CHAPITRE 26

02.06.28,
Appartement n°14, Immeuble 050, Quartier d'East Village | MANHATTAN – 12:11 AM.

C'est le ventre douloureux que je frappe délicatement à la porte. En général, j'entre sans frapper mais pas aujourd'hui. Je ne me sens pas le courage d'entrer comme ça, comme si je n'étais jamais parti, alors qu'il est minuit passés et qu'ils sont certainement en train de dormir. Alors j'attends. J'enfonce aussi le bouton de la petite sonnette, près de la porte, tandis que la lumière du couloir s'éteint. C'est à cet instant précis que s'ouvre la porte.

- Evan ?

J'ai aussitôt les larmes aux yeux. Le regard inquiet que papa pose sur moi me brise un peu plus le cœur : il a raison d'être inquiet. Je ne vais pas bien. Je ne réponds rien et me contente de me jeter dans ses bras, d'une façon désespérée, comme à l'époque lorsque j'étais anéanti par l'absence de Diego et que je craquais. Sous la précipitation, je sens qu'il manque de tomber à la renverse mais se rattrape finalement, nous stabilisant tous les deux. Dès l'instant où il referme ses grands bras musclés autour de moi et qu'il tapote affectueusement et virilement mon dos, je me mets à pleurer.

Comme lorsque j'étais enfant, je pleure à chaudes larmes sur son épaule. Ma respiration est bruyante, mes yeux me brûlent, et mon corps tressaute à cause de mes sanglots. Je ne sens pas mes muscles et toute la force semble avoir quitté mon corps : je ne sais même pas ce que je fais ici. Je ne sais même pas pourquoi, après avoir quitté l'appartement, j'ai pris l'autoroute en direction de NYC. Je n'en sais rien.

- Chut... hé, là, calme-toi.

Il me parle d'une voix douce et posée, rassurante, tandis que sa main droite se pose sur ma nuque. Ma tête est posée sur son épaule, mon nez contre son cou, et je m'agrippe avec force à ce pull noir du FBI qu'il porte toujours pour rester traîner dans le canapé. J'entends la porte claquer dans notre dos tandis que, tout doucement, il nous attire vers la pièce à vivre.

- Evan, regarde-moi.

Je n'arrive pas à me calmer. Je pense à tout : à Manfredi, à Jayden, à Diego. Je pense à cet épisode traumatisant avec mon supérieur, à la douceur de Diego et à mon erreur avec Jayden. En fait, je pleure parce que mon corps est douloureux : mon ventre me fait tellement souffrir que j'en suis presque plié en deux, et j'ai l'horrible sensation que mon cerveau est comprimé à l'intérieur de mon crâne. En fait, c'est comme si tout mon être était sur le point d'exploser.

- Regarde-moi !

Je capitule lorsqu'il prend mon visage entre ses mains fortes. J'ai conscience du tableau désolant que je lui présente alors : mes yeux rougis, mes larmes, la morve qui coule de mon nez. Même comme ça, alors que nos regards s'accrochent, je n'arrive pas à me calmer : au contraire, j'éclate en sanglots un peu plus.

- Viens, viens dans ta chambre.

Il m'emporte dans ma chambre, en marchant à mon rythme, tandis que tout mon corps tremble sous l'émotion. En fait, je suis en train de lâcher prise : j'extériorise tout ce que je gardais en moi depuis un moment. Que ce soient les émotions, les angoisses et les peurs, je fais tout sortir de moi. Dans le fond, j'espère que ça ira mieux dans quelques heures.

- Evan ?

Je remarque à peine maman et Abby qui, plantées dans le couloir à moitié endormies et en pyjama, nous regardent passer l'air ébahi. J'entends vaguement papa leur dire quelque chose, juste avant que nous nous retrouvions seuls dans ma chambre et qu'il en referme la porte derrière nous. Je me laisse tomber contre lui, épaule contre épaule, lorsque nous nous asseyons sur le lit. Je pose ma tête sur son épaule et mes yeux se posent automatiquement sur cette photo de Diego et de moi, au Fenway Park, accrochée sur un tableau en liège au-dessus de mon vieux bureau.

- Tu m'expliques, un peu... ?

