CHAPITRE 25
01.06.28,
Quelque part à Cambridge... | CAMBRIDGE – 7:32 PM
La lumière est allumée, douce et tamisée, et la chambre est silencieuse. Dans son dos, je distingue sa table de chevet : elle est recouverte d'alcool séché dont la bouteille y est vide et renversée, ainsi que d'une petite fiole remplie de liquide marron : de l'héroïne. Je ne peux m'empêcher de chercher les seringues des yeux.
- T'es magnifique, Evan.
J'ai la nausée. Pas à cause de lui, pas à cause de ce que je vois, mais à cause de moi. Je me dégoûte, en fait. J'ai honte de moi, de ce que j'ai fait, de ce que nous venons de faire.
En guise de réponse, je tends prudemment mon bras afin de caresser son biceps droit, finement musclé. Le drap qui recouvre nos corps nus sent la cigarette, mais je n'y prête pas attention. Mes yeux, qui deviennent peu à peu larmoyants, détaillent sa peau pâle : je remarque les traces de piqûre, en nombre, causées par ses injections d'héroïne. Je viens poser mes doigts sur son torse, retraçant les courbes du serpent sur ton sternum, et lève les yeux vers lui pour le regarder ensuite. Ses beaux yeux bleus me coupent le souffle. Ses doigts, tremblants et fins, viennent se poser sur ma tempe qu'il caresse légèrement, avec tendresse. Il me regarde admiration et, moi, je me sens comme une merde. Je suis une merde.
- Tu ne dois pas faire ça, Jay'... s'il-te-plaît.
- J'peux pas arrêter comme ça... je ne sais même pas si j'en ai le courage, Evan.
Je n'arrête pas de loucher sur la fiole d'héroïne, posée derrière lui, tandis qu'il baisse les yeux sur mon ventre. Quand je reviens le regarder, inquiet, je vois une larme perler au coin de son œil. Nous sommes allongés face à face, sur le profil. Nos jambes sont emmêlées sous les couvertures mais nos torses ne se touchent pas.
- Je comprends pas pourquoi tu gâches ta vie... pourquoi tu te détruis, comme ça.
- Ma vie est déjà gâchée... c'est tout.
Je fronce les sourcils lorsqu'il marmonne ça, la voix brisée, alors que ses doigts jouent avec les plis que forme le drap. Il se comporte comme un enfant qui cherche à fuir. Malgré la lumière tamisée et les ombres sur son visage, je distingue une larme qui roule sur sa joue, suivie d'une autre. Au moment où je m'apprête à parler, il reprend tout bas :
- J'suis qu'un bon à rien. J'ai plus rien à perdre, Evan.
- Comment ça ? Tu n'es pas qu'un bon à rien, Jayden, c'est faux. Qui t'a mis ça dans la tête, enfin ?
Le voir se rabaisser ainsi me fait mal au cœur : il vaut mieux. Je sais très bien de quoi il est capable, de sa culture et de ses talents artistiques. Je sais qu'il serait capable de grandes choses dans la musique, comme il semble en rêver. Tout bas à nouveau, il ajoute :
- C'est ça, non ? Il ne m'a jamais dit qu'il est fier de moi... jamais. J'ai toujours été le minable, la grosse merde, son sale rejeton.
- De qui tu parles ... ? , dis-je même si j'ai compris.
- Tu sais ce qu'il a dit dans la presse, la semaine dernière ?
Je pense à Gary Shaw, cet homme au visage inquiétant, populaire et engagé. Je revois sa barbe mal rasée, grisonnante comme ses cheveux, et ses petits iris sombres dans ses yeux globuleux. Il n'a pas l'air d'être un homme commode et, même si je pensais qu'il se comportait ainsi afin d'honorer au mieux sa fonction, j'imagine qu'il est aussi froid et directif dans sa vie privée.
- Non ?
- Une journaliste lui a demandé ce que ça lui faisait de voir mes conneries étalées dans la presse... « ce détritus n'est pas mon fils ». Il l'a dit comme ça, devant une cinquantaine de journalistes, en pleine conférence de presse.
- Shht, hé...
Je pose mes doigts sur son menton afin de relever son visage vers moi. Quand mon regard croise le sien, si bleu et si intense, si malheureux, mon cœur loupe un battement : je déteste le voir souffrir ainsi.
