CHAPITRE 29

03.06.28,
Appartement 12, Etage 4 | BOSTON – 12:09 AM.

- J'aimerais pouvoir remonter le temps.

Je sais qu'il ne dort pas. Je le sais car je sens ses jambes bouger, comme il le fait toujours lorsqu'il ne trouve pas dans quelle position dormir. Je l'entends aussi à sa respiration qui n'est pas posée. Plus généralement, je le sens à son corps. Quelques secondes plus tard, après avoir pris le temps de la réflexion, il lâche d'un ton détaché :

- Pourquoi ? Pour éviter de me tromper ?

Je fais la moue : je l'ai cherché. Il a raison de m'en vouloir et de me lancer ces mots qui, bien qu'ils semblent anodins, ne le sont pas du tout. Je suis allongé sur le dos, les yeux encore et toujours rivés sur le plafond, et je n'arrive même pas à être rassuré par sa présence. Il m'a dit qu'il ne me quitterait pas, parce qu'il m'aime, mais je ne peux m'empêcher de penser qu'il finira par le faire : je l'ai trahi. J'ai brisé quelque chose entre nous, et j'en suis conscient.

Je pense à nous, à l'époque. Je pense à ce soir-là où tout a basculé. Je pense à la douleur que j'ai ressentie quand il était à l'hôpital et que mon père m'empêchait de le voir. Je pense à la peur que j'ai ressentie aussi et au sentiment de vide qui m'a tiraillé les entrailles pendant des jours. Je me souviens de ce que j'ai ressenti quand j'ai compris qu'ils allaient l'emmener loin de moi, pour longtemps, en prison.

- Non... pour éviter tout ça.

Je suis surpris de le voir se retourner dans le lit afin de me faire face. Il s'allonge sur le profil, face à moi, et je distingue son visage grâce à la lumière de l'extérieur. Nous n'avons pas fermé le volet et j'apprécie la faible luminosité de la pièce.

- Comment ça ?

Il rapporte ses mains et ses bras contre son torse, comme pour cacher sa peau de ma vue, et je fais la moue. Je le regarde dans les yeux avant de reporter mon attention sur le plafond : c'est plus facile à dire sans le regarder. Savoir que son regard est posé sur moi est déjà bien assez perturbant.

- Tu te souviens de ce soir-là... quand la police t'a arrêté ? Tu m'avais téléphoné, pour me dire que c'était ce soir-là que tu allais faire ce que tu devais faire.

Je sais qu'il s'en souvient, bien sûr. Il ne peut que se souvenir de cette soirée. Moi, je ne l'oublierai jamais : le sentiment de culpabilité qui me ronge depuis ce jour ne cesse de grandir un peu plus chaque jour, un peu plus à chaque fois que je vois les difficultés que nous éprouvons dans notre couple.

- Oui... et alors ? , dit-il tout bas.

- J'ai répondu... mais ça faisait cinq fois que tu m'appelais. J'arrête pas de me dire que si j'avais entendu de foutu téléphone sonner, si j'avais répondu au premier appel... je serais arrivé plus tôt pour t'en empêcher. Sauf que j'ai répondu au cinquième appel et que quand je suis arrivé, t'étais plus là.

Je n'ai pas cessé de penser à cette configuration là depuis que c'est arrivé. Je n'ai pas arrêté de m'imaginer, débarquer chez lui et le trouver là. Qu'aurais-je fait ? Je n'en ai aucune idée, dans l'absolu, mais je sais que je l'en aurais empêché. Je l'aurais embrassé, le l'aurais aimé, ou bien je l'aurais kidnappé afin de m'enfuir. J'aurais été capable de m'enfuir avec lui, très loin, pour le sauver. J'en aurais eu les couilles, parce que je l'aimais et qu'il me rendait audacieux.

- J'ai pas réussi à te sauver. Au lieu de ça j'étais chez Lily à bouffer de la glace pendant que toi tu savais que t'allais finir en taule... je suis tellement désolé.

Je ferme les yeux sous la surprise lorsqu'il se glisse contre moi, sous les draps. Son corps est désormais au-dessus du mien, comme à l'époque lorsqu'on faisait l'amour, et je lutte comme un fou pour ne pas poser mes mains sur lui. Sa main droite à lui vient se poser sur ma joue, et il caresse mes lèvres avec son pouce.

- C'était pas à toi de me sauver... j'ai fait ce que j'ai fait, et tu sais pourquoi. Ne t'en veux pas pour ça, Evan. Vraiment.

- Comment je pourrais ne pas m'en vouloir ? Hein ? C'est mon père qui t'a foutu derrière les barreaux, rien qu'avec ce détail je sais même pas pourquoi t'es là avec moi ! Je t'aimais, t'avais confiance et moi et moi... et moi je suis arrivé trop tard.

Il me regarde, surpris, sans savoir quoi dire. Il fronce les sourcils comme si mes paroles l'étonnaient plus que tout et je crois que je le choque tellement qu'il ne sait plus quoi dire. J'ai à nouveau envie de pleurer, désormais. Je n'avais jamais osé lui parler de ça, lui dire enfin ce que j'avais sur le cœur concernant cet événement-là. Tout entre nous est fait de non-dits, et c'est pesant : j'ai besoin de parler.