Il m'encourage à parler, avec ses paroles douces et sa main qui caresse mes reins. Mon père est l'homme le plus important dans ma vie et, s'il n'avait pas été là, je sais que je n'en serais pas ici aujourd'hui. Il m'a toujours rassuré, même à l'époque alors qu'il détestait l'idée que Diego ait pu ne serait-ce que poser ses yeux sur moi. Il m'a donné la force d'avancer. Là, en silence et contre lui, je me sens le courage de tout balancer :

- Je... ma vie c'est de la merde. Diego s'est comporté comme un con avec moi... j'ai cru qu'il m'aimait plus et je... il y a ce mec, là, un de mes patients. Il m'a fait du rentre dedans et... et moi comme un con j'ai... j'ai couché avec lui. Sauf que, sauf que Diego en fait il m'aime. Genre... il m'aime, tu vois ? Et s'il se comportait mal c'est parce que... il s'est fait violer en prison, papa. Il supporte plus que je le touche et moi je croyais que c'était parce que je le dégoûtais. Mais il m'aime... comment j'ai pu lui faire ça ? Et Manfredi, ce connard... c'est juste un pervers, il a essayé de me... mais Diego était là et lui a cassé la gueule parce que, tu sais, on est presque parents maintenant. L'ex-copine de son meilleur-ami, Jose, est morte et Diego se retrouve avec le gamin sur les bras parce qu'il a accepté d'être son tuteur, parce qu'elle était malade. Il a fait tout ça dans mon dos et du jour au lendemain, en plus de la merde dans laquelle je suis, j'me suis retrouvé à devoir gérer un pré-ado. J'en peux plus, j'ai l'impression qu'je vais exploser, papa... j'en peux plus, je fais que de la merde.

Quand je termine ma tirade, à bout de forces et à bout de souffle, je sens mes épaules s'affaisser. C'est comme si je venais de me libérer d'un poids et que, soudain, mes muscles se détendaient enfin. Une larme roule sur ma joue, mais j'ai cessé de suffoquer. Mes yeux larmoyants fixent encore et encore cette photo de moi et de Diego, adolescents, et j'ai le cœur en miettes : je l'aime. J'aimerais qu'il soit là, avec moi et ma famille. J'aimerais que ce soit comme j'en avais toujours rêvé, qu'on soit unis et ensemble. Sauf que je l'ai trompé et que je ne me sens plus digne de lui. Il a tellement souffert, tellement traversé d'épreuve, que j'ai honte de me plaindre. J'ai honte de me plaindre de ma vie, qui me semble si compliquée, alors qu'il a passé près de dix ans entre les murs d'une prison. J'ai honte.

- OK , dit-simplement papa. On va prendre les choses unes par unes, d'accord ?

Il me serre affectueusement contre lui, sa main caressant désormais mon bras, tout en me berçant un peu. Je hoche la tête afin de lui donner là une réponse silencieuse. D'une voix douce, basse afin que maman et Abby ne risquent pas d'entendre si jamais elles écoutaient derrière la porte, il me demande :

- Diego. Quelqu'un la violé, tu me dis ?

- Oui... j'en sais pas plus, il parle pas beaucoup tu sais. Un jour on a discuté, j'en pouvais plus de le voir s'éloigner et, ce jour-là, je l'avais surpris dans le parc avec une blonde et un enfant. J'ai cru qu'il me trompait... c'est là qu'il m'a dit. En fait... je m'en doutais alors je lui ai posé la question. Il n'a fait que confirmer.

C'est à son tour de hocher silencieusement la tête, signe qu'il m'a entendu. Quand je lève les yeux pour le regarder, ma tête toujours posée sur son épaule, je vois qu'il fronce les sourcils en regardant droit devant lui : il réfléchit. Quelques secondes après, il me dit :

- Cette blonde avec cet enfant ?

- Aubrey. Quand Diego avait 17 ans, c'était la petite-amie de son meilleur-ami. Il le considérait comme un grand frère et, en toute honnêteté, à l'entendre parler j'ai toujours imaginé qu'il y avait peut-être plus que de l'amitié entre eux... enfin, bref, c'est pas le sujet. , je marque une pause avant de reprendre : Aubrey. Elle a retrouvé Diego, sur internet. Elle était malade, du cœur en fait. Elle savait qu'elle allait y rester et elle ne voulait pas que Jose Jr se retrouve en foyer. Quand elle sortait avec Jose, à l'époque, sa famille lui a tourné le dos.

- Parce qu'il était un AlasNegras ? , demande papa.

- Oui. Et Diego... il a accepté d'être le tuteur du gamin parce que... c'est le fils de son meilleur-ami. Il s'est jamais vraiment remis de sa mort, tu sais ? Je comprends pourquoi il a fait ça. Je regrette juste qu'il ne me l'ait pas dit. Un jour je suis rentré à l'appart et le gamin était là... je l'ai appris comme ça. J'étais pas prêt.