- ... arrête, tu te fais du mal.
- Il n'a jamais été fier de moi. Il ne m'a jamais dit qu'il m'aimait. Tout ce que j'ai fait, les efforts à l'école, mes études... c'était pour lui, et ça ne suffisait jamais assez.
Je trouve ça douloureux. J'imagine à quel point ça doit être horrible d'avoir un père aussi exigeant et aussi froid. Pendant un court moment j'essaie de me mettre à sa place : j'imagine papa ne pas me dire qu'il m'aime, me serrer dans ses bras et me montrer son soutien, peu importe mes choix. Je m'imagine livré à moi-même, sans la reconnaissance de l'homme que j'aurais tant admiré car il s'agit de mon père : ça doit être douloureux.
- Et... ta mère ?
- J'ai pas de mère. Elle est morte quand j'étais gosse. J'm'en souviens même pas.
Je lui souris tristement : que pourrais-je faire de plus ? Je n'en ai aucune idée. Je pense à tout un tas de choses, à comment je pourrais l'aider à se sortir de la drogue, mais j'ai conscience que c'est hors de mes compétences. Je ne sais pas comment aider une personne qui, de toute évidence, n'est pas près d'accepter de l'aide.
- Je te l'ai dit, Evan... j'suis juste seul. Il ne sera jamais là pour moi...
À cet instant précis, je comprends : c'est à cause de son père. Tout ça, tout ce qu'il ressent, c'est la faute de son paternel. Il lui voue une admiration sans failles, parce qu'il s'agit de l'homme qui l'a élevé, mais ce dernier ne lui montre rien. Je sais à quel point l'amour du parent peut être important et, lui, il ne l'a pas.
Je me sens minable lorsqu'il vient me serrer dans ses bras. Nos corps nus se rencontrent et, quand mon torse trouve le sien, je me retrouve bercé par la chaleur de son corps.
X X X
Appartement 12, Etage 4 | BOSTON – 8:07 PM.
Je suis trempé jusqu'aux os quand je pousse finalement la porte de l'appartement. Je marche et range mes affaires machinalement, comme un robot, les yeux écarquillés et les muscles engourdis. La chaleur de la pièce à vivre me réchauffe un peu, mais un frisson d'angoisse me remonte l'échine lorsque je vois Diego et Jose, installés au bar, en train de manger des pizzas.
- Tout va bien ?
Diego quitte son tabouret et s'approche de moi, sourcils froncés, certainement alerté par mon teint pâle et mes traits crispés : j'ai pleuré. En réalité, j'ai pleuré dès l'instant où j'ai quitté l'appartement de Jayden : dès l'instant où j'ai réalisé que j'avais fait l'amour avec un autre homme que Diego. Je me dégoûte.
- Oui, ça va.
Ma voix est peu assurée, tremblotante. Les larmes embuent mes yeux dès qu'il pose sa grande main calleuse et chaude sur ma joue : je l'aime. J'aime le regard tendre et gris comme la lune qu'il pose sur moi. J'aime la chaleur de sa peau, et la douceur de ses gestes lorsqu'il pose ses mains sur moi. J'aime cette petite cicatrice au coin de son œil. J'aime sa peau marquée par les années de fatigue à la prison. J'aime ses cheveux qu'il coiffe toujours parfaitement en arrière avec de la cire. J'aime son nez légèrement pointu. J'aime sa voix, son odeur. Je l'aime. Je l'aime, mais je ne le mérite pas. Pas comme ça.
- Je... je vais aller me doucher.
Je m'enfuis, sentant les larmes pousser derrière mes yeux. Je m'enferme à double tours dans la salle d'eau et me plante un moment devant le lavabo. Je regarde mon reflet minable dans le miroir : mes yeux sont rougis, mes pommettes le sont aussi, mes cheveux sont trempés sur ma tête tout comme mes vêtements et ma peau est pâle aussi. J'ai la nausée, extrêmement mal au ventre, et l'envie de pleurer et de hurler me donne mal au crâne.
J'ai attendu. J'ai résisté pendant dix ans à des garçons qui me voulaient, parce qu'il y avait Diego. J'aurais pu refaire ma vie, comme il me l'avait demandé ce jour-là au tribunal, mais c'était inconcevable pour moi. Dix ans à n'embrasser personne, dix ans à ne pas toucher un autre corps que le mien. Dix putains d'années passées dans l'attente de le retrouver, de l'étreindre et de l'aimer, juste lui. Dix années foutues en l'air en l'espace de quelques heures parce que je me suis attaché.