- Je ne t'ai pas appelé pour que tu me sauves, Evan. J'aurais très bien pu ne pas le faire. Je voulais simplement entendre ta voix, ce soir-là.

- Je voulais m'enfuir avec toi, tu sais. J'aurais été prêt à le faire si ça avait pu éviter tout ça...

- T'enfuir avec moi ? Evan, on aurait fait quoi ?

Il ricane nerveusement et pouffe de rire ensuite, comme si ce que je disais n'avait aucun sens. Sauf que pour moi ça a du sens, et je ne peux m'empêcher de répondre :

- Je sais pas ? On aurait vécu, tout simplement. On n'aurait pas passé 10 ans loin de l'autre, à attendre de se revoir. On aurait vécu, Diego, putain. Juste ça... toi et moi.

- T'es...

- Quoi ? Je suis un con ? Je sais.

Je renifle, détournant mon visage du sien afin de regarder à travers la fenêtre. Je sens son souffle chaud qui glisse le long de ma gorge, et ça me rappelle les baisers que nous échangions avant de ne faire qu'un, à l'époque. Je ferme les yeux sous la douceur du baiser qu'il dépose sur ma joue.

- T'es une merveille... bon sang, arrête Evan. Ce n'est pas de ta faute.

- T'arriveras pas à me faire penser le contraire.

Je suis fermé à la conversation. C'est difficile de s'entendre dire que l'on n'est pas coupable quand on a passé tant de temps à être convaincu de l'être. Sa douceur n'y changera rien, et ses compliments non plus.

- Je devais payer, Evan. Si on s'était barrés, j'aurais fini par péter les plombs. T'imagines pas ce que ça fait d'appuyer sur la détente et d'ôter la vie d'un Homme. C'est... j'y pensais tout le temps. J'aurais pas pu vivre comme si de rien n'était, je t'aurais claqué entre les doigts. J'ai pris quinze ans et, même si j'en ai tiré que neuf, crois-moi ça m'a suffi pour être puni.

- Tu peux m'en parler... ? , dis-je tout bas.

- De quoi ?

- De la prison. De... tu sais.

J'aimerais savoir. Pas parce que c'est une curiosité malsaine, mais que j'en ai besoin. Je l'aime et j'ai besoin de savoir les horreurs qu'il a traversées. C'est trop important pour que je reste dans l'ignorance encore plus longtemps. Mais je sais qu'il ne me dira rien quand il se penche afin de déposer un baiser sur mon front, résigné :

- Plus tard, peut-être.

Il se rallonge de son côté du lit, me tournant le dos cette fois-ci, et me souhaite de bien dormir avant de se terrer dans son silence. Moi, je me contente encore et toujours de fixer le plafond comme si cela pouvait m'aider à trouver le sommeil... ou les réponses à mes questions.

X X X

Boston Logan International Airport | BOSTON – 1:30 PM.

J'ai mal au ventre et j'ai envie de pleurer, mais je fais en sorte de le cacher. Jose serre Diego dans ses bras, avec amour et reconnaissance, et ce dernier s'efforce de le rassurer en lui disant qu'il reviendra bientôt.

Autour de nous des personnes passent à toute vitesse, chargées de leurs énormes valises ou de leurs petites valises de cabine. Le hall des départs de l'aéroport grouille de monde, de toutes ethnicités confondues, et j'entends parler dans tout un tas de langues différentes autour de nous.

- Hey.

Je porte mon attention sur Diego. Resté en retrait jusqu'alors, je m'approche de lui et me plante devant lui. Son corps musclé me donne envie de me blottir contre lui et ne plus jamais le laisser partir, mais je me l'interdis : il m'a demandé de faire un break et, même si je ne m'attendais pas à ce qu'il parte aussi vite dès aujourd'hui, je sais que c'est nécessaire et que c'est mieux ainsi.

- Viens dans mes bras.

Je retiens mes sanglots avec douleur, car c'est difficile de ne pas craquer. Il referme ses bras fort autour de moi et me berce contre lui. Moi, je ne me sens pas digne d'être là dans ses bras : il devrait me détester. Il devrait me haïr, m'en vouloir, me cracher au visage, mais ce n'est pas le cas. Il m'aime. Il m'aime et il me veut moi.

- Je reviens vite... promis.

- Te presses pas... profite bien de ta mère, d'Andrea et d'Abraham.

- Oui.

Il dépose un baiser sur ma tempe avant de me lâcher. Je me recule à contrecœur et passe un bras réconfortant autour des épaules de Jose. Côte à côte, nous faisons un petit signe de main à Diego qui s'en va vers les portiques de sécurité. Une fois hors de notre vue, Jose lève son visage vers moi et me dit :

- Ça va s'arranger. Vous vous aimez, non ?

- Oui.