Je sursaute quand je sens mon portable vibrer dans la poche de mon jogging polaire et ample. Cela doit faire une dizaine de fois qu'il vibre, alternant entre SMS et appels, et je sais parfaitement qu'il s'agit de Diego : j'ai quitté l'appartement dans un état inquiétant et je le connais : il est certainement mort d'inquiétude. Sauf que je ne réponds pas : parce que, pour la première fois depuis longtemps, je suis en train de vider tout ce que j'ai sur le cœur et je n'ai pas envie de m'arrêter :

- Le gamin... il s'est retrouvé aux urgences pour une connerie, un soir où je bossais. Il y a passé la nuit et... sur le matin Manfredi est venu me trouver dans le couloir. Tu sais il draguait depuis un petit moment, mais c'était plaisant, il était gentil. Presque gentleman, tu vois ? Sauf que ce matin-là il a été... abject. Si Diego n'avait pas été là il m'aurait forcé à... j'ai eu peur. J'étais tout seul, avec lui et... j'essayais de me débattre mais j'y arrivais pas. Il s'est fait virer et, en fait, je suis pas le seul avec qui il a fait ça. C'est juste que les autres avaient trop peur d'en parler... t'imagines ? Si Diego n'avait pas été là...

Les images de Manfredi collé à moi me repassent en tête : j'ai envie de vomir. Je revois son regard dégoûtant sur moi et, pire que tout, j'ai l'impression d'entendre ses mots vulgaires encore une fois. Bien plus que la peur ce jour-là, ce sont ses paroles qui m'ont le plus fait mal.

- Pourquoi tu ne m'en as pas parlé, Evan ? Tu aurais dû m'appeler... tu sais que tu peux me parler.

- Je sais... je voulais pas t'inquiéter, c'est tout.

Je ferme les yeux quand il dépose un petit baiser dans mes cheveux, comme avant. Rien n'a changé entre papa et moi, malgré le fait que je sois désormais un adulte et que je vive ma vie à des kilomètres de notre cocon familial. Je serai toujours proche de lui, peu importe mon âge.

- Evan, ce genre de chose c'est important. Il faut que tu m'en parles.

- Désolé... je voulais pas t'inquiéter.

- Je comprends, mais ne te soucie pas de ça, d'accord ?

Je hoche positivement la tête, en lâchant un petit « mhmh » discret, tandis que ma gorge se serre sous les sanglots qui commencent à monter à nouveau. Un silence s'installe entre nous, pesant, mais je me sens obligé d'ajouter :

- Je l'ai trompé, papa. Ce gars, il s'appelle Jayden et...

- Tu l'aimes ?

- Non... je tiens à lui, mais... non. Je n'aime que Diego. Je sais pas quoi faire, papa. Je sais pas comment lui dire... j'ai peur qu'il me quitte.

En fait, c'est ça. Je suis mort de peur à l'idée qu'il me quitte, qu'il me laisse tomber. Il n'aurait nulle part où aller, dans l'immédiat, mais j'ai conscience qu'il serait capable de s'en aller quand même, avec Jose, quitte à se retrouver à la rue quelques temps ou au motel. Je le connais, et je sais à quel point il est possessif. Je ne supporterais pas qu'il parte, ou qu'il me fiche dehors.

- J'ai merdé, papa... ce mec il... il a besoin de moi et moi j'ai pas su quoi faire d'autre... mais Diego... je suis rien sans lui. S'il me quitte, je ne suis plus rien.

- Il t'aime, Evan. Et, étant donné les circonstances, je suis sûr qu'il te pardonnera.

- Je ne crois pas, non. Tu ne le connais pas... il est trop jaloux et...

- Il faut prendre en compte tous les paramètres, Evan ; tu l'as attendu, il t'a rejeté... vous avez traversé des épreuves compliquées, et tout le monde fait des erreurs. S'il t'aime, il te pardonnera. Toi, il faut que tu sois honnête avec lui.

- Je sais.

Mon portable vibre une énième fois dans ma poche. Je ferme les yeux à nouveau lorsque papa embrasse mon front. Contre mes cheveux, il murmure :

- Tu aurais dû me dire que tu venais.

- J'en savais rien... je suis parti de l'appartement et j'ai roulé... je savais pas où aller.

C'est la stricte vérité. J'ai pensé à aller chez Jayden, bien sûr, mais je me le suis interdit : je crois que c'était là le seul instant de lucidité de ma soirée. Alors, à la place, j'ai roulé vers le seul endroit où je me sentais le courage d'être, de parler, de me reposer. Je suppose que j'avais besoin de faire le vide.

- Tu seras toujours le bienvenu ici, Evan, tu le sais. C'est chez toi.

- Je t'aime, papa.

À bout de forces, je laisse mon dos retomber sur le matelas. Je croise mes mains sur mon ventre et, les yeux rivés au plafond, j'essaie de faire le vide dans ma tête. C'est quand aucune image ne vient à mon esprit que je réalise que je suis vidé. C'est comme après une grosse cuite, quand notre cerveau ne fonctionne qu'au ralenti et qu'on ne pense plus à rien, que tout tourne autour de nous. C'est la même chose à cet instant précis, et je me retrouve bercé par l'odeur caractéristique de ma chambre, celle de la lessive avec laquelle les draps sont lavés et du bois du mobilier et du parquet. La lumière de ma lampe de chevet est chaleureuse, et ça m'apaise.