Comme un con, je me suis attaché à Jayden. Je me suis attaché aux attentions qu'il me montrait alors que Diego ne me regardait plus. J'ai craqué, comme une adolescente amoureuse, pour ses jolis yeux et sa détresse. Je n'en suis pas amoureux, et je ne le serai jamais, mais je sais qu'il a une place dans mon cœur. C'est arrivé vite, ça m'est tombé sur le coin du visage au moment où je ne m'y attendais le moins, et je ne peux blâmer que moi pour ça.
Ce n'est pas la faute de Diego, qui m'a trop peu montré d'attentions ces derniers temps, ni même de Jayden qui m'a fait du rentre dedans. C'est de ma faute à moi, d'avoir été trop faible et de ne pas avoir su dire « non ». C'est de ma faute, car je n'ai pas été lucide pour voir que, malgré ses réflexions, ses regards noirs et sa froideur, Diego m'aimait. J'ai été idiot, à penser qu'il restait seulement avec moi pour ne pas être à la rue, alors qu'il est là parce qu'il m'aime, tout simplement. Je m'en veux de m'être raccroché à la seule source de douceur qui entrait dans ma vie à cet instant-là, de par la présence et les compliments de Jayden, aussi superficiels qu'ils pouvaient être au début.
Sauf que ce soir c'est trop tard : j'ai franchi la limite. Je l'avais déjà franchie en l'embrassant ce soir-là derrière la batterie, mais aujourd'hui j'ai fait bien pire : nous avons couché. Il était là, dans mes bras, plus du tout aussi confiant qu'il semblait l'être lorsqu'il me faisait du rentre dedans lourd et vulgaire. J'étais en lui, au plus profond, et le regard qu'il a posé sur moi quand je l'ai pénétré m'a fait trembler.
Quand j'entre dans la douche, que l'eau chaude coule enfin sur mon corps nu, je laisse libre cours à mes larmes. Mon corps est ravagé par les soubresauts de mes sanglots, et j'ai à peine la force de savonner mes cheveux salis par la pluie. Dès l'instant où je ferme les yeux, je vois dans mon esprit des images étranges : les corps de Jayden et de Diego, se mouvant nus contre moi. Les souvenirs de mon adolescence, des moments où je m'abandonnais à Diego me reviennent à la mémoire. Malheureusement, je revois aussi les images de mon craquage de ce soir.
Je ne sais pas comment j'ai pu en arriver là. Je ne sais pas comment j'ai pu être aussi idiot, aussi faible, à ne pas savoir résister. Les mots ne suffisent même pas à exprimer à quel point je m'en veux, à quel point je regrette et à quel point j'ai peur : je ne veux pas le perdre. Je ne veux pas perdre Diego. Je sais que vais devoir le lui dire, parce qu'on s'est toujours tout dit nous deux, et que c'est trop important pour rester caché.
Mes genoux flanchent et je cesse de luter : mon dos glisse contre la porte en plexiglas de la douche à l'italienne, et je m'assoie par terre, sous l'arrivée d'eau. Je ramène mes genoux contre ma poitrine et les enroule de mes bras avant d'y enfouir mon front.
Ainsi, étouffé par la chaleur dégagée par l'eau brûlante, j'attends d'épuiser mes larmes.
X X X
Debout devant le frigo ouvert, je fixe la lumière tout en ayant l'esprit ailleurs : j'ai oublié ce que je venais chercher. Je regarde les bouteilles de bière ensuite, celles d'eau ainsi que les nombreux aliments qui y sont disposés, mais rien ne me fait envie.
- Hey...
Je ferme les yeux et mes muscles se crispent lorsque je sens ses mains, que je sais grandes et tatouées, posées sur mes épaules. Il masse tendrement ces dernières tout en collant son torse contre mon dos. Honteux, je baisse la tête et fixe mes pieds.
-... tout va bien ?
- Non.
- Qu'est-ce qu'il se passe ?
