser paraître.

- Il est où tu penses ... ? , tente Abby.

- J'en sais rien.

C'est la vérité. Il a claqué la porte de l'appartement il y a deux heures et n'est toujours pas réapparu. Il ne me parle pas beaucoup, alors comment pourrais-je savoir où il est ? Je n'ai aucune idée d'où il aime aller ici, ou quel est son endroit préféré comme l'était Central Park à New-York. Je ne sais plus rien de lui, plus rien de ce qu'il ressent, et ça me fait de la peine : avant, on partageait tout.

Je m'assoupis, épuisé, là contre Abby.

X   X   X

J'émerge, tout doucement. Il me faut quelques instants pour réaliser que je suis toujours allongé contre Abby, ma tête sur son ventre. D'après les bruits que j'entends, elle est encore en train d'envoyer des messages avec son téléphone et je me demande si je me suis endormi longtemps ou pas.

J'ai l'esprit embrumé, apaisé, et je n'ai pas le courage d'ouvrir les yeux. Immobile, je cherche en fait à me rendormir. Je rêvasse : je pense à Diego, à avant. Malgré mes yeux déjà fermés, je sens que mes paupières sont lourdes et même si j'ai conscience d'être en train de mourir de soif, je ne bouge pas.

J'entends la porte d'entrée claquer au loin avant de comprendre que Diego est rentré. J'entends aussi qu'il fait les cent pas dans l'appartement, visiblement agacé, avant de l'entendre :

- Evan ? T'es là, Evan ? Evan ?!

Je ferme les yeux, fort. L'envie d'intervenir me démange, tout comme l'envie de lui dire que je suis là. Sauf que j'entends l'angoisse dans sa voix, la panique même, alors je décide de ne rien dire. Quand la porte de la chambre d'Abby s'ouvre avec fracas, un frisson me remonte l'échine.

- T'as pas fini de gueuler ? , lui dit-elle froidement.

- Désolé. J'ai cru que... enfin... peu importe.

- T'as cru qu'il s'était barré ?

Mon cœur s'emballe : j'attends sa réponse avec impatience. C'est difficile pour moi de faire semblant de dormir, là, alors que je n'ai qu'une envie : le frapper. Il s'est barré comme un voleur, nous a laissés plantés là comme deux idiots à dîner seuls, et je le déteste pour ça. Je le déteste pour tout ce qu'il me fait subir depuis des mois.

- Oui, admet-il.

- Tu mériterais qu'il se barre, t'sais quoi. Tu le traites comme de la merde. Moi à sa place, j'me serais tirée depuis un moment Diego.

Je déglutis discrètement, tandis que je sens son odeur près de moi. Un petit bruit sourd près de mon visage et sa présence près de moi m'indique qu'il s'est agenouillé près du lit : je constate que j'ai raison lorsque j'entrouvre mon œil droit, à peine, par curiosité.

- Je sais.

Sa voix est faible, triste. Je sens une odeur d'alcool et de tabac qui titille mes narines et mon cœur se serre : je déteste qu'il boive. Je sais qu'il consomme beaucoup d'alcool depuis six mois et comprendre qu'il s'est barré pour aller boire, ce soir, me fait l'effet d'une douche froide : de toute évidence, il préférait picoler je ne sais où plutôt que passer du temps avec moi.

- T'étais où ? Tu pues l'alcool.

- J'avais besoin de prendre l'air.

- Voyez-vous ça.

Abby lui parle mal. En temps normal, je l'aurais reprise pour son insolence. Sauf que désormais je n'en ai plus envie : il le mérite. Il néglige tout et tout le monde depuis des mois et je n'ai plus envie que l'on prenne des pincettes avec lui sous prétexte que ça l'agace. Que ce soit moi ou Abby, ou n'importe qui d'autre d'ailleurs.

Je m'efforce de garder ma respiration normale et de ne pas ouvrir les yeux quand je la sens : une caresse légère, du bout des doigts, sur ma joue. Je sens les abdominaux d'Abby se contracter sous ma joue, tandis qu'elle cesse de bouger sa main qui caressait mon dos.

- Il est beau, hein ?

J'ai envie de pleurer, désormais. Il murmure ça tout bas, et je l'entends renifler. Je sais qu'il est en train de chouiner, comme il le fait parfois quand il pense que je ne le vois pas, mais cette fois-ci c'est différent : il est là, et il me touche. Je n'avais pas senti ses doigts sur mon visage depuis des semaines, voire des mois.

- Heu... ouais, dit Abby.

Ses doigts glissent de ma joue à mon menton, avant de venir sur mon front. Il frôle mes tempes, la ligne de ma mâchoire ensuite. Mon cœur explose quand il pose sa paume chaude sur ma joue. Quelques instants plus tard, je sens son pouce effleurer mes lèvres.

- Je le mérite pas, Abby.

J'ai mal au ventre. J'ai envie d'ouvrir les yeux, parce que c'est trop important pour que je reste passif. Sauf que je sais qu'il parle et qu'il me touche parce qu'il me croit endormi : si j'ouvre les yeux, ce sera fini. J'ai envie de profiter de ce moment, d'entendre ce qu'il a à dire. J'ai besoin de ça.

- Ça, c'est sûr, grogne-t-elle.

- J'comprends pas pourquoi il est là, avec moi.

- Il t'aime.

Ses doigts quittent mon visage et je me sens vide. Il renifle et je meurs d'envie de le serrer dans mes bras. Je meurs d'envie de l'emporter dans la chambre et l'étreindre jusqu'au petit matin. J'ai besoin qu'il me parle, de savoir pourquoi il agit de cette façon-là.

- Je sais même plus ce que c'est l'amour, Abby.