- Moi aussi, Evan. Repose-toi, d'accord ? On discutera demain.

- Je dois aller bosser...

J'avais complètement oublié ce détail. J'ai roulé, perturbé, pendant des kilomètres sans penser au fait que je suis censé prendre poste à 07:00 AM, soit dans six heures désormais. J'ai la nausée rien que d'y penser : je n'ai pas la force d'aller bosser. Je commence à regretter de ne pas avoir pris les jours de congés que le chef m'avait proposés, juste après cette histoire avec Manfredi.

- Non. Tu restes au lit, et tu te reposes. Je vais appeler ton chef.

- Papa, j'ai plus seize ans... , dis-je gêné.

- Je m'en fiche. Après ce qui s'est passé, ils n'ont pas intérêt à faire ne serait-ce qu'une remarque. Pas à moi.

Je ne peux m'empêcher de rouler des yeux, tandis qu'un petit sourire étire mes lèvres : mon père, dans toute sa splendeur. Je le regarde, murmurant un petit « merci » à peine audible, bien articulé, afin qu'il puisse le lire sur mes lèvres. Virilement, il tapote ma cuisse avant de se lever de mon lit. Il s'arrête dans l'embrasure de la porte pour me dire :

- Dors bien, mon grand.

Il referme délicatement la porte derrière lui et, aussitôt seul, je me rends compte que j'ai le cafard. J'angoisse à l'idée d'être tout seul ici, dans cette chambre. La présence de papa me rassurait et, désormais, je me sens comme un enfant qui a peur du noir bien que la lumière soit encore allumée.

Je m'efforce de me lever du lit afin de me déshabiller : je retire mon jogging et mon hoodie, avant de me planter devant le miroir de ma penderie. Ma peau est légèrement dorée et mes abdominaux sont finement dessinés. Je remarque les poils sur mes jambes, mes bras et mon bas-ventre. Je repère aussi un suçon, près de mon téton droit, et mon cœur se serre douloureusement : Jayden. J'ai merdé.

Quand je me glisse sous mes draps, propres et doux, je me contente pendant un moment de fixer le plafond. Je ne pense à rien d'autre qu'à moi, à comment je vais faire pour arranger les choses. Je me demande comment je vais bien pouvoir mettre les points sur les i sans blesser Jayden, et comment je vais annoncer ma tromperie à Diego.

Trop de questions se bousculent dans ma tête mais en sont chassées lorsque mon portable vibre bruyamment sur ma table de chevet. Même si je n'en ai pas réellement envie, par manque de courage, je décroche. Ma voix enrouée sonne faux :

- O-oui ?

- Evan ? Bon sang, t'es où ?

Je ferme les yeux : il pleure. J'entends qu'il pleure à sa voix, à la façon dont elle tremble et dont elle est peu assurée. Je le connais par cœur. J'ai mal au ventre.

- Je suis à New-York.

- Quoi ? Evan, attends, je... qu'est-ce que tu fais là-bas ?

- J'avais besoin d'air.

Je ne sais pas quoi dire d'autre. Il est hors de question que je m'attarde plus. Nous ne devons pas avoir cette conversation au téléphone : je sais que je devrai lui dire la vérité en face à face.

- Je... j'ai fait quelque chose de mal ?

Sa voix brisée fait couler mes larmes. Je me déteste. Il croit que c'est lui le problème. Bien qu'il l'ait été pendant plusieurs mois, il ne l'est plus. J'agrippe le drap avec ma main libre et le serre fort, comme pour m'empêcher de hurler.

- Non... c'est pas toi, c'est moi... je suis désolé.

- Qu'est-ce qu'il se passe... ? Parle-moi.

- J'peux pas. Je suis désolé. Je dois raccrocher, Diego.

Je ne dis rien de plus, dans l'attente. J'attends qu'il s'énerve, qu'il m'ordonne de parler ou de lui donner des explications. Sauf qu'à la place, j'ai droit à ça :

- Evan, je t'aime.

Mon cœur se réchauffe instantanément. C'est comme un coup de poing dans le ventre, un coup de foudre sur le coin du visage. C'est électrifiant, si puissant que ça m'en coupe le souffle. Il reprend :

- J'suis désolé de m'être comporté comme un sale con, mais je veux que tu saches que je...

Mon portable bipe et, quelques secondes plus tard, s'éteint car la batterie est à plat. De haine, je ne peux m'empêcher de le jeter par terre.

Il m'aime. Il m'aime et c'est tout ce qui compte.

.   .   . #gbsBigBangFIC

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