Il dépose un petit baiser dans mes cheveux, à l'arrière de mon crâne, et je me maudis. Comment j'ai pu lui faire ça ? Il est tellement doux, là, à cet instant précis. Comment j'ai pu douter de ses sentiments ? Aussitôt, mon ventre se tord douloureusement et les sanglots obstruent ma gorge. Je ferme les yeux et m'efforce de ravaler mes larmes.
- Je... je suis fatigué, c'est tout.
- Ca s'est mal passé au boulot ... ?
Je sais qu'il pense encore à cette histoire avec Manfredi, même si cela fait plus d'une semaine et que les choses ont bougées depuis. Les flics ont pris ma déposition au sérieux et, d'après le chef de l'hôpital, d'anciens internes – des hommes – aujourd'hui salariés au sein de l'hôpital auraient eux aussi porté plainte contre lui pour harcèlement et attouchement : j'ai la haine.
- J'ai... perdu un jeune patient.
C'est en partie vrai : ce matin, un jeune adolescent en attente d'un cœur, le sien étant malade, s'est éteint. Il a passé ses derniers instants là, dans une chambre d'hôpital blanche et stérile, entouré de ses parents. Je dois avouer que ça m'a affecté, beaucoup, au point de ne pas prendre de pause déjeuner car j'avais l'estomac douloureux et la nausée.
Je ne suis pas prêt à parler. Je ne suis pas prêt à lui dire que je l'ai trahi, aussi tôt après l'avoir fait. Je ne suis pas prêt à voir son regard dégoûté, à l'entendre hurler, alors que Jose est dans sa chambre. Ce n'est pas le moment et, de toutes façons, je n'en ai pas la force.
- Mince. Tu veux en parler ?
- Non.
Je me libère de ses bras, mal à l'aise à l'idée qu'il me touche. Je m'empare d'une part de pizza dans le carton posé sur le bar et croque dedans sans réelle envie : je mange car je dois manger, mais je n'ai en aucun cas faim. Diego s'accoude au comptoir, debout face à moi, et me regarde. Un petit sourire étire le coin de ses lèvres et mon cœur loupe un battement : il est incroyable.
- T'es beau.
- Ah oui ?
Je n'en crois pas un mot : je sais que je sui horrible, ce soir. Je sais que mes yeux sont rougis, car ils me brûlent, que ma peau est pâle car j'ai la nausée à force de trop penser et de ressasser ce que j'ai fait.
- Oui.
Il repousse une mèche de mes cheveux qui tombe devant mes yeux, et ses doigts frôlent ma tempe. Du coin de l'œil, je remarque un éclair qui illumine le ciel tandis que la pluie a cessé. Je déglutis, mal à l'aise, sous son regard intense et brillant.
- Tu me manques, Evan. Tout entier.
Je lâche subitement la croute de ma pizza, la mâchoire serrée et mes yeux ancrés dans les siens. Il me sourit tristement, tout en me dévorant du regard, et je comprends ce qu'il veut me dire : notre tendresse lui manque, tout comme nos étreintes, nos rires et notre complicité. Tout ceci lui manque pour la simple et bonne raison qu'il n'est pas encore capable d'aller de l'avant : je n'imagine pas à quel point ça doit être horrible pour lui, d'avoir envie de ça sans pour autant être capable de faire en sorte de l'obtenir.
Je me recule brusquement, mort de honte, quand il se penche pour m'embrasser. Je détourne les yeux de lui, pour ne pas qu'il voie les larmes dans mes yeux. Je quitte le tabouret afin de m'approcher de la porte d'entrée. Je le vois, du coin de l'œil, tandis qu'il est surpris. J'entends sa voix, inquiète, qui m'interpelle :
- Evan... ?
Je chausse mes baskets rapidement, bien qu'ils soient encore mouillés, et enfile ma veste humide. Je récupère la clé de ma voiture posée sur le meuble dans l'entrée. Diego me rattrape par le bras, un peu trop brusquement, et je me retrouve contre son corps large et musclé. Avant qu'il ne trouve le temps de me dire quoi que ce soit, je lâche :
- Je suis désolé... j'ai besoin de prendre l'air.
Il me lâche sans opposer de résistance. Je me sens vide quand je ferme la porte derrière moi et que je dévale les escaliers : c'est ici que j'appartiens.
Ma place est ici, avec Diego. Mais je ne le mérite plus aujourd'hui.
. . . #gbsBigBangFIC
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