J'ai envie de crier à ma sœur d'intervenir, de le retenir, mais elle ne dit rien. La porte claque quand il quitte la chambre et, à l'autre bout du couloir, j'entends la porte de notre chambre claquer à son tour. Je me permets de souffler et, enfin, j'ouvre les yeux juste avant de me redresser. Quand mon regard croise celui d'Abby, je vois le malaise dans ses iris bleus :

- Tu dormais pas ? , s'étrangle-t-elle.

- Non.

Je lui souris tristement. Nous ne disons rien : ce n'est pas nécessaire. Je me contente simplement de l'embrasser sur le front avant de quitter la chambre.

Désespéré, je viens de me servir un verre de whisky avant de trouver le courage d'aller me coucher près de lui.

X   X   X

29.04.28,
Massachusetts General Hospital | BOSTON – 9:30 AM.

S'il y a une chose que je déteste, c'est travailler le dimanche. Le docteur Manfredi est une pourriture : je lui ai dit je ne sais combien de fois que ma petite sœur venait me rendre visite pour la semaine, mais de toute évidence cela n'était pas une excuse valable. Ma pose de congés m'a été refusée et j'y suis là, une dimanche matin, à m'emmerder comme pas possible à la Mine.

La Mine, ce sont les urgences. On appelle ça comme ça car c'est toujours un nid de choses toutes aussi bizarres les unes que les autres et que, en général, c'est toujours le rush. C'est toujours bondé de monde et donne l'impression d'une cocotte-minute prête à exploser : tout le monde crie, braille, et les docteurs courent dans tous les sens.

Je me sens bête planté là, près du comptoir de l'accueil, à attendre que quelque chose se passe. Deux autres internes de ma promo sont déjà en train de s'occuper de petites blessures, et James et moi nous regardons dans le blanc des yeux sans savoir quoi nous dire.

- Deux ambulances arrivent, nous lance la standardiste. Accident de moto sur la voie rapide.

Impatiens à l'idée de pouvoir enfin bosser un peu, nous nous empressons de rejoindre l'entrée des urgences. Lorsque les portes s'ouvrent sur nous et que le vent frais nous fouette le visage, nous entendons les sirènes au loin.

- J'espère que c'est grave, dit James.

- T'es vraiment un rat, James.

Je sais pourquoi il dit ça : il espère pouvoir partir au bloc pour s'occuper. Moi, je m'en fiche : je préfère m'ennuyer plutôt qu'espérer envoyer quelqu'un sur le billard. Nous n'avons pas la même vision des choses lui et moi, et c'est certainement la raison qui fait que nous ne nous entendons pas des masses.

- Accident de moto, nous annonce un ambulancier. Il a perdu connaissance. On l'a mis sous oxygène. Il est passé sous la glissière de sécurité...

L'ambulancière nous fait le topo, mais je n'écoute plus : James se précipite sur le brancard, l'air de dire « c'est pour moi » et je reste en retrait. J'aurais aimé m'occuper de ce cas compliqué, mais je n'ai aucune envie de m'embrouiller avec cet abruti pour l'instant : il est imbuvable, constamment en compétition, et je n'ai pas envie d'entrer dans ce jeu-là. La seconde ambulance arrive.

- Accident de moto, aussi. Il est conscient mais a perdu connaissance plusieurs fois dans l'ambulance. Son rythme cardiaque s'est stabilisé. Perforation de l'abdomen, le morceau de fer est toujours dedans. Il perd beaucoup de sang.

Je récupère les quelques papiers qu'elle me tend et embarque le brancard à l'intérieur des urgences. Précipitamment, je le place dans un box.

- Bipez le docteur Manfredi !

Une infirmière s'exécute tandis que, les mains pleines de sang à cause de la plaie abdominale de mon patient, je baisse les yeux sur lui.

- Monsieur tout va bien se passer, d'accord. Je suis le docteur Wright, je vous emmène au bloc. Comment vous sentez-vous ?

- Ça fait un mal de chien, putain ! Bougez-vous le cul et enlevez-moi ça !

Quand j'y regarde de plus près, je comprends de quel genre de morceau de fer il s'agit : aussi impensable que cela puisse paraître, il s'agit d'un disque de freins de moto. Ce dernier est brisé en deux et semble aussi tranchant qu'un silex.

- On monte au bloc. Je vais vous poser quelques questions, d'accord ?

- Vous croyez que c'est le moment ? Putain, gémit-il de douleur.

- C'est le protocole, monsieur.

La première chose de l'on nous enseigne ici, c'est ça : suivre le protocole. Peu importe que cela en déplaise au patient. Si le patient est conscient et en état de parler, nous nous devons de poser ces questions : en cas de perte de mémoire, elles peuvent parfois nous prévenir d'éventuelles complications au niveau du cerveau.

- Vous savez quel jour nous sommes ?

- Oui, putain. Le 29 avril !

- De quelle année ?

- 2028, vous vous foutez de ma gueule ?!

Les portes de l'ascenseur s'ouvrent et j'y pousse le brancard. Je clique aussitôt sur le bouton de l'étage numéro 6, celui des blocs opératoires. L'ascension se fait assez rapidement.

- OK, bien. Votre date de naissance ?

- Le 24 février 2003.

- D'accord. Et enfin, votre nom et votre prénom ?

Il me lance un regard noir, allongé là sur le brancard. Je suis un instant déstabilisé par son regard agressif et par le bleu clair de ses yeux. Je me ressaisis vite lorsque Manfredi arrive en courant dans le couloir, prêt à opérer. Juste avant que je n'entre dans la salle de préparation stérile, mon patient me répond :

- Shaw. Jayden Shaw. 

.   .   . #gbsBigBangFIC 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top