Il me sourit, comme s'il était convaincu à cent pour-cent de ses paroles, et malgré tout ça me rassure. J'ai l'impression qu'il connait très bien Diego, sous des facettes que moi j'ignore peut-être. Le lien qu'ils ont tous les deux m'étonne un peu plus de jours en jours, et je crois qu'il m'étonnera toujours.

- Je suis désolé qu'il doive partir... c'est de ma faute.

- T'inquiète. J'ai treize ans, je suis pas perdu. Et puis, au moins, on pourra apprendre à se connaitre toi et moi.

Nous partons vers le parking bras dessus bras dessous. Il a raison : nous ne nous connaissons pas énormément. C'est un gamin qui vit sous mon toit, que mon petit-ami a recueilli, et bien que nous ayons déjà passé quelques moments ensemble je me rends compte que nous ignorons pas mal de choses l'un de l'autre.

- Tu veux m'accompagner faire les courses ? Le frigo est vide , dis-je.

- Oui, si tu veux.

- OK. Allons-y alors.

Je démarre la voiture et, aussitôt, je le vois tandis qu'il tourne le bouton du tableau de bord afin de connecter son téléphone portable qui tombe presque en ruines. Je m'attendais à ce qu'une musique moderne, de rap US notamment, retentisse dans l'habitacle mais je suis surpris de n'entendre que de la musique douce, un peu folk, qui date d'il y a dix ans. Tandis que je m'engage sur la voie rapide, je dis :

- Je suis surpris que tu aimes cette musique.

- J'adore. On écoutait ça avec maman.

Je le regarde du coin de l'œil juste avant de reporter mon attention sur la route. Il fredonne discrètement les paroles tout en triturant ses doigts sur ses cuisses. Dans un geste qui se veut rassurant, je pose ma main sur son genou et le presse un peu entre mes doigts.

- Si ça ne va pas, tu peux me parler tu sais ?

- Je sais... mais ça va. Je savais qu'elle était malade... je me préparais à ce moment depuis longtemps.

Je souris tristement et je sens mon cœur se briser un peu plus : personne ne devrait avoir à subir ça. Aucun enfant ne devrait perdre ses parents aussi tôt dans la vie. Je suis surpris par sa maturité, car beaucoup de pré-adolescents de son âge se comportent comme des hormones sur pattes incapables de réfléchir de façon rationnelle. Je suppose que son enfance, seul avec sa mère malade, l'a aidé à se forger un caractère et une carapace assez solide pour encaisser les choses de la vie. On peut discuter avec lui, bien qu'il soit encore jeune, et quelque part ça me rassure : je n'ai jamais vraiment su m'y prendre avec les enfants, à l'exception d'Abby.

- Tu es très fort, Jose. Je suis fier de toi.

- Merci, Evan.

Il me sourit, et je constate que c'est un sourire sincère. Ses jolis yeux ne sont pas larmoyants, contrairement à ce que j'avais imaginé, et son teint est lumineux. J'imagine que sous la coquille c'est certainement douloureux, que sa maman lui manque, mais il gère bien la chose. C'est fou, à son âge, d'être aussi courageux.

- On pourra aller au cinéma, ce soir... ? , tente-t-il.

- Bien sûr. Quel film tu veux voir ?

- Je sais pas... je me suis juste dit qu'on pourrait sortir, tous les deux.

- D'accord.

Je tourne la tête pour le regarder tandis que, sur l'une des avenues principales de la ville, nous sommes arrêtés à un feu rouge. Ses joues rougissent, illuminant son visage enfantin malgré son teint mat, et ses cheveux en pétard sur son crâne lui donnent un air adorable. Il porte un pull un peu trop ample pour lui, et son jean moulant est tâché au genou. Soudain, je tique : j'ai déjà vu ces vêtements beaucoup trop de fois depuis qu'il est arrivé chez nous.

- Tu... t'as pas beaucoup de vêtements, non ?

- Non... maman galérait avec l'argent alors... pas trop. Mes vieilles fringues me sont trop petites.

- Ça te dirait qu'on aille faire un peu de shopping ?

Je le vois trépigner, assis sur le siège passager. Je sais à quel point cette période, à la pré-adolescence, est importante. Il est au collège et je sais aussi à quel point le regard des autres est important. De plus, c'est un gamin discret et gentil. À en juger par son excitation évidente, j'en déduis que ma proposition le tente. Mais je vois aussi qu'il est mal à l'aise, certainement à cause de la question de l'argent, alors il dit :

- Heu... non, ça va.

- T'inquiète pas, dis-je en tapotant son genou. Ça me fait plaisir.

Je l'embrasse sur le haut du crâne avant de démarrer, puis prends la direction du centre commercial. Du coin de l'œil je le vois sourire, juste avant qu'il ne vienne regarder à travers la vitre le paysage urbain qui défile au fil du trajet. Dans le poste la musique change pour une vieille balade rock des années 90, et nous fredonnons tous les deux les paroles.

Tout en roulant, encore et encore, je ne pense qu'à Diego.

.   .   . #gbsBigBangFIC 

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